La Chanson de Roland (1911)/La Bataille engagée

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 53-69).

LA BATAILLE ENGAGÉE

XCV

Le neveu de Marsile, qui a nom Aelroth,
Tout le premier chevauche devant l’ost.
Il tient sur nos Français de mauvais propos :
« Félons français, vous allez aujourd’hui vous battre contre les nôtres.
Qui devait vous défendre vous a trahis.
Fol est le Roi qui vous laissa aux défilés :
France la douce y perdra toute sa gloire
Et Charlemagne le bras droit de son corps. »
Quand Roland l’ouït, Dieu ! quelle peine il en ressent !
Il pique son cheval et le lance bride abattue.
Le comte frappe du plus rude coup qu’il peut frapper.
Il lui fracasse l’écu et lui démaille son haubert,
Lui tranche la poitrine et lui brise les os,
Lui sépare toute l’échine du dos,
Et, avec sa lance, jette l’âme hors du corps.
Il le pousse si rudement qu’il le fait chanceler
Et, qu’à pleine lance, il l’abat mort de son cheval
Après lui avoir brisé le cou en deux morceaux.
Pourtant, il ne s’abstiendra pas de lui parler :
« Va donc, maraud, Charles n’est pas fou,
Et il n’aima jamais la trahison.
Il a agi en preux en nous laissant aux défilés.
Et la France aujourd’hui ne perdra pas sa gloire.
Frappez, Français, le premier coup est nôtre.
Nous avons le bon droit, mais ces gloutons ont tort. »


XCVI

Il y a là un duc qui a nom Fausseron
(C’est le frère du roi Marsile),
Il tient la terre de Dathan et d’Abiron,
Il n’est pas sous le ciel de félon plus endurci.
Entre les yeux il a le front si large
Qu’on y pourrait mesurer un bon demi-pied.
La mort de son neveu lui fait peine ;
Il sort de la foule, il court hors du rang
Et pousse le cri de guerre des païens.
Envers les Français, il se montre injurieux :
« C’est aujourd’hui que douce France perdra son honneur. »
Olivier l’entend, il en conçoit une grande colère,
Il pique son cheval de ses éperons d’or,
Et frappe Fausseron d’un vrai coup de baron.
Il lui brise l’écu, et lui démaille son haubert.
Il lui met dans le corps les pans de son gonfanon,
Et, à pleine lance, l’abat mort des arçons.
Il regarde à terre et voit le misérable étendu ;
Il lui dit ces très fières paroles :
« Je n’ai souci, lâche, de vos menaces.
Frappez, Français, frappez, nous les vaincrons. »
Puis il crie : « Montjoie ! » c’est le cri de l’Empereur.


XCVII

Un roi est là ; il a nom Corsablis,
Il est barbaresque et d’un étrange pays ;
Il interpelle les autres Sarrasins :
« Nous pourrons bien soutenir cette bataille,
Car les Français sont en assez petit nombre.
Ceux qui sont devant nous, nous devons les mépriser,
Le nom de Charles n’en sauvera pas un seul.
Voici le jour qu’il leur faudra mourir. »
L’archevêque Turpin l’entendit.

Pas d’homme sous le ciel qu’il ne haïsse autant que ce païen,
Il pique son cheval de ses éperons d’or fin,
Et, de toute sa force, il est allé le frapper.
Il lui brise l’écu, il lui fracasse le haubert,
Il lui met sa grande lance au milieu du corps.
Il la pousse si rudement qu’il le fait chanceler,
À pleine lance, il l’abat mort sur le chemin.
Il regarde à terre et y voit le glouton gisant.
Il ne laisse pas de lui parler et dit :
« Lâche païen, vous en avez menti.
Mon seigneur Charles est toujours notre appui.
Et nos Français n’ont pas envie de fuir.
Nous arrêterons sur place tous vos compagnons.
Quant à vous, une nouvelle mort vous attend.
Frappez, Français, que nul de vous ne s’oublie !
Ce premier coup est nôtre, Dieu merci ! »
Puis il crie : « Montjoie » pour rester maitre du champ.


XCVIII

Et Gérin frappe Malprime de Brigal,
Son bon écu ne vaut pas un denier ;
Il lui brise la boucle de cristal tout entière,
Une moitié en tombe par terre ;
Il lui rompt son haubert jusqu’à la peau
Et lui enfonce au corps sa bonne lance.
Le païen tombe à terre d’un seul coup.
Satan emporte son âme.


