La Chanson de Roland (1911)/La Trahison de Ganelon

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 23-34).

LA TRAHISON DE GANELON

XXIX

Ganelon chevauche sous de hauts oliviers ;
Il rejoint les envoyés sarrasins,
Car Blancandrin, pour l’attendre, a ralenti sa marche.
Avec une grande habileté, ils commencent l’entretien.
Blancandrin dit : « Charles est vraiment un homme merveilleux,
Il a conquis la Pouille et toute la Calabre,
Il a passé la mer salée du côté de l’Angleterre
Pour conquérir à saint Pierre le tribut de cette nation ;
Mais pourquoi vient-il nous poursuivre chez nous ? »
Ganelon répond : « Telle est sa volonté,
Et jamais homme ne tiendra contre lui. »


XXX

Blancandrin dit : « Quels vaillants hommes que les Français !
Mais pourtant, ils font grand tort, ces ducs et ces comtes,
Qui donnent à leur seigneur de tels conseils.
Ils le tourmentent et le perdent, et, avec lui, beaucoup d’autres. »
Ganelon répond : « Je n’en sais pas un qui mérite ce blâme,
Sauf Roland, et il n’en tirera que de la honte.
Hier matin, l’Empereur était assis à l’ombre ;
Son neveu vint à lui, vêtu de sa broigne.
C’était près de Carcassonne où il avait fait un riche butin.
Dans sa main, il tenait une pomme vermeille
« Tenez, beau sire, dit Roland à son oncle,
« Je vous offre les couronnes de tous les rois de la terre. »
Mais son orgueil devrait causer sa perte,

Car chaque jour il s’expose à la mort.
Que quelqu’un vienne à le tuer, nous jouirons d’une paix profonde. »


XXXI

Blancandrin dit : « Roland est bien cruel
De vouloir réduire à merci tous les peuples
Et de réclamer ainsi pour son bien toutes les terres.
Sur quels gens compte-t-il pour mener à bien pareille entreprise ?
— Sur les Français, répond Ganelon.
Ils l’aiment tant qu’ils ne lui feront pas défaut.
Il les comble d’or et d’argent,
De mulets et de destriers, de soie et d’armes.
L’Empereur doit tout à sa valeur.
Il conquerra le monde d’ici jusqu’en Orient. »


XXXII

Roland et Blancandrin ont tant chevauché
Qu’ils se sont mutuellement engagé leur foi
Pour chercher le moyen de faire périr Roland.
Ils ont tant chevauché par voies et par chemins
Qu’arrivés à Saragosse, ils mettent pied à terre sous un if.
À l’ombre d’un pin est un fauteuil
Recouvert de soie d’Alexandrie.
Là est le Roi qui possède l’Espagne tout entière.
Tout autour de lui sont vingt mille chevaliers ;
Mais parmi eux personne ne sonne ni ne tinte mot,
Dans l’attente des nouvelles qu’ils voudraient déjà connaître.
Voici venir Ganelon et Blancandrin.


XXXIII

Blancandrin s’avance devant Marsile,
Tenant par le poing le comte Ganelon.
Il dit au Roi : « Salut au nom de Mahomet
Et d’Apollon dont nous observons la loi.
Nous avons fait votre message à Charles.

Il a levé au ciel ses deux mains,
Louant son Dieu, et sans faire d’autre réponse.
Mais il vous envoie un de ses nobles barons,
Un des hommes les plus puissants de France.
Par lui vous saurez si oui ou non vous aurez la paix. »
Et Marsile dit : « Qu’il parle, nous l’écouterons. »


XXXIV

Le comte Ganelon, après avoir pris tout son temps pour réfléchir,
Commence à parler avec une grande adresse,
En homme parfaitement expérimenté.
Il dit au Roi : « Salut au nom de Dieu,
Du Dieu glorieux que nous devons adorer !
Voici ce que vous mande Charlemagne le baron :
Vous recevrez la sainte loi chrétienne
Et mon seigneur vous laissera en fief la moitié de l’Espagne.
Si vous ne consentez pas à cet accord.
Vous serez pris de force et garrotté ;
Vous serez amené au siège de l’Empire, à Aix ;
Un jugement finira vos jours.
Et vous mourrez dans la honte et dans l’ignominie. »
Le Roi Marsile est saisi d’un frisson.
Il tenait à la main un javelot à pointe d’or ;
Il veut en frapper Ganelon, mais on arrive à l’en détourner.


