La Chanson de Roland (1911)/Conseil tenu par Charlemagne

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 13-22).

CONSEIL TENU PAR CHARLEMAGNE

VIII

L’Empereur est en joie et en liesse ;
Il a pris Cordoue, et il en a mis les murs en pièces ;
Avec ses machines de guerre, il en a renversé les tours.
Ses chevaliers y ont fait un très grand butin
D’or, d’argent et de riches armures.
Dans la ville, il n’est pas resté un seul païen
Qui ne soit mort ou qui ne soit devenu chrétien.
L’Empereur est dans un grand verger ;
Avec lui sont Roland et Olivier,
Le duc Samson et le fier Anseis,
Geoffroy d’Anjou, gonfanonier du roi ;
Gérin et Gérier s’y trouvent aussi,
Et beaucoup d’autres avec eux,
En tout quinze mille Français de France.
Ces chevaliers sont assis sur des tapis blancs.
Et, pour se divertir, jouent aux tables[1] ;
Les plus sages et les plus vieux jouent aux échecs,
Et les bacheliers légers à l’escrime.
Sous un pin, tout près d’un églantier
Est un fauteuil fait tout entier d’or pur :
Là sied le Roi qui tient la douce France.
Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri,
Son corps est beau, fière sa contenance.
À qui le cherche, il n’est pas besoin de le montrer.
Les messagers de Marsile mettent pied à terre
Et saluent l’Empereur en tout bien, tout amour.


IX

Blancandrin parle le premier,
Et dit au Roi : « Salut au nom de Dieu,
Ce Dieu glorieux que vous devez adorer !
Voici ce que vous fait savoir le vaillant Roi Marsile :
Après s’être bien enquis de votre loi, qui est celle du salut,
Il veut vous faire une grande part de ses trésors :
Ours, lions, et lévriers en laisse.
Sept cents chameaux, mille autours qui aient mué,
Quatre cents mulets chargés d’argent et d’or,
De quoi remplir cinquante chariots.
Vous aurez tant de besants d’or fin
Que vous pourrez payer vos soldats.
Mais vous êtes assez longtemps resté dans ce pays,
Il est temps pour vous de retourner en France, à Aix.
Mon maître prend l’engagement de vous y suivre. »
L’Empereur tend ses mains vers Dieu,
Baisse la tête et commence à réfléchir.


X

L’Empereur garde la tête inclinée,
Car il a l’habitude de parler à son temps.
Et n’a pas coutume de se presser.
Lorsqu’il se redresse enfin, il montre un visage plein de fierté.
Il dit aux messagers : « Vous avez bien parlé.
Mais le Roi Marsile est mon grand ennemi.
Ces paroles que vous venez de prononcer.
En quelle mesure puis-je leur accorder confiance ?
Vous aurez, dit le Sarrasin, de bons otages.
Nous vous en donnerons dix, quinze, ou vingt ;
J’y joindrai un mien fils, dût-il y périr.
Et vous n’en aurez point, je crois, de plus noble.
Quand vous serez dans votre palais seigneurial
À la grande fête de Saint-Michel du Péril,
Mon maître, suivant sa promesse,

Vous rejoindra à ces bains que Dieu fit sourdre exprès pour vous ;
Et là, il consentira à devenir chrétien. »
Charles répond : « Il pourra donc se sauver encore. »


XI

Le jour, qui fut beau, commence à décliner.
Charles fait conduire à l’étable les dix mulets.
Dans le grand verger il fait tendre un pavillon
Où les dix messagers reçoivent l’hospitalité.
Douze serviteurs prennent grand soin d’eux.
Jusqu’au jour clair, ils y passent la nuit.
L’Empereur se lève de grand matin,
Il entend messe et matines.
Puis va s’asseoir sous un pin
Et mande ses barons pour tenir conseil.
Ne voulant rien faire sans ceux de France.


XII

L’Empereur s’en va sous un pin
Et mande ses barons pour tenir conseil :
C’est le duc Ogier et l’archevêque Turpin,
Richard le vieux et son neveu Henri,
C’est le preux comte Ancelin de Gascogne,
Thibaud de Reims et Milon, son cousin ;
Gérier et Gérin y sont aussi.
Et avec eux Roland y vint.
Suivi du noble et vaillant Olivier.
Il y a là plus de mille Français de France,
Et Ganelon, le traître futur, y assista.
Alors commença ce conseil de malheur.