XCIX

Son compagnon Gérier frappe l’émir.
Il lui brise l’écu, lui démaille son haubert.
Lui met son bon épieu dans les entrailles.
Le pousse si rudement qu’il le transperce.
Et qu’il l’abat mort sur le champ à pleine lance.
Olivier dit : « Oh ! la belle bataille ! »

Le duc Samson va frapper l’Aumaçour,
Il lui brise son écu ciselé et peint à fleurs,
Son bon haubert ne lui est pas sérieuse garantie.
Samson lui tranche le cœur, le foie, et le poumon,
Si bien qu’il l’abat mort (qu’on s’en afflige ou non).
« Ce coup est d’un baron ! » dit l’archevêque.


CI

Et Anséis laisse aller son cheval.
Il va frapper Turgis de Turtelose,
Il lui brise l’écu au-dessus de la boucle dorée.
Il lui rompt la doublure de son haubert.
Il lui met au corps le fer de son bon épieu
Et pousse si rudement que le fer passe de l’autre côté.
À pleine lance, il le renverse mort sur la plaine.
« Voilà un coup de brave ! » dit Roland.


CII

Et Engelier, le Gascon de Bordeaux,
Pique son cheval et lui lâche les rênes.
Il va frapper Escremis de Valtierra.
Il lui brise et lui écartèle l’écu qu’il portait au cou.
Il lui rompt la ventaille du haubert.
Le frappe à la poitrine entre les deux épaules.
Et, à pleine lance, l’abat mort de sa selle.
Après il lui dit : « Vous serez tous perdus ! »


CIII

Et Othon frappe un païen, Estorgant,
Sur le cuir de l’écu qui le couvre en avant.
Il en enlève les couleurs blanches et vermeilles.
Il lui a rompu les pans de son haubert,

Lui met au milieu du corps son bon épieu tranchant,
Et l’abat mort de son cheval courant.
Il lui dit ensuite : « Personne ne vous sauvera de la mort. »


CIV

Et Bérenger, lui, frappe Estramarin,
Lui brise l’écu, lui fracasse son haubert.
Lui met au milieu du corps son fort épieu
Et l’abat mort entre mille Sarrasins.
Des douze Pairs païens, en voici dix de tués ;
Il n’en reste pas plus de deux de vivants :
L’un est Chernuble et l’autre Margaris.


CV

Margaris est très vaillant chevalier ;
Il est beau, fort, et rapide, et léger.
Il pique son cheval et va frapper Olivier.
Il lui brise l’écu sous la boucle d’or pur
Et lui dirige son épieu le long des flancs.
Dieu empêche que le corps ne soit touché.
La lance effleure la chair sans en enlever.
Margaris s’en va plus loin sans encombre,
Sonnant du cor pour rallier les siens.


CVI

La bataille est merveilleuse et confuse.
Le comte Roland s’expose sans compter
Et frappe de la lance tant que le bois lui dure.
Mais quinze coups l’ont brisée et perdue.
Il tire Durandal, sa bonne épée nue,
Éperonne son cheval et va frapper Chernuble.
Il lui brise son heaume là où luisent les escarboucles,
Coupe la coiffe et la chevelure.
Lui tranche les yeux et le visage,

Le blanc haubert aux mailles menues,
Et tout le corps jusqu’à l’enfourchure,
Jusqu’à la selle qui est couverte d’or.
L’épée entre dans le cheval,
Lui tranche l’échine sans chercher la jointure,
Et abat mort l’homme et la bête sur l’herbe drue du pré.
Il lui dit ensuite : « Maraud ! tu as eu tort de venir,
Ton Mahomet ne te viendra pas en aide.
Tel glouton ne gagnera pas la bataille. »


CVII

Le comte Roland chevauche parmi le champ de bataille ;
Il tient Durandal, qui bien tranche et bien taille ;
Des Sarrasins il fait un grand carnage.
Ah ! si vous l’aviez vu jeter un mort sur l’autre,
Et le sang clair répandu sur la place.
Le haubert et les bras de Roland sont sanglants,
Le cou et les épaules de son bon cheval sont sanglants.
Olivier, pour frapper, n’est pas en retard.
Les douze Pairs ne méritent aucun blâme,
Et les Français continuent à frapper et à massacrer.
Les païens meurent, et quelques-uns se pâment.
L’archevêque s’écrie : « Elle va bien, notre noblesse ! »
Puis il s’écrie : « Montjoie ! » c’est le cri de guerre de Charles.