XXXV

Le Roi Marsile a changé de couleur ;
Il brandit la hampe de son javelot.
À cette vue, Ganelon met la main à l’épée
Et il en tire du fourreau la longueur de deux doigts :
« Épée ! lui dit-il, vous êtes belle et très claire ;
Tant que je vous porterai à la cour de ce roi,
L’Empereur ne dira pas
Que je suis mort seul sur la terre étrangère.
Mais auparavant, les meilleurs vous auront achetée de leur sang. »
Les païens disent : « Empêchons la mêlée. »


XXXVI

Les principaux des Sarrasins ont tant prié Marsile
Qu’il s’est enfin rassis sur son trône.
Le Kalife lui dit : « Vous vous mettiez dans un mauvais cas
En voulant frapper le Français.
Vous auriez dû l’écouter et l’entendre.
— Sire, dit Ganelon, je consens à souffrir cet affront,
Mais je ne voudrais pas, pour tout l’or que Dieu fit,
Ni pour toutes les richesses de ce pays,
Ne pas dire, si l’on m’en laisse le loisir.
Ce que Charlemagne, le Roi tout-puissant,
Mande par ma bouche à son ennemi mortel. »
Ganelon est vêtu d’un manteau de zibeline
Recouvert de soie d’Alexandrie.
Il le jette à terre et Blancandrin le reçoit.
Mais il ne veut pas se dessaisir de son épée,
Il la tient de la main droite, par le pommeau d’or.
Les païens disent ; « Voilà un noble baron ! »


XXXVII

Ganelon s’est approché du Roi
Et lui a dit : « Vous vous courroucez à tort,
Car Charles, le maître de la France, vous mande
De recevoir la foi chrétienne.
Il veut vous donner en fief la moitié de l’Espagne.
L’autre moitié, c’est son neveu Roland qui l’aura,
Et ce sera pour vous un orgueilleux voisin.
Si vous ne voulez consentir à cet accord.
Il viendra vous assiéger dans Saragosse.
Vous serez pris de force et ligoté ;
Vous serez mené à Aix, capitale de l’Empire.
Vous n’aurez ni palefroi, ni destrier.
Ni mule, ni mulet pour pouvoir chevaucher,
Mais on vous jettera sur un méchant cheval de somme
Et vous serez par jugement condamné à perdre la tête.

Voici le bref que vous envoie notre Empereur. »
Il remet la lettre dans la main droite du païen.


XXXVIII

De rage, Marsile perdit la couleur.
Il brise le sceau, en fait tomber la cire,
Regarde la lettre, et voit ce qui y est écrit.
« Charles, qui a la France en son pouvoir, me mande
De me souvenir de la grande douleur
Qu’il ressentit à propos de la mort de Basan et de Basile
Dont j’ai pris les têtes au mont de Haltoïe.
Si je veux racheter ma propre vie.
Il me faut lui envoyer mon oncle : le Kalife.
Autrement, il ne m’aimera plus. »
Après Marsile, son fils prend la parole.
Il dit au Roi : « Ganelon a dit une folie,
Son langage mérite la mort.
Livrez-le-moi, j’en ferai justice. »
Quand Ganelon l’entend, il brandit son épée,
Et va s’adosser au tronc d’un pin.


XXXIX

Le Roi s’en est allé dans un verger.
Il emmène avec lui les meilleurs de ses hommes.
Blancandrin, au poil chenu, y vient
Ainsi que Jurfalen, son fils et son héritier,
Et le Kalife, oncle de Marsile, et son fidèle ami.
Blancandrin dit : « Appelez le Français,
Il m’a engagé sa foi. »
Le Roi dit : « Amenez-le. »
Il prend Ganelon par les doigts de la main droite
Et l’amène au verger jusqu’au Roi.
Alors ils préparent la déloyale trahison.


XL

« Beau sire Ganelon, a dit le Roi Marsile,
Je vous ai traité avec quelque légèreté
Quand, par fureur, je voulus vous frapper.
Je vous en fais réparation avec ces peaux de zibeline.
Elles valent plus de cinq cents livres en or,
Vous les aurez avant demain, c’est une belle compensation. »
Ganelon répond : « Je ne les refuse point :
S’il plaît à Dieu, qu’il vous rende la pareille ! »


XLI

« Ganelon, dit Marsile, tenez pour vrai
Que j’ai le désir de vous aimer très vivement.
Je veux vous ouïr parler de Charlemagne.
Il est bien vieux, il a usé son temps,
Il a plus de cent ans, que je sache.
Il a promené son corps par tant et tant de pays.
Il a reçu tant de coups sur son écu à boucle !
Il a réduit à mendier tant de riches souverains !
Quand donc sera-t-il las de batailler ainsi ? »
Ganelon répond : « Charles n’est pas fait ainsi.
Pas un de ceux qui le voient et qui ont appris à le connaître
Qui ne vous dise que l’Empereur est un vrai baron.
Je ne saurais assez l’estimer ni le priser,
Car nulle part, il n’y a plus d’honneur et de bonté
Qui pourrait dire quel est son vrai courage ?
Dieu l’a entouré d’une si radieuse vertu !
J’aimerais mieux mourir que quitter son baronnage. »