XIII

« Seigneurs barons, dit l’Empereur Charles,
Le Roi Marsile vient de m’envoyer ses ambassadeurs.
Il me veut faire de ses richesses une large part,

Ours, et lions, et leviers en laisse,
Sept cents chameaux, mille autours qui ont mué,
Quatre cents mulets chargés de l’or de l’Arabie
Avec plus de cinquante chars remplis de même.
Mais il demande que je retourne en France,
Il m’y rejoindra dans mon palais d’Aix
Pour y recevoir notre loi, qui est celle du salut.
Devenu chrétien, c’est de moi qu’il tiendra ses Marches,
Mais je ne sais quelle est sa secrète pensée. »
Les Français disent : « Il nous faut prendre garde ! »


XIV

L’Empereur a fini d’exposer l’affaire.
Le comte Roland, qui est d’un avis contraire,
Se dresse sur ses pieds et combat les propositions.
Il dit au Roi : « Ne croyez pas aux promesses de Marsile.
Voilà sept ans que nous sommes venus en Espagne ;
Je vous ai conquis Nobles et Commible,
J’ai pris Valterne et la terre de Piña,
Et Balaguer et Tudèle et Séville.
Le Roi Marsile s’est toujours conduit en traître.
Jadis, il vous envoya quinze de ses païens
Portant chacun un rameau d’olivier
Qui vous tinrent le même langage.
Vous prîtes conseil de vos Français
Qui partagèrent votre avis avec légèreté.
Vous envoyâtes alors au païen deux de vos comtes,
L’un était Basan, et l’autre Basile,
Et Marsile les fit décapiter dans les montagnes au-dessus d’Haltoïe.
Poursuivez la guerre comme vous l’avez entreprise,
Menez votre armée devant Saragosse,
Assiégez-la toute votre vie.
Mais vengez ceux que le félon fit périr. »


XV

L’Empereur reste la tête baissée ;
Il tourmente sa barbe et tord sa moustache,
Sans répondre ni oui, ni non à son neveu.
Tous les Français se taisent, sauf Ganelon
Qui se dresse sur ses pieds, s’avance devant Charles,
Et, fièrement, commence son discours.
Il dit au Roi : « Vous auriez tort d’en croire les fous,
Les autres ou moi ; n’écoutez que votre avantage.
Quand le Roi Marsile vous mande
Qu’il veut devenir à mains jointes votre homme lige,
Tenir toute l’Espagne comme un don de votre main
Et recevoir notre foi.
Celui qui vous conseille de rejeter cet accommodement
Ne se soucie guère de quelle mort nous mourrons ;
C’est là conseil d’orgueil qui ne doit point prévaloir.
Laissons les fous et tenons-nous aux sages. »


XVI

Après lui s’avance Naimes.
Dans toute la cour, il n’est point de meilleur vassal.
Il dit au Roi : « Vous avez bien entendu
La réponse du comte Ganelon.
Sage conseil ! pourvu qu’il soit suivi !
Le Roi Marsile est vaincu dans la guerre ;
Vous lui avez enlevé tous ses châteaux ;
Avec vos machines vous avez brisé ses murailles,
Vous avez brûlé ses cités et défait ses soldats.
Quand il se remet à votre merci
Ce serait péché que d’exiger davantage,
D’autant que, par ses otages, il vous donne toute garantie.
Cette grande guerre ne saurait durer davantage. »
Les Français disent : « Le duc a bien parlé. »


XVII

« Seigneurs barons, qui pourrons-nous envoyer
À Saragosse, vers le Roi Marsile ?
— Avec votre permission, j’irai, répond le duc Naimes.
Donnez-moi sur-le-champ le gant et le bâton.
— Non, répond le Roi, vous êtes un homme sage ;
Par cette barbe et par ces moustaches,
Vous n’irez pas aussi loin de moi cette année.
Allez vous asseoir, car c’est mon ordre. »


XVIII

« Seigneurs barons, qui pourrons-nous envoyer
Au Sarrasin qui détient Saragosse ?
— J’y puis fort bien aller, répond Roland.
— Certes, vous n’en ferez rien, dit le comte Olivier,
Car votre cœur est trop ardent et trop farouche,
Et vous pourriez, j’en ai peur, vous attirer quelque méchante affaire.
Pour moi, j’irai volontiers, si c’est la volonté du Roi.
— Taisez-vous tous les deux, dit Charles,
Vous n’y mettrez les pieds ni l’un ni l’autre.
Par cette barbe dont vous voyez la blancheur,
On ne choisira aucun des douze Pairs. »
Les Français se taisent et se tiennent cois.


XIX

Turpin de Reims se lève de son rang.
« Beau sire Roi, laissez en paix vos Francs ;
Depuis sept ans que vous êtes dans ce pays,
Ils n’y ont eu que peines et douleurs.
Sire, donnez-moi le bâton et le gant :
J’irai trouver le Sarrasin d’Espagne
Et lui dire un peu ma façon de penser. »
L’Empereur, plein de colère, lui répond :

 « Allez vous asseoir sur ce tapis blanc
Et ne parlez plus, que je ne vous l’ordonne. »


XX

« Chevaliers francs, dit l’Empereur Charles,
Choisissez-moi un baron de ma terre
Pour porter mon message au Roi Marsile. »
Alors Roland s’écrie : « Ce sera Ganelon, mon beau-père ;
Si vous le gardez ici, vous n’en enverrez pas de meilleur. »
Les Français disent ; « Il s’en acquitterait fort bien. »


