La Chanson de Roland (1911)/Préface

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Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 5-8).


PRÉFACE


La plus considérable et la plus belle de nos épopées nationales est née d’un événement modeste. À la suite d’une campagne que Charlemagne, le grand empereur, fit en Espagne, une petite partie de son armée commandée par le comte Roland, préfet de la marche de Bretagne, fut écrasée à Roncevaux, au passage des Pyrénées, par une bande de Gascons pillards. Mais l’imagination populaire s’empara de ce fait sans importance, et, comme autour du héros Charlemagne elle ne voulait voir que des héros, elle lui donna un tel retentissement que moins d’un siècle après la mort de l’empereur, sous le règne de Charles le Chauve, un historien, parlant des guerriers qui trouvèrent la mort dans cette échauffourée d’arrière-garde, déclarait qu’il était inutile de citer leurs noms parce qu’ils étaient trop connus : « Quorum quia vulgata sunt nomina, dicere supersedi. » En trois siècles se produit le sourd et merveilleux travail d’où sortit la Chanson de Roland. L’orgueil du sentiment national, l’admiration passionnée pour la gloire de Charles exaltent les esprits. Les faits initiaux sont hardiment modifiés. Aux Gascons, peuplade montagnarde peu digne d’être chantée, on substitue l’ennemi traditionnel : les Sarrasins, et l’expédition revêt tout l’éclat d’une croisade. On imagine que Charles vengea sa défaite, alors qu’en réalité il n’y songea même point, et l’on n’admit pas qu’une déroute française se fût produite sans une trahison. Ainsi, l’on chanta dans toute la France, durant les Xe et XIe siècles, des poèmes qui avaient trait à la bataille de Roncevaux, et, vers le milieu du XIesiècle, un trouvère de génie, dont on ne sait presque rien, rassembla ces fragments en une vaste composition : c’est la Chanson de Roland telle qu’elle nous est parvenue.

Le dialecte dans lequel le poème se trouve écrit et certains autres indices, la dévotion particulière de l’auteur à saint Michel du Péril, par exemple, permettent de conjecturer avec quelque certitude qu’il était Normand. Certains critiques ont même pu croire qu’à la fin du poème, le poète avait dévoilé son identité, dans ce vers :

« Ci fact la geste, que Turoldus declinet. »

Mais leur opinion a rencontré des adversaires, et certains érudits se croient fondés à soutenir qu’il ne s’agit là que de l’un des trouvères qui récitaient les couplets du poème à l’issue des festins seigneuriaux. Quoi qu’il en soit, la Chanson de Roland est doublement intéressante, au point de vue littéraire et au point de vue purement français. Certes, cette épopée n’a pas les mérites d’abondance, de souplesse, de coloris qu’ont les grands poèmes épiques de l’antiquité, de l'Iliade et de l'Énéide, produits d’une civilisation déjà raffinée. On ne peut s’empêcher de trouver la langue de notre trouvère bien rude, et les sentiments de ses héros parfois bien simples. Mais de pareils défauts ne vont pas sans certaines beautés qui ont bien leur prix. Il règne, dans certains passages du poème, une grandeur sauvage, on y respire un étrange parfum de barbarie et de douceur chrétienne mêlées qui retient nos cœurs par un charme difficile à définir. Enfin, nous nous retrouvons nous-mêmes, dans les petits vers durs, rapides et pressés de la chanson. Voici, dans l’âme des vieux héros, tous les défauts, et aussi toutes les merveilleuses qualités de notre race : arrogance, témérité, courage indomptable, générosité sans mesure, fidélité absolue au serment.

Les personnages sont peints d’une manière vive et fruste qui fait songer aux statues des anciennes cathédrales. Charles, l’Empereur à la barbe fleurie, l’oint du Seigneur, le champion de la foi chrétienne contre les infidèles, domine tous les autres. À ses côtés se tiennent Roland et Olivier, les deux amis unis dans la mort, à la fois si semblables et si contraires. Parmi ces rudes guerriers, la belle Aude, la fiancée de Roland, vient montrer un instant ses traits hautains et tendres, vite effacés par la mort. Ganelon lui-même, le traître Ganelon est dessiné d’une main habile. Il n’est pas comme ces traîtres de mélodrame, qui sont odieux par vocation, et dont on n’ose guère penser qu’ils pourraient être des gens comme tout le monde. C’est un honnête chevalier que la crainte et que la jalousie entraînent au crime. On ne peut se défendre envers lui d’une certaine pitié.

Il nous reste maintenant à renseigner le lecteur sur la forme des vers employés dans la Chanson de Roland. Le texte est distribué en « laisses » ou couplets d’une longueur variable. Ces laisses sont composées de vers octosyllabiques et caractérisées par l’assonance, qui est fondée sur la conformité du son des voyelles finales dans les mots qui terminent le vers. Les chansons populaires nous en offrent des exemples fréquents. En un mot, l’assonance, c’est l’enfance de la rime.

Comme les laisses étaient faites pour être récitées ou même psalmodiées à haute voix avec accompagnement musical, les trouvères avaient l’habitude de pousser à la fin de chaque couplet une sorte de cri : AOI, qui leur servait soit à rythmer leur débit, soit à reprendre haleine. Quelques auteurs, traduisant AOI par « Dieu nous aide », ont voulu voir dans cette interjection une sorte de prière. C’est là une des nombreuses difficultés qu’un pareil texte soulève, on le comprendra aisément.