CVIII

Olivier aussi chevauche à travers la mêlée ;
Sa lance est rompue, il n’en a plus qu’un tronçon
Et va frapper un païen : Malsaron.
Il lui brise son écu, orné d’or et de fleurons ;
Il lui fait jaillir les deux yeux hors de la tête,
Et la cervelle du païen lui tombe sur les pieds ;
Il l’abat mort avec sept cents des siens.
Puis, il a tué Turgis et Estorgus,
Mais sa lance a volé en éclats jusqu’à son poing.
Roland lui dit : « Compagnon, que faites-vous ?

Ce n’est pas un bâton qu’il faut pour telle bataille,
Mais c’est le fer et l’acier qui doivent y être bons.
Où est votre épée qui a nom Hauteclaire ?
Sa garde est d’or et son pommeau de cristal.
— Je ne la puis tirer, répond Olivier,
Car j’ai trop affaire de frapper. »


CIX

Sire Olivier a tiré la bonne épée
Que lui a tant réclamée son compagnon,
Et, en vrai chevalier, il la lui a montrée.
Il frappe un païen, Justin de Val-Ferrée
Il lui coupe la tête par le milieu,
Il lui tranche le corps et aussi sa broigne brodée,
Et sa bonne selle incrustée d’or.
Il tranche aussi l’échine du destrier.
Il abat morts sur le pré le cheval et le maître.
Roland lui dit : « Je vous regarde comme un frère ;
C’est pour de pareils coups que l’Empereur nous aime.
De toutes parts, on entend crier : « Montjoie ! »


CX

Le comte Gérin sur son cheval Sorel,
Et son compagnon Gérier sur Passe-Cerf
Lâchent les rênes et, piquant de concert,
Ils vont frapper le païen Timozel,
L’un dans l’écu, l’autre sur le haubert ;
Ils lui brisent dans le corps leurs deux épieux,
Et l’abattent mort au milieu d’un guéret.
Je n’ai pas entendu dire, je ne sais pas
Lequel, dans cette circonstance, fut le plus vif.
Esperveris, fils de Borel, était là.
C’est Engelier de Bordeaux qui le tua.
Puis Siglorel meurt de la main de l’archevêque,
Siglorel, cet enchanteur qui avait déjà été en enfer
Où Jupiter l’avait conduit par maléfice.

Turpin dit : « Voilà un grand félon ! »
Roland répond : « Le misérable est vaincu ;
Frère Olivier, de tels coups me semblent beaux ! »


CXI

Cependant, la bataille est devenue très dure,
Français et païens y échangent de beaux coups.
Les uns attaquent, les autres se défendent.
Que de lances rompues et teintes de sang !
Que de gonfanons et d’enseignes en lambeaux !
Que de bons Français y perdent leur jeunesse !
Ils ne reverront plus leurs mères, ni leurs femmes,
Ni ceux de France qui les attendent aux défilés.
Charles le Grand en pleure et se lamente.
Hélas ! qu’importe ! Ils n’auront pas de secours.
Ganelon leur rendit un mauvais service
Quand il alla vendre sa propre lignée à Saragosse.
Depuis lors, il en perdit la vie et les membres
Et, au plaid d’Aix, il fut condamné à être pendu
Et avec lui trente de ses compagnons,
Auxquels on ne fit pas grâce de la mort.


CXII

La bataille est merveilleuse et pesante,
Olivier et Roland s’y comportent très bien.
L’archevêque y rend plus de mille coups,
Les douze Pairs ne sont point en retard.
Les païens meurent par cents et par mille.
Qui ne s’enfuit ne peut échapper à la mort ;
Qu’il le veuille ou non, il y termine sa vie.
Les Français y perdent leurs meilleurs champions,
Ils ne reverront plus leurs frères, ni leurs parents,
Ni Charlemagne qui les attend aux défilés.
En France, il y a une tempête extraordinaire
Un orage de tonnerre et de vent,
De la pluie et du grésil démesurément.

La foudre tombe dru et souvent,
Et même il se produit un réel tremblement de terre
De Saint-Michel du Péril jusqu’à Reims.
De Besançon jusqu’aux ports de Wissant
Il n’y a pas de cité dont les murs ne crèvent ;
En plein midi règnent des ténèbres profondes,
Il n’y a de clarté que si le ciel se fend ;
Personne ne voit ce spectacle sans épouvante.
Plusieurs disent : « C’est la fin du monde,
C’est la fin du siècle qui nous vient à présent. »
Ils ne savent pas ; il n’y a là rien de vrai,
C’est le grand deuil pour la mort de Roland.


