La Chanson de Roland (1911)/Roland est mis a la tête de l’arrière-garde

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Anonyme
Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 35-45).

ROLAND EST MIS À LA TÊTE DE
L’ARRIÈRE-GARDE

LVI

Charles le Grand a ravagé l’Espagne,
Abattu les châteaux, pris les cités.
Le Roi déclare que sa guerre est finie,
L’Empereur chevauche vers douce France.
Le comte Roland a planté son enseigne
Au haut d’un tertre, droit contre le ciel.
Les Francs campent par toute la contrée ;
Les païens chevauchent par les profondes vallées,
Vêtus de hauberts et de doubles broignes.
Le heaume en tête, l’épée à la ceinture,
Écus au cou, et lances toutes prêtes.
Au haut des montagnes, ils s’arrêtent en un bois.
Quatre cent mille hommes attendent là le lever du jour.
Dieu ! quel malheur que les Français ne le sachent !


LVII

Le jour s’en va, la nuit est avancée,
Charles, le puissant Empereur, s’endort.
Il rêve qu’il se trouve aux grands défilés de Sizre
Et qu’il tient dans ses mains sa lance de frêne.
Le comte Ganelon la lui saisit soudain.
Il la secoue et la brandit avec une telle fureur
Que les éclats en volent jusqu’au ciel.
Charles dort si bien qu’il ne s’éveille pas.


LVIII

Après celle-là, voici venir une autre vision,
Il est en France, dans sa chapelle, à Aix.
Un ours le mord si cruellement au bras droit
Qu’il lui coupe la chair jusqu’à l’os.
Du côté de l’Ardenne, il voit arriver un léopard
Qui l’attaque très férocement.
De la salle surgit un lévrier
Qui accourt à Charles au galop et par bonds.
Il tranche l’oreille droite de l’ours
Et combat furieusement le léopard.
Les Français disent : « Quelle grande bataille ! »
Mais ils ne savent quel sera le vainqueur.
Charles dort si bien qu’il ne s’éveille pas.


LIX

La nuit passe, et la claire aube apparaît.
L’Empereur chevauche très fièrement,
Et mille clairons retentissent dans l’armée.
« Seigneurs barons, dit l’Empereur Charles,
Vous voyez ces passages et ces étroits défilés.
À qui me conseillez-vous de confier l’arrière-garde ? »
Ganelon répond : « À Roland, mon brave fils ;
Vous n’avez pas de baron si courageux. »
À ces mots, Charles le regarde durement
Et lui dit : « Vous êtes un vrai diable,
Une mortelle rage vous est entrée au corps.
Et qui sera devant moi, à l’avant-garde ?
— Ce sera, répond Ganelon, Ogier de Danemark.
Vous n’avez point de baron qui s’en acquitte mieux. »


LX

Le comte Roland, quand il s’entend désigner.
Parle comme un vrai chevalier :

 « Sire beau-père ; vous devez m’être bien cher
Pour m’avoir fait confier l’arrière-garde.
Charles, le Roi qui tient la France, n’y perdra
Que je sache, ni destrier, ni palefroi,
Ni mule, ni mulet qu’on puisse chevaucher.
Il n’y perdra ni roussin, ni cheval de somme
Qu’on n’ait auparavant acheté à coups d’épée. »
Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. »


LXI

Quand Roland apprend qu’il sera à l’arrière-garde,
Plein de colère, il s’adresse à son beau-père :
« Ah ! manant ! homme de méchante race !
Tu croyais que je laisserais tomber le gant
Comme tu as laissé tomber le bâton devant Charles. »


LXII

Le comte Roland interpelle Charlemagne :
« Donnez-moi l’arc que vous tenez au poing.
Je suis bien sûr qu’on ne me reprochera pas
De le laisser tomber, comme fit Ganelon
Pour votre gant droit quand il reçut le bâton. »
L’Empereur reste là, tête baissée.
Il tourmente sa barbe et tord sa moustache,
Et ne peut s’empêcher de pleurer.


LXIII

Après lui, arrive le duc Naimes.
Il n’y a pas à la cour de meilleur vassal ;
Il dit au Roi : « Vous l’avez bien entendu.
Le comte Roland est en grande fureur,
On lui a attribué l’arrière-garde
Et vous n’avez pas de baron qui la prenne à sa place.
Donnez-lui l’arc que vous lui avez présenté

Et trouvez-lui des gens qui le secondent bien. »
Le Roi donna l’arc et Roland le reçut.


