La Chanson de Roland (1911)/Orgueil de Roland

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 48-52).

ORGUEIL DE ROLAND

LXXXV

Olivier dit : « Ces païens sont bien forts,
Et nos Français sont bien peu, ce me semble.
Ami Roland, sonnez de votre cor ;
Charles, en l’entendant, fera revenir son armée. »
Roland répond : « J’agirais comme un fou
Et je perdrais ma gloire en douce France.
Je vais frapper de grands coups de Durandal,
Le fer en sera sanglant jusqu’à l’or de la garde.
Félons païens sont malvenus dans ces défilés,
Je vous assure qu’ils sont tous condamnés à mort. »


LXXXVI

« Ami Roland, sonnez votre olifant ;
Charles, en l’entendant, fera revenir son armée ;
Le Roi, avec ses barons, viendra nous secourir. »
Roland répond : « À Dieu ne plaise
Que mes parents soient blâmés à cause de moi
Ni que France la douce soit déshonorée !
Non ! mais je frapperai à grands coups de Durandal,
Ma bonne épée, que j’ai ceinte au côté.
Vous en verrez tout le fer ensanglanté.
Pour leur malheur les païens se sont rassemblés.
Je vous assure qu’ils sont tous condamnés à mort. »


LXXXVII

« Ami Roland, sonnez votre olifant ;
Charles, en train de franchir les défilés, l’entendra.
Je vous assure que les Francs retourneront,
— À Dieu ne plaise, lui répond Roland,
Que jamais homme vivant puisse dire
Que j’ai sonné du cor pour des païens !
Mes parents n’en auront pas de reproche.
Quand je serai dans la grande bataille
Je frapperai mille et sept cents coups,
Vous verrez de Durandal l’acier sanglant,
Les Français sont bons et frappent en braves ;
Ceux d’Espagne ne sauraient échapper à la mort »


LXXXVIII

Olivier dit : « Je ne vois guère où serait le blâme.
Pour moi, j’ai vu les Sarrasins d’Espagne,
Couverts en sont les vaux et les montagnes
Et les landes, et toutes les plaines.
Grande est l’armée de cette gent étrange.
Et que petite est notre compagnie ! »
Roland répond : « Mon ardeur s’en augmente.
Ne plaise à Dieu ni à ses très saints anges
Qu’à cause de moi France perde sa valeur.
Mieux vaut mourir que supporter la honte.
C’est pour nos rudes coups que l’Empereur nous aime ! »


LXXXIX

Roland est preux, et Olivier est sage,
Ils ont tous deux un merveilleux courage,
Et, puisqu’ils sont à cheval, et en armes,
Ils aimeraient mieux mourir qu’esquiver la bataille.
Les comtes sont braves et leurs paroles fières.
Les païens félons chevauchent avec une grande rage.

Olivier dit : « Roland, voyez un peu :
Ils sont trop près, et Charles est loin de nous
Vous ne daignâtes point sonner de votre olifant ;
Si le Roi était là, nous n’aurions point de dommage.
Jetez les yeux là-haut, vers les défilés d’Aspre,
Vous pouvez voir dolente arrière-garde :
Qui en fait partie ne fera plus partie d’aucune autre. »
Roland répond : « Ne nous insultez pas ainsi !
Maudit celui qui porte un lâche cœur !
Nous resterons de pied ferme en la place.
De nous viendront les coups et la bataille ! »


XC

Quand Roland voit qu’il y aura bataille,
Il devient plus fier que lion et que léopard.
Il apostrophe les Français, interpelle Olivier ;
« Cher compagnon, ne dites plus cela ;
L’Empereur, qui nous a confié ses Français,
A mis à part les vingt mille que voici.
Et il sait bien qu’il n’y a pas un couard parmi nous.
Pour son seigneur, on doit souffrir grands maux,
Endurer froids rigoureux et dures chaleurs,
On doit savoir perdre son sang et sa chair.
Frappe de ta lance, et moi, de Durandal,
La bonne épée que le Roi me donna.
Et si je meurs, peut dire qui l’aura :
C’était l’épée d’un très noble vassal. »


XCI

D’autre part est l’archevêque Turpin,
Il pique son cheval et monte sur un endroit découvert.
Puis s’adresse aux Français et leur fait ce sermon :
« Seigneurs barons, Charles nous laissa ici,
Pour notre Roi nous devons bien mourir ;
Veuillez aider à soutenir la chrétienté.
Vous êtes sûrs d’avoir une bataille,

Car, sous vos yeux, vous voyez les Sarrasins.
Battez votre coulpe et demandez à Dieu merci,
Je vous absoudrai pour guérir vos âmes ;
Si vous mourez, vous serez de saints martyrs.
Sièges aurez dans le grand Paradis. »
Les Français descendent et se mettent à terre ;
L’archevêque les bénit au nom de Dieu,
Et, pour pénitence, il leur ordonne de bien frapper.


XCII

Les Français se redressent et se mettent debout.
Ils sont dûment absous et quittes de leurs péchés ;
Au nom de Dieu, Turpin fait sur eux le signe de la croix.
Puis, ils sont montés sur leurs destriers rapides,
Ils sont armés comme des chevaliers
Et tout appareillés pour la bataille.
Le comte Roland interpelle Olivier :
« Sire compagnon, vous savez très bien
Que c’est Ganelon qui nous a tous trahis.
Il en reçut or, avoir, et deniers :
Notre Empereur devrait bien nous venger.
Le Roi Marsile a fait marché de nous.
Mais c’est avec nos épées que nous réglerons le compte ! »


XCIII

Aux défilés d’Espagne passe Roland
Sur Veillantif, son bon cheval courant.
Il porte ses armes d’un air avenant
Et s’en va, le preux, en brandissant son épieu
Dont il tourne la pointe vers le ciel,
Et au bout duquel est un gonfanon tout blanc.
Les franges d’or lui tombent jusqu’aux mains.
Il a le corps bien fait, le visage clair et riant.
Son compagnon vient après, le suivant.
Et ceux de France le nomment leur garant.
Vers les Sarrasins, il regarde fièrement,

Et vers les Français humblement, doucement,
Il leur a dit ces mots, courtoisement :
« Seigneurs barons, marchez au petit pas ;
Ces païens vont chercher un grand martyre,
Nous aurons aujourd’hui un riche butin.
Nul roi de France n’en fit jamais de pareil. »
À ces mots, les deux armées s’abordent.


XCIV

Olivier dit : « Ce n’est plus l’heure de parler.
Vous ne daignâtes point sonner votre olifant.
Vous n’aurez aucune aide de Charlemagne ;
Ce n’est pas sa faute, car il n’en sait mot, le preux,
Et ceux qui sont avec lui ne sont pas à blâmer.
Chevauchez donc du mieux que vous pourrez,
Seigneurs barons, et ne cédez point de terrain.
Au nom de Dieu, mettez-vous bien dans la pensée
De recevoir et de frapper de bons coups.
Et n’oublions pas le cri de guerre de Charles. »
À ces mots, les Français ont crié :
« Montjoie ! » et qui les eût ouï crier
Eût pu se faire une idée de leur courage.
Puis ils chevauchent. Dieu ! avec quelle fierté !
Piquent des deux, voulant aller plus vite,
Et vont frapper, — que feraient-ils de mieux ? —
Mais les Sarrasins n’en sont pas épouvantés,
Voilà Français et Sarrasins aux prises.