CXIII

Les Français frappent avec cœur et vigueur,
Les païens meurent par milliers et par foules,
De cent mille, il n’y en a pas deux qui survivent.
L’archevêque dit : « Nos hommes sont très braves,
Il n’est roi sous le ciel qui en ait de meilleurs ;
Il est écrit dans la geste de France
Que nos empereurs ont de bons vassaux. »
Ils vont par la plaine, et recherchent les leurs.
Ils pleurent de douleur et de tendresse
À cause du grand amour qu’ils ont pour leurs parents.
Marsile surgit avec sa grande armée.


CXIV

Marsile vient le long d’une vallée.
Avec la grande armée qu’il a réunie.
Il l’a répartie en vingt colonnes.
On voit luire l’or et les pierreries des heaumes,
Et les écus et les hauberts brodés.
Sept mille clairons sonnent la charge.
Le bruit est grand par toute la contrée.
Roland dit : « Olivier, mon compagnon, mon frère,
Le traître Ganelon a juré notre mort :

Sa trahison ne peut être cachée,
L’Empereur en tirera une grande vengeance.
Nous aurons une rude et terrible bataille.
Jamais homme n’en vit de pareille.
J’y frapperai de Durandal, mon épée ;
Vous, compagnon, frappez de Hauteclaire.
Nous les avons portées en tant de pays,
Avec elles nous avons parfait tant de batailles !
Aussi n’en doit-on pas chanter de méchantes chansons. »


CXV

Quand les Français voient qu’il y a tant de païens
Et que, de toutes parts, les champs en sont couverts,
Ils réclament souvent Olivier et Roland,
Et les douze Pairs, pour qu’ils soient leur rempart.
Mais l’archevêque leur dit son sentiment :
« Seigneurs barons, point de lâche pensée ;
Au nom de Dieu, je vous prie de ne pas fuir
Pour que nul homme de cœur n’en fasse une mauvaise chanson.
Il vaut bien mieux mourir en combattant ;
Il est certain que nous allons mourir ici.
Et qu’après cette journée nous ne serons plus vivants ;
Mais il est une chose dont je vous suis bien garant.
C’est que le saint Paradis vous sera ouvert
Et que vous y siégerez parmi les saints. »
À ces mots, les Français sont pleins de joie,
Et pas un d’eux qui ne s’écrie : « Montjoie ! »


CXVI

Il y a là un Sarrasin de Saragosse :
Une moitié de cette ville est à lui.
C’est Climorin, qui n’est pas homme de cœur.
C’est lui qui reçut le serment du comte Ganelon,
Et qui, par amitié, l’a baisé sur la bouche ;
Il lui donna même son épée ornée d’une escarboucle.
« Je veux, dit-il, couvrir la France de honte

Et enlever sa couronne à l’Empereur. »
Assis sur son cheval qu’il nomme Barbamouche,
Il est plus vif qu’épervier ou qu’hirondelle.
Il donne rudement de l’éperon ; il rend les rênes,
Et va frapper Engelier de Gascogne.
Son écu ni sa brogne ne le peuvent garantir,
Il lui plonge dans le corps le fer de son épieu.
Et le frappe si fort que la pointe traverse.
À pleine lance il le fait choir mort à terre.
Ensuite, il s’écrie : « Ces gens sont bons à vaincre ;
Frappez, païens, pour briser leurs rangs ! »
Les Français disent : « Dieu ! quel vaillant homme est mort ! »


CXVII

Le comte Roland interpelle Olivier :
« Sire compagnon, voici Engelier mort.
Nous n’avions pas plus vaillant chevalier. »
Le comte répond : « Que Dieu m’accorde de le venger ! »
Il pique son cheval de ses éperons d’or pur,
Tient Hauteclaire, dont l’acier est sanglant.
Et de toute sa force, va frapper le païen.
Il brandit son coup, et le Sarrasin tombe :
Les démons emportent son âme.
Puis, il a tué le duc Alphaïen,
Tranché la tête à Escababi,
Désarçonné sept Arabes
Qui ne seront plus jamais bons pour combattre.
Roland dit : « Mon camarade est en colère,
Il se fait estimer autant que moi.
C’est pour de tels coups que Charles nous aime plus encore ! »
Puis il crie à haute voix : « Frappez, chevaliers ! »


CXVIII

D’autre part est un païen : Valdabrun,
Qui, pour la chevalerie, fut parrain du roi Marsile.
Il est maitre, sur mer, de quatre cents dromons.