XLII

Le païen dit : « Je suis tout émerveillé
De ce Charlemagne qui est vieux et chenu :
Il a bien, que je sache, deux cents ans et plus.
Il a peiné de son corps par tant de royaumes,

Il a reçu tant de coups de lances et d’épées,
Il a réduit à la mendicité tant de puissants rois.
Quand donc sera-t-il las de batailler ainsi ?
— Cela ne sera pas, dit Ganelon, tant que vivra son neveu :
Sous la cape des cieux, il n’y a pas un chevalier comme lui ;
Son compagnon Olivier est son rival en prouesses.
Les douze Pairs, tant aimés de Charlemagne,
Composent l’avant-garde avec vingt mille chevaliers,
Charles est tranquille, il n’a personne à craindre. »


XLIII

Le païen dit : « C’est grande merveille pour moi
Que ce Charlemagne qui est blanc et chenu.
Il a bien, que je sache, plus de deux cents ans.
Par tant de terres, il a été en conquérant !
Il a reçu tant de coups de bons épieux tranchants !
Il a vaincu en bataille de si riches rois !
Quand donc sera-t-il las de batailler ainsi ?
— Cela ne sera pas, dit Ganelon, tant que vivra Roland.
Il n’y a pas de pareil baron d’ici en Orient.
Son compagnon Olivier est aussi plein de prouesse.
Les douze Pairs, que Charles aime tant,
Composent l’avant-garde avec vingt mille Francs.
Charles est tranquille, il ne craint homme vivant. »


XLIV

« Beau sire Ganelon, dit le Roi Marsile,
Mon peuple est tel que vous n’en verrez pas de plus beau :
Je puis avoir quatre cent mille chevaliers
Pour combattre contre Charles et ses Français. »
Ganelon répond : « Ce n’est pas cette fois que vous les vaincrez.
Vous ferez une grande perte de vos païens.
Abandonnez cette folie, et tenez-vous-en à la sagesse.
Donnez tant d’argent à l’Empereur
Qu’il n’y ait point de Français qui n’en soit émerveillé.
Au prix de vingt otages, que vous lui enverrez,

Le Roi Charles retournera en douce France.
Il laissera derrière lui son arrière-garde :
Son neveu, le comte Roland, s’y trouvera, je crois,
Et avec lui le preux et courtois Olivier.
Si vous avez confiance en moi, les deux comtes sont morts.
Charles verra tomber son grand orgueil,
Et n’aura plus jamais envie de vous faire la guerre. »


XLV

« Beau sire Ganelon, dit le Roi Marsile,
Comment m’y prendre pour tuer Roland ?
Ganelon répond : « Je saurai bien vous l’apprendre.
Le Roi se trouvera aux meilleurs défilés de Sizre,
Il aura placé derrière lui son arrière-garde.
Là sera son neveu, le superbe comte Roland,
Et Olivier, qui a toute sa confiance.
Envoyez-leur cent mille de vos païens ;
Que ce premier corps leur livre bataille,
La gent de France sera blessée et mise à mal.
Je ne dis pas pour cela qu’il n’y ait grand massacre des vôtres.
Livrez-leur de même une autre bataille.
De l’une ni de l’autre Roland ne pourra se tirer.
Vous aurez accompli là un brillant fait d’armes.
Et vous n’aurez plus de guerre de toute votre vie. »


XLVI

« Qui pourrait faire périr Roland là-bas
Ferait perdre à l’Empereur le bras droit de son corps.
Les merveilleuses armées de France y resteraient,
Charles ne rassemblerait plus de telles forces ;
Toute l’Espagne demeurerait en repos. »
Quand Marsile l’entend, il le baise au cou,
Puis il commence à ouvrir ses trésors.


XLVII

Marsile dit : « À quoi bon parler davantage ?
Il n’est sage conseiller dont on n’exige une assurance.
Promettez-moi la mort de Roland, sans tarder ;
Jurez-moi que je le trouverai à l’arrière-garde ;
Moi, je m’engagerai sur ma loi
À l’y combattre, si je l’y trouve. »
Ganelon répond : « Qu’il en soit comme il vous plaira ! »
Sur les reliques de son épée Murgleis
Il jure la trahison, voilà le forfait accompli !


