La Chanson de Roland (1911)/L’Écrasement

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 76-82).

L’ÉCRASEMENT

CXLIII

Roland regarde et les monts et les landes,
Il les voit couverts de cadavres français ;
En noble chevalier, il les pleure :
« Seigneurs barons, Dieu Vous ait en pitié !
Qu’il donne le Paradis à vos âmes,
Et les fasse reposer parmi les saintes fleurs.
Je ne vis jamais meilleurs vassaux que vous :
Vous m’avez tous si longtemps servi !
Vous avez conquis pour Charles de si vastes terres !
C’est pour cette dure fin que vous a conservés l’Empereur
Terre de France, vous êtes un bien doux pays,
Mais ce désastre vous rend déserte.
Barons français, c’est à cause de moi que je vous vois mourir ;
Je ne puis ni vous sauver, ni vous défendre.
Que Dieu vous aide, Dieu qui ne trompa jamais !
Olivier, mon frère, je ne vous ferai point défaut,
Et si un autre ne me tue, je mourrai de douleur.
Sire compagnon, allons frapper encore. »


CXLIV

Le comte Roland revient sur le champ de bataille.
Durandal au poing, il frappe en homme de cœur,
Tranche par le milieu Faudron du Puy,
Et vingt-quatre païens des plus estimés.
On ne verra jamais homme plus ardent à la vengeance.
Comme le cerf s’enfuit devant les chiens,

Ainsi les païens fuient devant Roland.
L’archevêque dit : « Voilà qui est bien,
C’est là le courage d’un chevalier
Portant ses armes et monté sur son cheval,
Il doit, dans la bataille, être fort et fier,
Sinon il ne vaut pas quatre deniers.
Et doit se faire moine dans quelque monastère.
Où il priera, sa vie durant, pour nos péchés. »
Roland répond : « Frappez, pas de quartier ! »
À ces mots, les Français reprennent la bataille,
Mais les chrétiens subissent de grandes pertes.


CXLV

L’homme qui sait qu’on ne fera pas de prisonniers
Fait, dans la bataille, une belle défense.
Aussi les Français sont fiers comme des lions.
Voici Marsile, tout ainsi qu’un baron
Sur son cheval qu’il appelle Gaignon ;
Il donne rudement de l’éperon et va frapper Bruvon
(C’est le seigneur de Beaune et de Dijon) ;
Il lui brise l’écu, lui démaille le haubert.
Si bien qu’il l’abat mort, sans plus de façons.
Puis, il a tué Ivoire et Ivon,
Et avec eux Gérard de Roussillon.
Le comte Roland n’est pas très éloigné ;
Il dit au païen : « Que le Seigneur Dieu te maudisse !
C’est bien à tort que tu m’as tué mes compagnons ;
Tu le paieras avant que nous ne nous séparions.
Et tu sauras aujourd’hui le nom de mon épée. »
Il va le frapper, en vrai baron qu’il est.
Et lui coupe le poing droit ;
Puis il tranche la tête de Jurfalen le Blond
Qui était le fils du Roi Marsile.
Les païens s’écrient : « À l’aide, Mahomet !
Ô nos dieux ! vengez-nous de Charles !
Il a peuplé cette terre de tels félons
Qu’ils mourront plutôt que de quitter le champ de bataille. »

Et ils se disent les uns aux autres : « Pour nous, prenons la fuite.
À ce mot, cent mille hommes s’en vont.
On peut bien les rappeler, ils ne retourneront pas.


CXLVI

Mais, à quoi bon ? Si Marsile est en fuite,
Il est resté son oncle le Kalife,
Qui tient Carthage, Alferne, Garmalie
Et l’Éthiopie, une terre maudite.
Il a en vasselage la race noire.
Ils ont le nez grand, les oreilles larges,
Et sont plus de cinquante mille ensemble.
Ils chevauchent fièrement, et avec colère.
Puis ils jettent le cri de guerre païen.
Roland dit : « Nous allons être massacrés,
Et maintenant, nous n’avons plus longtemps à vivre,
Mais félon qui ne vendra pas chèrement sa vie !
Frappez, seigneurs, de vos épées fourbies,
Et défendez et votre mort, et votre vie.
Quand Charles, mon seigneur, viendra sur ce champ de bataille,
Il verra les Sarrasins si bien châtiés
Que pour un des nôtres, il en trouvera quinze de morts.
Alors, il ne laissera pas de nous bénir. »


CXLVII

Quand Roland voit cette race maudite
Qui est plus noire que l’encre,
Et qui n’a rien de blanc que les dents,
Le comte dit : « Je sais clairement,
Et c’est bien mon avis, que nous mourrons aujourd’hui.
Frappez, Français, c’est mon commandement. »
Et Olivier : « Malheur aux retardataires ! »
À ces mots, les Français se ruent en bataille.


CXLVIII

Quand les païens voient qu’il y a si peu de Français,

Ils en conçoivent de l’orgueil et du réconfort.
Ils se disent l’un à l’autre : « Leur Empereur a tort ! »
Le Kalife montait sur un cheval roux ;
Il le pique rudement de ses éperons d’or,
Et frappe Olivier par derrière, au milieu du dos ;
Il lui brise son blanc haubert à même le corps,
Et lui fait passer sa lance de l’autre côté de la poitrine.
Il dit ensuite : « Vous avez reçu un coup mortel ;
C’est pour votre malheur que Charles vous laissa aux défilés.
Il nous a fait du mal, mais il n’aura pas à s’en louer,
Car sur vous seul, j’ai bien vengé les nôtres. »


CXLIX

Olivier sent qu’il est frappé à mort ;
Il tient Hauteclaire, son épée d’acier bruni ;
Il frappe le Kalife sur son heaume aigu, tout couvert d’or ;
Il en fait tomber à terre les fleurs et les gemmes,
Lui fend la tête jusqu’aux dents d’en bas.
Brandit son coup, et l’abat mort.
Il dit ensuite : « Maudit sois-tu, païen !
Sans doute, Charles a perdu à ma mort.
Mais ni à ta femme, ni à aucune autre dame
Tu n’iras te vanter, dans ton royaume.
D’avoir enlevé à Charles un seul denier.
Ni de lui avoir fait dommage, de moi ou d’un autre. »
Puis il crie à Roland de venir à son secours.