Pas un marin qui ne se recommande de lui.
Il prit Jérusalem par trahison,
Viola le temple de Salomon,
Et tua le Patriarche devant les fonts.
C’est lui qui reçut le serment du comte Ganelon :
Il lui donna son épée et mille mangons.
Assis sur un cheval qu’il nomme Gramimond,
Il est plus vif que ne l’est un faucon.
Il le pique rudement de ses éperons aigus
Et va frapper le riche duc Samson ;
Il lui brise son écu et lui rompt son haubert,
Lui plonge au corps les pans du gonfanon,
À pleine lance l’abat mort des arçons.
« Frappez, païens, nous les vaincrons aisément ! »
Les Français disent : « Quel deuil ! un tel baron ! »


CXIX

Quand le comte Roland vit Samson mort,
Vous pouvez penser qu’il en eut grande douleur.
Il pique son cheval, se lance de toute sa force,
En tenant Durandal qui vaut plus qu’or fin.
Il va frapper le païen, tant qu’il peut,
Sur son heaume couvert de gemmes et d’or.
Il lui tranche la tête, le haubert et le corps,
La bonne selle, couverte de gemmes et d’or.
Et, profondément, le dos du cheval.
Tous deux, il les tua, qu’on le blâme ou qu’on le loue.
Les païens disent : « Ce coup nous atteint cruellement. »
Roland répond : « Je ne puis aimer les vôtres.
De votre côté est le tort et l’orgueil. »


CXX

Il y a là un Africain venu d’Afrique :
C’est Malquidant, le fils du roi Malcud.
Son armement est tout en or battu
Et sous le ciel luit plus que tous les autres.

Il monte un cheval qu’il appelle Saut-Perdu :
Pas de bête qui puisse le distancer à la course.
Il va frapper Anseis au milieu de l’écu,
Dont il lui coupe le vermeil et l’azur ;
Il lui rompt les pans de son haubert,
Et lui plonge au corps le fer et le bois de sa lance.
Le comte est mort, il a fini son temps.
Les Français disent : « Baron, quel malheur ! »


CXXI

Mais par le champ va Turpin l’archevêque ;
Jamais tel tonsuré ne chanta messe
Qui de son corps sut faire telles prouesses.
Il dit au païen : « Que Dieu te mette à mal !
Tu as tué celui que regrette mon cœur. »
Il fait prendre de l’élan à son bon cheval,
Et frappe Malquidant sur son écu de Tolède,
Si bien qu’il l’abat mort sur l’herbe verte.


CXXII

D’autre part est un païen : Grandoigne,
Fils de Capuel, le roi de Cappadoce.
Assis sur son cheval qu’il appelle Marmore,
Il est plus vif que n’est oiseau qui vole.
Il lâche la rêne, pique des éperons
Et va frapper Gérin, de toute sa force.
Il lui brise son écu, lui assène un terrible coup ;
Il lui a ouvert ensuite son haubert.
Il lui plonge au corps son enseigne bleue toute entière,
Si bien qu’il l’abat mort près d’une haute roche.
Il tue encore Gérier, compagnon de Gérin,
Et Bérengier, et Guyon, et Antoine,
Puis va frapper un riche duc : Austère,
Qui possède le fief de Valence, sur le Rhône.
Il l’abat mort ; les païens en ont grande joie.
Les Français disent : « Comme les nôtres tombent ! »


CXXIII

Le comte Roland tient son épée sanglante ;
Il a bien entendu que les Français se lamentent,
Il a si grand deuil que son cœur pense se fendre.
Il dit au païen : « Que Dieu t’accable de maux !
Celui que tu as occis, tu le paieras chèrement. »
Il pique son cheval, qui se met à galoper.
Qui des deux paiera ? Les voici en présence.


CXXIV

Grandoigne fut homme de cœur, et brave,
Courageux, et sans crainte dans le combat.
Sur son chemin il a rencontré Roland.
Sans l’avoir jamais vu, il le reconnut sûrement
À son fier visage et à la beauté de son corps,
À son regard et à son maintien.
Il ne peut faire autrement qu’avoir peur ;
Il veut s’enfuir, mais inutilement.
Le comte le frappe avec tant de vigueur
Qu’il lui fend tout son heaume jusqu’au nasal,
Lui tranche le nez, et la bouche, et les dents,
Tout le corps, et le haubert à mailles,
Les deux auves d’argent de la selle,
Et, profondément, le dos du cheval.
Tous deux, il les tue sans remède.
Ceux d’Espagne poussent des cris de douleur.
Les Français disent : « Notre champion frappe bien. »


CXXV

La bataille est merveilleuse et hâtive ;
Les Français y frappent par vigueur et par colère,
Tranchent les poings, les côtes, les échines.
Et les vêtements jusqu’aux chairs vives.
Un sang clair ruisselle sur l’herbe verte.
Les païens disent : « Nous ne le souffrirons pas.

