La Chanson de Roland (1911)/Conseil tenu par le roi Marsile

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Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 9-12).

LA CHANSON DE ROLAND


CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE

I

Charles le Roi, notre grand Empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne.
Jusqu’à la mer, il a conquis la terre haute.
Il n’est point de château qui tienne devant lui.
Ni murs, ni villes ne lui restent à renverser,
Sauf Saragosse, sise sur une montagne.
Le Roi Marsile, qui n’aime pas Dieu, la possède.
C’est Mahomet qu’il sert, et c’est Apollon qu’il invoque :
Il ne peut se garder que le malheur ne l’atteigne.


II

Le Roi Marsile était à Saragosse,
Il est allé dans un verger plein d’ombre,
Sur un perron de marbre bleu se couche.
Autour de lui il a plus de vingt mille hommes.
Il s’adresse à ses ducs, à ses comtes :
« Écoutez, seigneurs, quel mal nous accable !
Charles, l’Empereur de douce France,
Est venu dans ce pays pour nous confondre.
Je n’ai pas d’armée pour lui livrer bataille,
Je n’ai point d’hommes pour disperser les siens.
Conseillez-moi, en gens sages que vous êtes,
Et sauvez-moi de la mort et du déshonneur. »

Pas un païen qui réponde un seul mot,
Hors Blancandrin du château de Val-Fonde.


III

Blancandrin était un des plus sages païens.
C’était un chevalier soumis à son seigneur
Et capable de l’aider par son bon sens.
Il dit au Roi : « Ne vous effrayez pas.
Envoyez un message à Charles, à cet orgueilleux, à ce superbe,
Pour l’assurer de vos fidèles services et de votre très grande amitié.
Vous lui donnerez des ours, des lions et des chiens,
Sept cents chameaux, mille autours qui aient mué,
Quatre cents mulets chargés d’or et d’argent
De quoi remplir cinquante chariots.
Il en pourra payer ses soldats.
Il a assez guerroyé dans notre pays,
Il est temps qu’il s’en retourne en France, à Aix-la-Chapelle.
Vous lui promettrez de l’y rejoindre à la fête de Saint-Michel
Pour y recevoir la loi des chrétiens
Et pour devenir son homme lige en tout bien, tout honneur.
S’il veut des otages, donnez-lui en :
Dix ou vingt pour vous attirer sa confiance.
Envoyons-lui les fils de nos femmes ;
Je lui enverrai le mien, dût-il y périr.
Mieux vaut qu’ils y perdent leurs têtes
Que de perdre nous, notre honneur et nos domaines,
Et d’être réduits à mendier. »


IV

Blancandrin dit encore : « Par ma main droite que voici
Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine,
Vous verrez aussitôt les Français se disperser :
Les Francs s’en iront dans leur pays de France.
Lorsque chacun d’eux sera de retour en son meilleur logis,
Charles, dans sa chapelle d’Aix,

Célébrera une grande fête en l’honneur de saint Michel.
Le jour viendra, le terme passera,
Et il n’entendra de vous paroles ni nouvelles.
L’Empereur est terrible, et son cœur implacable,
Il fera trancher les têtes de nos otages.
Mieux vaut que nos fils perdent la vie
Que de perdre, nous, la belle Espagne ensoleillée
Et que de souffrir tant de maux et de douleurs. »
Les païens disent : « Il en pourrait bien être ainsi. »


V

Le Roi Marsile a levé son conseil :
Il appelle alors Clarin de Balaguer,
Estramarin et Eutropin, son compagnon,
Priamus et Garlan le Barbu,
Machiner et son oncle Maheu,
Joïmer et Maubien d’Outre-Mer,
Et Blancandrin, pour leur exposer son plan.
Ce sont dix des plus félons, qu’il a choisis :
« Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne
Qui assiège en ce moment la ville de Cordoue.
Vous porterez dans vos mains des branches d’olivier
En signe de paix et de soumission.
Si, par votre habileté, vous pouvez nous mettre d’accord,
Je vous donnerai or et argent.
Terres et fiefs à votre bon plaisir. »
Les païens dirent : « Notre seigneur parle bien. »


VI

Le Roi Marsile a levé son conseil.
Il dit à ses gens : « Seigneurs, vous allez partir
En portant dans vos mains des rameaux d’olivier.
Vous direz de ma part au Roi Charlemagne
Qu’au nom de son Dieu il ait merci de moi.
Il ne verra point s’achever ce premier mois
Que je ne le suive avec mille de mes fidèles

Pour recevoir la loi chrétienne
Et pour devenir son homme lige par foi et par amour.
S’il veut des otages, il en aura sûrement. »
Blancandrin dit : « Vous aurez là une bonne assurance. »


VII

Marsile fait amener dix mules blanches
Que lui envoya jadis le Roi de Séville,
Leurs freins sont d’or et leurs selles d’argent.
Les porteurs du message y montent,
Avec des rameaux d’olivier dans leurs mains.
Ils arrivent près du Roi qui tient la France en sa puissance,
Et qui ne pourra éviter d’être trompé par eux.