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La Chair est faible/03

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 61p. 15-22).

iii

Edgar et son ami Gustave



Jetons un voile sur l’inconduite du délégué de la République au Congrès des Fabricants de moteurs à soufflets.

Nous le retrouverons plus tard, il est entre bonnes mains et la jolie Ernestine qui le tient, nous laissera, avant de le lâcher, le temps de raconter quel complot avait été ourdi contre le pauvre Anatole Delaperche, lequel était débarqué sans méfiance à Ixy-sur-Loire, deux jours avant l’inauguration du Congrès « pour prendre l’air du pays »…

Nous ayons vu, par ce qui précède, qu’au lieu de l’air du pays, il en avait retrouvé un tout ce qu’il y a de plus parisien.

Les petites causes ont de grands effets, vieil adage qui est toujours vrai…

Anatole Delaperche ne se doutait nullement, lorsqu’il avait été désigné par le ministre pour le remplacer, que cette faveur dont il était fier, allait provoquer dans sa vie, jusque là tranquille le plus profond bouleversement.

Tout d’abord, le jeune attaché au cabinet du ministre, Edgard Lambier, faillit en crever de dépit.

Edgard Lambier, en effet, croyait bien qu’il aurait la préférence sur le chef de bureau. Et il avait une bonne, une excellente raison de vouloir représenter le gouvernement à Ixy-sur-Loire, en effet, cette petite ville était celle où il avait vu le jour. Et rien ne valait mieux — en vue d’une future candidature à la Chambre — que d’y venir pérorer au nom du gouvernement.

Pourquoi le ministre avait-il choisi Anatole Delaperche au lieu d’Edgard Lambier ?… Tout simplement parce qu’Anatole Delaperche était le cousin du chef de cabinet, lequel avait l’esprit de famille très développé, et pensa à son cousin avant de songer à son attaché. C’était, en outre, une façon de mettre en avant le chef de bureau, afin de lui faire obtenir un poste de sous-préfet qu’il ambitionnait.

Edgard Lambier n’entrait pas dans ces considérations. Et il se demandait comment il pourrait se venger de son heureux rival, lorsque soudain une pensée lui vint :

— Il y a Gustave !… Gustave va me rendre ce service-là !…

Gustave était l’ami le plus intime d’Edgard. C’était, en outre, son compatriote. Il était, lui aussi, d’Ixy-sur-Loire. Il ne pouvait manquer de ressentir, par contre-coup, l’injure faite à son concitoyen.

Donc, Edgard Lambier, ruminant tout un plan, se rendit chez Gustave Liraque :

— Tu comprends ! lui dit-il, je ne peux accepter cela !… Comme il m’est impossible de me rendre moi-même à Ixy, je compte sur toi. Tu vas aller là-bas : et tu souleveras l’indignation de la population, tu monteras une cabale contre ce Delaperche, qu’on lui fasse une belle conduite de Grenoble…

Gustave se gratta la tête… Gustave était perplexe…

— Écoute, dit-il… cela m’est aussi impossible qu’à toi. Mais pour une autre raison…

— Laquelle ?…

— Voilà… Justement, j’ai promis à ma petite amie de l’emmener à la mer…

Edgard haussa les épaules :

— Emmène-là à Ixy. Tu lui diras que c’est bien mieux.

— C’est que j’ignore si Gabrielle acceptera… Elle


Elle avait sauté au bas du lit (page 21).

est très gentille ma petite Gaby… mais si capricieuse ?…

— Qu’est-ce que c’est donc que cette Gaby ?… Tu ne m’avais jamais révélé son existence.

— Par discrétion, mon cher. Tu comprends, c’est une femme mariée et son mari est tout ce qu’il y a de plus jaloux.

— Et tu parles de l’emmener à la mer !

— Justement ! Son mari va s’absenter pendant cinq jours…

— Rien ne l’empêche donc qu’elle t’accompagne à Ixy…

Les deux amis en étaient là de leur conversation lorsque trois petits coups furent frappés à la porte.

— C’est elle ! dit Gustave…

— Voilà l’occasion de me présenter.

— Surtout, sois discret ?…

Gustave alla ouvrir et Edgard entendit immédiatement une voix jeune et claire qui s’écriait : « Bonjour, mon chéri ! »…

Puis ce fut un bruit de baisers. L’amie de Gustave avait sauté, sans attendre, au cou de son amant, qui ne put lui dire qu’après ces effusions :

— Prends garde !… Il y a quelqu’un chez moi… un ami…

Puis, il entra suivi d’une espiègle petite femme brune, alerte et vive, qu’il présenta en ces termes :

— Mon amie Gaby !…

Ajoutant aussitôt :

— Mon camarade Edgard Lambier, attaché au cabinet du ministre de l’Enseignement technique.

Gabrielle, qui s’avançait, la main tendue, eut un mouvement de recul… Elle poussa un « oh ! » de surprise, que ne comprirent ni Edgard, ni son ami.

Mais, ayant retrouvé rapidement ses esprits, elle salua le plus gentiment du monde le jeune fonctionnaire.

Celui-ci chercha en vain à se rappeler où il avait pu rencontrer cette jeune personne… mais sa mémoire ne lui répondit pas.

Cependant, il comprenait qu’il gênait les deux amoureux…

Aussi, voulut-il prendre congé.

— Mon cher Gustave, dit-il, je te laisse. Pense au service que je t’ai demandé.

On ne le retint pas… La jeune femme lui tendit de nouveau la main très gentiment, en lui disant : « Au revoir, monsieur », et il sortit…

Seule avec son amant, Gabrielle redevint préoccupée :

— Tu ne m’avais jamais parlé de cet ami ! lui dit-elle.