CL

Olivier sent qu’il est blessé à mort ;
Jamais il n’aura assez de temps pour se venger.
Il frappe comme un baron dans la mêlée,
Tranche les lances et les écus à boucles.
Pieds, poings, épaules et côtés.
Qui l’aurait vu démembrer les Sarrasins,
Jeter à terre cadavre sur cadavre,
Garderait le souvenir d’un brave guerrier.

Il n’oublie pas le cri de guerre de Charles
Et crie : « Montjoie ! » d’une voix haute et claire,
Puis il appelle Roland, son ami et son pair :
« Sire compagnon, venez vous mettre près de moi ;
À grande douleur, nous allons être aujourd’hui séparés. »


CLI

Roland regarde Olivier au visage :
Il est livide, décoloré et pâle ;
Le sang vermeil lui jaillit du corps,
Et les gouttes en tombent à terre.
« Dieu ! dit le comte, je ne sais que faire en ce moment.
Sire compagnon, votre courage fut malheureux,
Jamais on ne verra d’homme de votre valeur.
Hélas ! Douce France, tu vas donc être privée aujourd’hui
De bons serviteurs ; tu vas être écrasée, confondue.
L’Empereur en aura grand dommage. »
À ces mots, il s’évanouit sur son cheval.


CLII

Voici Roland pâmé sur son cheval
Et voilà Olivier blessé à mort.
Il a tant perdu de sang que ses yeux sont troubles ;
De près ni de loin, il ne voit plus assez clair
Pour reconnaître homme qui vive.
Il va à la rencontre de son compagnon.
Le frappe de haut sur le heaume gemmé d’or,
Et le lui fend en deux jusqu’au nasal,
Mais sans atteindre aucunement la tête.
À ce coup, Roland l’a regardé ;
Il lui demande avec douceur et tendresse :
« Sire compagnon, le faites-vous exprès ?
Je suis Roland, celui qui tant vous aime.
Vous ne m’avez, que je sache, défié en aucune façon. »
Olivier dit : « Je vous entends parler,
Mais sans vous voir ; ami, que Dieu vous voie !

Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi. »
Roland répond : « Je n’en ai point de mal
Et vous le pardonne, ici, et devant Dieu. »
À ce mot, ils s’inclinent l’un vers l’autre
Et, sur cette marque d’amour, les voilà séparés.


CLIII

Olivier sent l’angoisse de la mort,
Ses deux yeux chavirent dans sa tête,
Il perd l’ouïe, et achève de perdre la vue,
Met pied à terre et sur le sol se couche,
À haute voix s’accuse de ses fautes.
Joint ses deux mains qu’il lève vers le ciel,
Implorant Dieu de lui accorder le Paradis
Et de bénir Charles et la douce France,
Et son compagnon Roland par-dessus tous les hommes.
Le cœur lui manque, et sa tête s’incline,
Et tout son corps s’allonge sur la terre.
Le comte est mort, c’en est fait.
Le baron Roland le pleure et se lamente ;
Jamais vous n’entendrez sur terre homme plus triste.


CLIV

Quand Roland voit que son ami est mort,
Que son visage est tourné vers le sol.
Il se met, très doucement, à le regretter :
« Sire compagnon ! quelle funeste vaillance !
Nous avons été unis tous les ans et tous les jours ;
Jamais tu ne me causas de peine et jamais je ne t’en causais
Quand tu es mort, c’est une douleur pour moi que de vivre. »
À ces mots, le marquis s’évanouit
Sur son cheval qu’on nomme Veillantif,
Mais, affermi sur ses étriers d’or fin,
Où qu’il aille, il ne saurait choir.


CLV

À peine Roland a-t-il repris ses sens,
À peine est-il revenu de pâmoison,
Qu’il connaît l’immensité du désastre.
Les Français sont morts ; il les a tous perdus,
Sauf l’archevêque et sauf Gauthier de l’Hum.
Celui-ci est descendu de la montagne
Où il a livré un rude combat aux gens d’Espagne.
Ses hommes ont péri, vaincus par les païens ;
Bon gré, mal gré, il a dû fuir dans la vallée,
Et voilà qu’il supplie Roland de le secourir :
« Noble comte ! seigneur, vaillant homme, où es-tu ?
Auprès de toi, jamais je n’avais peur.
C’est moi, Gauthier, qui conquis Maëlgut,
Moi, le neveu du vieux Drouon le chenu.
Mon courage avait fait de moi ton ami.
Ma lance est brisée et mon écu percé,
Et mon haubert démaillé et rompu ;
Mon corps est criblé de coups de lance ;
Je vais mourir, mais je me suis chèrement vendu ! »
À ces mots, Roland l’entend.
Pique des éperons et galope vers lui.


CLVI

Roland, plein de douleur et de colère.
Dans la grande mêlée recommence à frapper.
Il renverse morts vingt-cinq des gens d’Espagne ;
Gauthier six, et l’archevêque cinq.
Les païens disent : « Quels terribles hommes !
Gardez, seigneurs, qu’ils n’échappent vivants.
Félon, qui n’ira pas les attaquer !
Et maudit soit qui les voudra sauver ! »
Huées et cris recommencent de plus belle.
Et de tous côtés on attaque les Français.