La Chanson de Roland (1911)/L’Appel du Cor

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 70-75).

L’APPEL DU COR

CXXXI

Le comte Roland voit la grande perte des siens ;
Il interpelle son compagnon Olivier :
« Cher compagnon, par Dieu (qu’il vous bénisse)
Vous voyez tant de bons vassaux gisants à terre :
Il y a lieu de plaindre la douce, la belle France
Qui va se trouver privée de tels barons.
Ah ! Roi, notre ami, que n’êtes-vous ici ?
Olivier, mon frère, comment faire
Pour lui mander de nos nouvelles ? »
Olivier dit : « Je ne sais comment l’aller chercher,
Mais mieux vaut la mort que le déshonneur ! »


CXXXII

Roland dit : « Je sonnerai de l’olifant.
Et Charles, qui passe aux défilés, l’entendra.
Je vous assure que les Francs rebrousseront chemin. »
Olivier dit : « Ce serait grande honte,
Et vos parents en auraient le reproche.
Ce déshonneur les suivrait toute leur vie.
Quand je vous donnai ce conseil, vous n’en fîtes rien.
Maintenant, je ne vous donnerai pas mon approbation.
Si vous sonnez du cor, ce ne sera pas d’un brave.
Vos deux bras sont déjà tout sanglants. »
Le comte répond : « J’ai donné de jolis coups ! »


CXXXIII

Roland dit : « Notre bataille est rude ;
Je sonnerai du cor, et Charles l’entendra. »
Olivier dit : « Ce ne serait pas là du courage ;
Quand je vous le conseillai, compagnon, vous refusâtes.
Si l’Empereur était là, nous n’aurions pas subi une telle perte.
Ceux de là-bas n’en doivent pas être blâmés. »
Olivier dit : « Par ma barbe,
Si je puis revoir ma belle sœur Aude,
Vous ne coucherez jamais entre ses bras. »


CXXXIV

Roland dit : « Pourquoi cette colère contre moi ? »
Et Olivier répond : « Compagnon, c’est bien votre faute ;
Courage réfléchi n’a rien à voir avec démence,
Et mesure vaut mieux que folie.
Votre légèreté a perdu les Français.
Jamais plus nous ne pourrons servir Charlemagne.
Si vous m’aviez cru, notre seigneur serait venu,
Et nous aurions remporté cette bataille ;
Le Roi Marsile aurait été pris ou tué.
Votre prouesse aura de mauvaises suites.
Vous ne pourrez plus porter aide à Charlemagne,
L’homme le plus grand qu’on verra d’ici au Jugement dernier.
Quant à vous, vous allez mourir, et la France en sera honnie.
Aujourd’hui va prendre fin notre loyale amitié ;
Avant ce soir, notre séparation sera rude. »


CXXXV

L’archevêque entend leur querelle ;
Il pique son cheval de ses éperons d’or pur.
Vient jusqu’à eux, se met à les gourmander :
« Sire Roland, et vous, sire Olivier,
Je vous conjure, au nom de Dieu, de ne vous pas courroucer.

Le cor ne nous sauverait pas ;
Mais pourtant il est préférable
Que le Roi vienne : il pourra nous venger.
Ces gens d’Espagne ne doivent pas retourner joyeusement.
Les Français de Charles mettront pied à terre,
Ils nous trouveront morts et taillés en pièces,
Ils nous transporteront dans des cercueils, à dos de cheval,
Pleureront sur nous de deuil et de pitié ;
Nous entrerons aux parois des moutiers.
Les loups, les sangliers, ni les chiens ne nous mangeront. »
Roland répond : « Seigneur, vous parlez bien ! »


CXXXVI

Roland a mis l’olifant à sa bouche.
Il l’applique bien et sonne de toute sa force.
Les montagnes sont hautes et le son se prolonge.
On en entendit l’écho à trente grandes lieues.
Charles et tous ses compagnons l’entendent.
Le Roi dit : « Nos gens ont bataille. »
Mais le comte Ganelon lui répondit :
« Si un autre le disait ; cela semblerait un mensonge. »