LXIV

L’Empereur a interpellé son neveu ;
« Beau sire neveu, sachez clairement
Que je vous laisserai la moitié de mon armée.
Gardez-la avec vous, c’est votre sauvegarde.
— Je n’en ferai rien, dit le comte ;
Dieu me confonde si je démens ma race
Je garderai vingt mille vaillants Français.
Passez les défilés en toute assurance,
Vous n’avez à craindre quiconque, moi vivant. »


LXV

Le comte Roland monte sur son destrier ;
Près de lui vient son compagnon Olivier,
Puis Guérin et le vieux comte Gérier,
Puis Othon et Bérengier,
Puis Samson, et le fier Anseis,
Ive et Ivoire qui sont si chers au Roi,
Le vieux Gérard de Roussillon,
Et, avec lui, le Gascon Engelier.
« Par mon chef, j’irai aussi, » dit l’archevêque Turpin ;
« Et moi avec vous, dit le comte Gautier,
Je suis l’homme de Roland et ne dois pas l’abandonner.
Vingt mille chevaliers se choisissent les uns les autres.


LXVI

Le comte Roland appelle Gautier de l’Hum :
« Prenez mille Francs de notre terre de France,
Et occupez les défilés et les hauteurs
Pour que l’Empereur ne perde aucun des siens.. »
Gautier répond : « Pour vous, je le dois bien faire. »
Avec mille Français de la terre de France

Gautier parcourt les défilés et les montagnes.
Il n’en descendra pas, si mauvaises soient les nouvelles,
Avant que sept cents épées aient été tirées.
Le roi Almaris, du royaume de Belferne,
Lui livra ce jour même une rude bataille.


LXVII

Charles est entré dans le défilé de Roncevaux ;
Le duc Ogier, le baron, fait l’avant-garde,
Il n’y a rien à craindre de ce côté.
Roland demeure pour protéger les autres
Avec Olivier et les douze Pairs
Et vingt mille bacheliers, tous Français de France.
Ils auront bataille ; que Dieu les secoure !
Ganelon le sait, le félon, le parjure,
Mais il a reçu le prix de son silence.


LXVIII

Hautes sont les montagnes et ténébreuses les vallées,
La roche est noire, les défilés terribles.
Ce jour-là, les Français passent à grand’peine.
De quinze lieues on entendit le bruit qu’ils font.
Au moment où, se dirigeant vers la Grande Terre,
Ils virent la Gascogne, la terre de leur seigneur.
Alors, il leur souvint de leurs fiefs et de leurs domaines,
De leurs filles et de leurs nobles femmes,
Il n’en est pas un qui ne pleure de tendresse.
Mais, plus que tous, Charles est plein d’angoisse,
Il a laissé son neveu aux défilés d’Espagne :
Dans sa douleur, il ne peut retenir ses larmes.


LXIX

Les douze Pairs sont restés en Espagne ;
Ils ont, en leur compagnie, vingt mille Francs
Qui n’ont crainte, ni peur de mourir.

L’Empereur s’en retourne en France,
Il cache son visage sous son manteau.
À sa hauteur chevauche le duc Naimes ;
Il dit au Roi : « Quel tracas vous pèse ? »
Charles répond : « Qui le demande m’outrage.
Dans un tel deuil, puis-je ne pas me plaindre ?
Par Ganelon, France sera détruite.
Cette nuit, dans une vision envoyée par un ange,
Je l’ai vu qui brisait ma lance de ses mains,
Lui, qui plaça mon neveu à l’arrière-garde.
Il me l’a fait laisser en pays étranger.
Dieu ! si je le perds, je ne saurai le remplacer. »


LXX

Charles le Grand ne peut s’empêcher de pleurer ;
Cent mille Français en ont pour lui grand pitié
Et pour Roland, conçoivent une vive terreur.
C’est le traître Ganelon qui a fait la trahison ;
Du roi païen, il a reçu grands dons.
Or, et argent, et étoffes de soie.
Mulets, chevaux, et chameaux, et lions…
Marsile mande ses barons d’Espagne,
Comtes, vicomtes, et ducs, et aumaçours,
Et les émirs, et les fils de ses comtes.
Il en réunit quatre cent mille en trois jours.
En Saragosse fait sonner ses tambours,
Dresse Mahomet sur la plus haute tour.
Pas un païen qui ne le prie et ne l’adore.
Puis ils chevauchent dans un prodigieux effort
À travers toute cette terre, par monts et par vaux ;
Ils voient les gonfanons de ceux de France,
C’est l’arrière-garde des douze compagnons.
Ils ne manqueront point de leur livrer bataille.


LXXI

Le neveu de Marsile s’avance au premier rang
Sur un mulet qu’il touche d’un bâton.

Il dit à son oncle, bellement, en riant :
« Beau sire Roi, je vous ai si bien servi,
J’ai subi pour vous tant de peine et tant de douleur,
J’ai livré et remporté tant de batailles !
Comme fief, je vous demande de frapper Roland ;
Je l’occirai de mon épieu tranchant ;
Si Mahomet veut être mon garant,
Je délivrerai l’Espagne entière
Des défilés d’Aspre jusqu’à Durestant,
Charles se lassera ; les Français se rendront,
Et de votre vivant vous n’aurez plus de guerre. »
Le roi Marsile lui en donne son gant.