— Pourquoi voulais-tu que je te le fisse connaître ?…

— Pour rien, mais tu sais bien que je suis obligée de prendre beaucoup de précautions…

— Edgard est la discrétion même. Et tu peux être certaine que si jamais il te rencontrait ailleurs qu’ici, il ne te reconnaîtrait pas.

— Je l’espère bien.

— Ne nous occupons plus de lui… Nous avons mieux à faire pour employer notre temps.

— Ah ! Et qu’avons-nous de mieux à faire ?…

— Tu me le demandes ? Mais nous aimer, ma jolie chérie. Nous ne nous sommes pas vus depuis hier… et je suis très amoureux…

— Bien vrai !…

— Ne le suis-je pas toujours, petite Gaby à moi ?…

Il la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers.

Elle caline, se pelotonnait tant qu’elle le pouvait contre son amant :

— Dis-moi encore que tu m’aimes… que tu n’aimes que moi !…

Et il répétait :

— Oui, je n’aime que toi !…

La robe de Gaby était tombée… Gustave la conduisait vers le lit où ils se retrouvèrent vite enlacés…

Ni l’un ni l’autre ne pensait plus à Edgard…

Gaby, recouvrant l’usage de la parole, dit :

— Tu sais, que mon mari part demain… Et nous ?…

— Nous aussi parbleu !…

— Comme ça va être bon d’être ensemble tout le temps pendant cinq jours… Où m’emmènes-tu, Gustave ?

— Tiens-tu beaucoup à ce que nous allions au bord de la mer ?…

— Mais c’est toi qui me l’as proposé…

— Oui… évidemment… mais depuis, j’ai réfléchi… Je crois que nous serions bien mieux dans un petit coin où nul ne te connaîtrait… Alors j’ai pensé à t’emmener dans mon pays…

— Dans ton pays ?

— Oui. C’est une petite ville très tranquille, où ton mari ne viendra certainement jamais te chercher… Ixy-sur-Loire…

Gabrielle regarda son amant :

— Comment as-tu dit ? demanda-t-elle…

— Ixy-sur-Loire… Tu ne connais certainement pas…

La jeune femme fit une moue, puis elle déclara :

— Non, mais ça ne doit pas être bien amusant…

— Que nous importe ? Puisque nous serons seuls tous les deux… Là ou ailleurs…

— J’aime mieux ailleurs… oh ! mon chéri… si tu veux me faire plaisir, emmène-moi au bord de la mer…

Gustave était bien embarrassé. Il était partagé entre l’intention de rendre service à Edgard, qui était un bon camarade, dont il était lui-même l’obligé, et le désir de ne pas déplaire à sa maîtresse…

Il crut la convaincre, en lui disant :

— C’est que justement je suis forcé d’aller à Ixy.

Si tu ne veux pas m’accompagner, je serai contraint d’y aller tout seul.

— Et tu me plaqueras ?…

— C’est le contraire… puisque c’est toi qui refuses de venir…

Gabrielle réfléchit un instant.

— Et pourquoi, dit-elle, faut-il absolument que tu ailles dans ce pays ?

Gustave ne crut pas devoir mentir et il expliqua à son amie quel service Edgard Lambier attendait de lui…

— Eh bien ! Il a du culot, cet Edgard ! Qu’il y aille donc, lui, faire du chahut pour embêter son type du Ministère… Qu’il y aille !…

— Je ne peux pas lui refuser…

— Tu me refuses, bien, à moi… Tu le préfères à ta maîtresse. Ce n’est pas flatteur… Eh bien ! Vas-y, à Ixy, vas-y !… Tu ne m’aimes pas, voilà tout !…

Gustave voulut protester et, pour prouver à Gaby qu’il l’aimait, il essaya de la prendre dans ses bras.

Mais, plus prompte que lui, elle avait sauté en bas du lit…

Et, rageusement, elle reprenait sa robe…

— Oh ! les hommes ! Ils sont tous les mêmes ! Allez donc vous sacrifier pour eux.

— Mais, ma petite Gaby…

— Laisse-moi tranquille… Va-t’en à Ixy… Mais dépêche-toi donc !… Va prendre le train tout de suite !…

Il n’y avait rien à faire. Gaby était furieuse, et elle partit en claquant la porte, laissant le pauvre Gustave seul et désespéré…

La jeune femme marchait très vite dans la rue, monologuant pour calmer ses nerfs, accusant Edgard de tous les crimes, le maudissant pour être ainsi venu troubler sa vie…

Et puis, elle s’arrêta… Soudain, une pensée lui était venue, une pensée qui la fit tressaillir toute :

— Il n’a rien fait pour me retenir. Il n’a pas couru après moi… Est-ce que par hasard ?…

Question angoissante qui l’assaillait tout d’un coup. Si tout cela n’était qu’une comédie, si Gustave, certain de son refus, ne lui avait proposé de l’emmener que pour ne pas éveiller ses soupçons !…

— Oui… c’est son pays !… Il n’y va pas pour faire ce qu’il dit !… Il doit aller là-bas pour se marier. Et tout le reste est inventé…

Et, se révoltant à cette idée, elle dit encore :

— Ah ! non ! Par exemple ! Non ! Je ne veux pas le perdre, moi… Oh ! je divorcerais plutôt pour qu’il m’épouse !… Mais je veux le garder !…

Elle avait déjà fait quelques pas pour retourner chez son amant. Mais elle se ravisa :

— Non… dit-elle… Il y a une combinaison bien meilleure !