XXI

Et le Roi dit : « Ganelon, venez devant moi
Et recevez le bâton et le gant.
Vous avez entendu, ce sont les Français qui vous désignent.
— Sire, dit Ganelon, c’est Roland qui a fait tout cela.
Plus jamais je ne l’aimerai de ma vie.
Ni lui, ni Olivier, parce qu’il est son compagnon.
Ni les douze Pairs, parce qu’ils ont pour lui tant d’amour,
Et, sous vos yeux. Sire, je leur lance mon défi.
— Vous avez trop de rancune, dit le Roi ;
Vous partirez, puisque c’est mon ordre.
— J’y puis aller, mais je n’aurai pas plus de protection
Que n’en eurent jadis Basile et son frère Basan. »


XXII

« Je vois bien qu’il me faut aller à Saragosse,
Et qui va là-bas n’en saurait revenir.
Surtout, n’oubliez pas que j’ai pour femme votre sœur
Et que j’ai d’elle un fils, le plus beau qu’on puisse voir.
C’est Beaudoin, qui, s’il vit, sera un preux ;
C’est à lui que je lègue mes terres et mes fiefs.
Gardez-le bien, car je ne le verrai plus de mes yeux,
— Vous avez le cœur trop tendre, répond Charles ;
Puisque je vous le commande, il faut y aller. »


XXIII

Le comte Ganelon est dans une profonde angoisse.
Il rejette de son cou ses grandes fourrures de martre
Et reste avec son seul bliaud de soie.
Il a les yeux changeants et le visage hautain.
Son corps est gracieux, ses flancs sont larges.
Il est si beau que les Pairs n’en peuvent détacher leurs regards.
« Fou, dit-il à Roland, d’où te vient cette rage ?
On sait assez que je suis ton beau-père.
Tu m’as proposé pour aller chez Marsile,
Mais si Dieu m’accorde d’en revenir,
J’attirerai sur toi tel deuil et tel malheur
Qui dureront autant que ta vie.
— Orgueil et démence ! répond Roland,
On sait bien que je n’ai cure des menaces.
Mais pour un tel message, il faut un homme sage,
Et, si le Roi le veut, je suis prêt à partir à votre place. »


XXIV

Ganelon répond : « Tu n’iras pas à ma place.
Tu n’es pas mon homme lige et je ne suis pas ton seigneur.
Charles ordonne que je fasse son service.
J’irai donc trouver Marsile à Saragosse,
Mais j’y commettrai quelque folie
Pour satisfaire ma grande colère. »
Quand il entend cela, Roland se met à rire.


XXV

Quand Ganelon voit que Roland se rit de lui,
Il en éprouve une telle douleur que son cœur est près de se rompre de fureur
Et peu s’en faut qu’il ne perde le sens.
Il dit au comte : « Je ne vous aime point :
Vous avez fait tomber sur moi ce choix injuste.
Droit Empereur, vous me voyez devant vous
Prêt à remplir votre commandement. »


XXVI

L’Empereur lui tend le gant de sa main droite.
Mais le comte Ganelon voudrait bien n’être pas là.
Quand il va pour le prendre, le gant tombe à terre.
Les Français s’écrient : « Dieu ! que va-t-il en advenir ?
Grand malheur nous viendra de cette ambassade.
— Vous en aurez des nouvelles, » leur répond Ganelon.


XXVII

« Sire, dit Ganelon, donnez-moi congé.
Puisqu’il faut y aller, je n’ai que faire de tarder. »
Le Roi dit : « Allez pour l’honneur de Jésus et pour le mien. »
De sa main droite il absout Ganelon et fait sur lui le signe de la croix,
Puis lui remet le bâton et la lettre.


XXVIII

Le comte Ganelon s’en va dans sa maison
Et se met à préparer ses armes.
Les meilleures qu’il peut trouver.
Il fixe à ses pieds les éperons d’or.
Il ceint Murgleis, son épée, à son côté,
Et monte sur Tachebrun, son destrier.
Dont l’étrier lui est tenu par son oncle Guinemer.
Là, vous eussiez vu pleurer un grand nombre de chevaliers
Qui tous lui disent : « Quel malheur pour vous, ô baron !
Depuis longtemps vous êtes demeuré à la cour du Roi
Et chacun a coutume de vous y tenir pour un noble vassal.
Celui qui vous a désigné pour partir,
Charlemagne lui-même ne saura le protéger ni le défendre.
Le comte Roland n’aurait pas dû avoir une telle pensée,
Car vous êtes issu d’un si haut parentage ! »
Puis ils ajoutent : « Seigneur, emmenez-nous !
— À Dieu ne plaise ! répond Ganelon ;
Mieux vaut périr seul que causer la mort de tant de bons chevaliers.

Vous, seigneurs, vous en irez en douce France.
Saluez de ma part ma femme
Et Pinabel, mon ami et mon pair.
Et mon fils Beaudoin, que vous connaissez bien.
Portez-lui aide, et conservez-lui son fief. »
Alors Ganelon s’engage dans sa voie et s’achemine vers Saragosse.

  1. Aux dames.