CXXXVII

Le comte Roland, à grand’peine, à grand effort,
Et avec une grande douleur sonne son olifant.
Le sang clair jaillit de sa bouche.
Près de son front, sa tempe est rompue.
Mais le son de son cor porte si loin !
Charles l’entend, qui passe aux défilés ;
Naimes l’entend, les Français l’écoutent,
Et le Roi dit : « J’entends le cor de Roland ;
Il ne sonnerait pas, s’il n’y avait bataille. »
Ganelon répond : « Il n’y a pas de bataille.
Vous êtes vieux, tout fleuri, et tout blanc ;
En parlant de la sorte, vous avez l’air d’un enfant.
Vous connaissez le grand orgueil de Roland,

C’est merveille que Dieu le souffre si longtemps.
Déjà, il a pris Nobles sans votre commandement,
Les Sarrasins sortirent de la ville
Et livrèrent bataille au bon vassal Roland.
Mais lui fit laver à grande eau le champ ensanglanté,
Afin qu’il ne restât plus une trace.
Pour un lièvre, il va cornant toute la journée ;
Il est en train de plaisanter avec ses pairs.
Personne sous le ciel qui oserait l’attaquer en bataille rangée !
Chevauchez donc. Pourquoi vous arrêter ?
La Grande-Terre est encore loin devant nous. »


CXXXVIII

Le comte Roland a la bouche sanglante ;
Auprès de son front, les tempes sont rompues.
Avec douleur et peine il sonne l’olifant.
Charles et ses Français l’entendent.
Et le Roi dit : « Ce cor a longue haleine ! »
Le duc Naimes répond : « C’est Roland qui est en peine.
Il y a bataille, sur ma conscience.
C’est celui qui veut nous tromper qui l’a trahi.
Armez-vous, jetez votre cri de guerre,
Et secourez votre noble maison :
Vous entendez que Roland se lamente. »


CXXXIX

L’Empereur a fait sonner ses cors.
Les Français mettent pied à terre, et s’arment
De hauberts, de heaumes, d’épées à garde d’or.
Ils ont de beaux écus, de grandes et solides lances,
Des gonfanons blancs, rouges et bleus.
Tous les barons de l’armée montent à cheval.
Piquent de l’éperon en hâte durant la traversée des défilés.
Pas un d’eux qui ne dise à l’autre :
« Si nous pouvions voir Roland avant sa mort.
Nous frapperions avec lui de beaux coups ! »
Mais à quoi bon ? Ils ont trop tardé.


CXL

La nuit blanchit et le jour brille,
Au soleil les armes reluisent,
Hauberts et heaumes jettent de grandes lueurs,
Et avec eux les écus peints à fleurs.
Les lances, les gonfanons dorés.
L’Empereur chevauche avec colère,
Les Français sont tristes et courroucés.
Pas un qui ne pleure amèrement,
Et tous éprouvent pour Roland une grande frayeur.
Le Roi fait arrêter le comte Ganelon,
Et le confie aux cuisiniers de sa maison.
Il appelle le maitre-queux Bégon :
« Garde-moi bien cet homme, comme un traitre
Qui a vendu toute ma maison. »
Bégon s’en saisit, et met après lui cent compagnons
De la cuisine, des meilleurs et des pires
Qui lui arrachent barbe et moustache.
Chacun lui donne quatre coups de poing ;
Ils le frappent de verges et de bâtons ;
Ils lui passent au cou une chaîne
Et l’enchaînent comme un ours ;
Ils le jettent ignominieusement sur un cheval de charge,
Et le gardent jusqu’au moment de le rendre à Charles.


CXLI

Les monts sont hauts, ténébreux, et immenses,
Les vallées profondes, les torrents rapides !
Devant et derrière l’armée, les trompettes sonnent.
Et toutes semblent répondre à l’olifant.
L’Empereur chevauche avec colère,
Et les Français courroucés et tristes avec lui.
Pas un qui ne pleure et ne se lamente,
Pas un qui ne prie Dieu de protéger Roland,
Jusqu’à ce qu’ils arrivent ensemble sur le champ de bataille,

Et qu’ils frappent avec lui, courageusement.
Mais, à quoi bon ? Tout cela est inutile ;
Ils sont trop en retard pour arriver à temps.


CXLII

Charlemagne chevauche avec fureur.
Sur sa broigne tombe sa barbe blanche.
Tous les barons de France donnent en hâte de l’éperon.
Pas un qui ne soit plein de colère
De n’être point avec Roland, le capitaine,
Qui combat avec les Sarrasins d’Espagne.
S’il est blessé, y aura-t-il âme qui en réchappe ?
Dieu ! quels hommes que les soixante qu’il a avec lui !
Ni roi, ni capitaine n’en ont jamais eu de meilleurs.