XLVIII

Un fauteuil d’ivoire était là :
Marsile y fait apporter devant lui un livre
Où se trouve écrite la loi de Mahomet et de Tervagan ;
Le Sarrasin d’Espagne y prête son serment :
« S’il trouve Roland à l’arrière-garde,
Il le combattra avec toute son armée,
Et, s’il le peut, il le fera périr. »
Ganelon répond : « Puisse notre accord réussir ! »


XLIX

Voici venir un païen : Valdabrun,
C’est lui qui éleva le Roi Marsile.
Le visage ouvert et riant, il dit à Ganelon :
« Prenez mon épée, nul homme n’en a de meilleure ;
Entre les quillons de la poignée, il y en a pour plus de mille mangons.
C’est par amitié, beau sire, que je vous la donne.
Pour que vous nous aidiez contre Roland le baron
Et que nous puissions le trouver à l’arrière-garde.
— Il en sera ainsi », répond le comte Ganelon.
Après quoi, ils se baisèrent au visage et au menton.


L

Ensuite vient un païen : Climborin.
Le visage ouvert et riant, il dit à Ganelon :
« Prenez mon heaume, jamais je n’en vis de meilleur,
Une escarboucle y est sertie au-dessus du nasal.
En revanche, aidez-nous contre Roland le marquis,
Procurez-nous le moyen de le déshonorer.
— Il en sera ainsi », répond Ganelon.
Après quoi, ils se baisèrent à la bouche et au visage.


LI

Voici venir la reine Bramimonde.
« Je vous aime beaucoup, sire, dit-elle au comte,
Car mon seigneur et ses hommes vous prisent grandement.
J’enverrai deux colliers à votre femme,
Ce ne sont qu’or, améthystes, grenats !
Ils valent mieux que les trésors de Rome.
Votre Empereur n’en vit jamais d’aussi beaux ! »
Il prend les colliers, et les place dans sa botte.


LII

Le Roi appelle Mauduit, son trésorier.
« As-tu préparé les présents pour Charles ? »
Et celui-ci de répondre : « Oui, Sire, ils sont prêts :
Sept cents chameaux chargés d’or et d’argent,
Et vingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. »


LIII

Marsile tient Ganelon par l’épaule
Et lui dit : « Tu es très vaillant et très sage,
Mais, au nom de cette loi que tu tiens pour meilleure que la nôtre.
Garde-toi de changer de dispositions envers nous,
Je te veux donner de mes trésors à foison :

Dix mulets chargés de l’or le plus fin d’Arabie ;
Jamais année ne passera sans que je renouvelle ce présent.
Prends les clefs de cette vaste cité
Et présente tous ces trésors au roi Charles,
Mais fais placer Roland à l’arrière-garde.
Si je le puis trouver aux défilés et aux passages,
Je lui livrerai une bataille à mort. »
Ganelon répond : « M’est avis que je tarde trop ! »
Alors il monte à cheval et se met en route.


LIV

L’Empereur Charles approche de son royaume,
Il arrive à la cité de Valtierra
Prise et démantelée par le comte Roland.
Depuis ce jour, elle fut cent ans déserte.
Le Roi attend des nouvelles de Ganelon
Et le tribut d’Espagne, la grande contrée.
Un matin, à l’aube, à la prime lueur du jour,
Le comte Ganelon arrive au campement.


LV

L’Empereur s’est levé de bon matin.
Il a écouté messe et matines,
Et s’est assis sur l’herbe verte, devant sa tente.
Roland s’y trouve, et, avec lui, Olivier le preux,
Le duc Naimes, et beaucoup d’autres.
Ganelon y arrive, le traître, le parjure.
Il commence à parler avec perfidie,
Et dit au Roi : « Dieu vous sauve !
Je vous apporte les clefs de Saragosse.
Je vous amène de grandes richesses
Et vingt otages, faites-les garder avec soin.
Et le vaillant Roi Marsile vous mande
De ne le point blâmer à propos du Kalife.
Car, de mes yeux, j’ai vu une armée de trois cent mille hommes
Revêtus du haubert et équipés du heaume d’acier,

Avec, au côté, l’épée au pommeau d’or niellé.
Qui se sont embarqués sur la mer avec le Kalife.
Ils quittaient le pays à cause de la foi chrétienne
Qu’ils ne veulent ni recevoir, ni garder.
Mais, avant qu’ils eussent cinglé quatre lieues,
La tempête et le vent les assaillirent.
Tous furent noyés, jamais vous ne les reverrez.
Si le Kalife eût été vivant, je vous l’eusse amené.
Quant au roi païen, Sire, tenez pour certain
Que vous le verrez ce premier mois passé.
Qu’il vous suivra au royaume de France
Et recevra la loi chrétienne.
Mains jointes, il y deviendra votre vassal,
Et tiendra de vous le royaume d’Espagne.
— Grâces en soient rendues à Dieu, dit le Roi,
Vous avez bien agi, et vous en aurez grand profit. »
Parmi l’armée, on fait sonner mille clairons.
Les Francs lèvent le camp, chargent les bêtes de somme,
Et tous s’acheminent vers France la douce.