Ô Grande Terre, puisse Mahomet te maudire !
Par-dessus toute nation, la tienne est hardie. »
Pas un des Sarrasins qui ne crie : « Marsile,
Chevauche, ô Roi, nous avons besoin d’aide. »


CXXVI

La bataille est merveilleuse et étendue ;
Les Français y frappent de leurs lances au fer bruni ;
Vous pourriez y voir beaucoup d’hommes souffrir,
Beaucoup de morts, de blessés tout sanglants :
L’un gît sur l’autre : l’un sur le dos, l’autre face à terre.
Les Sarrasins ne peuvent tenir plus longtemps ;
Bon gré, mal gré, ils abandonnent le terrain.
Les Français les poursuivent avec ardeur.


CXXVII

Marsile voit le massacre de son peuple
Il fait sonner ses cors et ses buccins.
Puis il chevauche avec sa grande armée.
Devant s’avance un Sarrasin : Abîme ;
Il n’en est pas, dans tout son entourage, de plus félon,
Il est souillé de crimes et de grandes félonies.
Il ne croit pas en Dieu, fils de sainte Marie.
Il est noir comme de la poix fondue.
Il préfère la trahison et la tromperie
À tout l’or de la Galice.
Jamais aucun homme ne l’a vu jouer ou rire.
Mais il est d’une bravoure qui frise la folie.
C’est pourquoi il est cher au traître Roi Marsile.
Il porte un dragon, comme signe de ralliement.
Mais l’archevêque ne saurait l’aimer.
Dès qu’il l’aperçoit, il brûle de le frapper
Et, tranquillement, se dit en lui-même :
« Ce Sarrasin me semble bien hérétique.
Jamais je n’aimai ni couards, ni couardise.
Mieux vaudrait mourir que de ne pas l’aller tuer, »


CXXVIII

Et l’archevêque commence la bataille.
Il monte un cheval qu’il enleva à Grossaille
(C’est un roi qu’il tua en Danemark).
Le destrier est agile et rapide.
Il a les pieds déliés, les jambes plates,
La cuisse courte, et la croupe large,
Les flancs longs, et l’échine haute,
La queue blanche, et la crinière jaune,
L’oreille petite et toute la tête fauve.
Pas de bête qui puisse lui être comparée !
L’archevêque lui donne courageusement de l’éperon,
Il ne manquera pas d’assaillir Abîme.
Il va le frapper sur son admirable écu
Incrusté de pierres, d’améthystes, de topazes.
De cristaux et d’escarboucles qui flamboient.
C’est un présent de l’émir Galafre
Auquel un diable le donna, au Val-Métas.
Turpin le frappe, sans l’épargner.
Après ce coup, l’écu ne vaut pas un denier.
Il tranche le corps d’Abîme de part en part,
Et l’abat mort sur une large place.
Les Français disent : « Voilà un grand courage,
La crosse de l’archevêque est en sûreté dans ses mains ! »


CXXIX

Le comte Roland interpelle Olivier :
« Sire compagnon, vous êtes bien de mon avis.
L’archevêque est un très bon chevalier,
Il n’en est pas de meilleur sous le ciel,
Il sait bien frapper de la lance et de l’épieu, »
Le Comte répond : « Allons donc lui aider ! »
À ce mot, les Français recommencent.
Les coups sont durs, et rude est la mêlée.
Les chrétiens y subissent une grande douleur.


CXXX

Quel beau spectacle de voir Roland et Olivier
Frapper et tailler de leurs épées !
L’archevêque travaille de la lance.
Ceux qui sont morts, on peut en estimer le nombre,
Il est écrit dans les chartes et dans les brefs :
Plus de quatre milliers, à ce que dit la Geste.
Aux quatre premiers chocs, tout alla bien,
Mais le cinquième leur fut terrible et funeste.
Tous les chevaliers français sont tués.
Dieu n’en a pas épargné plus de soixante ;
Mais ceux-là, avant de mourir, vendront cher leur vie.