LXXII

Le neveu de Marsile tient le gant dans son poing
Et, fièrement, interpelle son oncle :
« Beau sire Roi, vous m’avez fait grand don,
Choisissez-moi onze de vos barons,
Je combattrai les douze compagnons. »
En premier lieu lui répond Fausseron
(C’est le frère du Roi Marsile) :
« Beau sire neveu, vous et moi, nous irons.
Et nous livrerons cette bataille.
L’arrière-garde de la grande armée de Charles,
Il est sûr que nous la détruirons. »


LXXIII

Le Roi Corsablis vient d’autre part,
Il est barbaresque et tout rempli d’astuce.
Cependant il parle ainsi qu’un bon vassal.
Voici venir Malprime de Brigal,
Plus vite il court que ne fait un cheval ;
Devant Marsile, il s’écrie à voix haute :
« Je conduirai mon corps à Roncevaux,
Et si j’y trouve Roland, je le tue ! »


LXXIV

Il y a là l’émir de Balaguer ;
Son corps est beau, sa face fière et claire.
Sitôt qu’il est monté sur son cheval,
Il est tout fier de se voir sous les armes.
Pour son courage, il est fort renommé.
S’il fût chrétien, quel baron c’eût été !
Devant Marsile ainsi s’est écrié :
« À Roncevaux je veux porter mon corps,
Et si je trouve Roland, il est mort.
Et avec lui Olivier et tous les douze Pairs.
Les Français périront de deuil et de honte.
Charlemagne est vieux, et il radote,
Il renoncera à nous faire la guerre,
Nous garderons l’Espagne en liberté. »
Le Roi Marsile l’en a fort remercié.


LXXV

Il y a là l’émir de Moriane,
Il n’y a pas de plus grand félon en la terre d’Espagne.
Devant Marsile, il fait sa vanterie :
« À Roncevaux je guiderai mes gens,
Vingt mille armés et d’écus et de lances ;
Si je trouve Roland, je lui garantis la mort,
Charles en pleurera tous les jours de sa vie. »


LXXVI

D’autre part est Turgis de Turtelose ;
C’est un comte, et la ville lui appartient.
Il veut faire du mal aux chrétiens.
Devant Marsile il vient se joindre aux autres,
Et dit au Roi : « Ne vous étonnez point !
Mahom vaut mieux que saint Pierre de Rome.
Si vous le servez, l’honneur du champ est à nous.

À Roncevaux, j’irai joindre Roland,
Nul ne pourra le sauver de la mort ;
Voyez mon épée : elle est bonne, elle est longue,
Je la croiserai contre Durandal.
Laquelle des deux aura l’avantage, vous le saurez.
Si les Français engagent la lutte, ils y mourront.
Charles le vieux aura douleur et honte.
Jamais plus il ne portera couronne en tête. »


LXXVII

D’autre part est Escremis de Valterne,
Il est Sarrasin et maitre de sa terre.
Devant Marsile, en la foule, il s’écrie :
« À Roncevaux, je vais abattre l’orgueil de France.
Si je trouve Roland, il n’en rapportera pas sa tête.
Non plus qu’Olivier qui commande aux autres.
Les douze Pairs sont condamnés à mort,
Français mourront, France en sera déserte.
De bons vassaux Charles aura disette. »


LXXVIII

D’autre part est un païen, Estorgant ;
Estramarin, un sien ami, l’accompagne.
Ils sont félons, fourbes, et traîtres.
Marsile leur dit : « Seigneurs, approchez-vous
Vous irez aux défilés de Roncevaux
Et m’aiderez à conduire ma gent. »
Eux de répondre : « Sire, à vos ordres.
Nous attaquerons Olivier et Roland,
Rien ne sauvera les douze Pairs de la mort,
Car nos épées sont bonnes et tranchantes ;
Nous les rendrons vermeilles de sang chaud,
Français mourront, Charles en sera dolent,
Nous vous ferons présent de la Grande Terre.
Venez-y, Roi, vous le verrez vraiment.
Nous vous ferons même cadeau de l’Empereur. »


LXXIX

Vint en courant Margaris de Séville
Qui tient tout le pays jusqu’à la mer.
Pour sa beauté, dames lui sont amies,
Et leurs visages, à sa vue, s’éclaircissent.
Bon gré, mal gré, toutes elles lui sourient.
Nul païen n’a tant de chevalerie.
Il vient dans la presse, et, plus fort que les autres,
Il dit au Roi : « N’ayez aucune crainte,
À Roncevaux, j’irai tuer Roland
Et Olivier n’emportera pas sa vie.
Les douze Pairs restent pour leur martyre ;
Voyez mon épée qui a une garde d’or,
C’est l’émir de Primes qui me la donna.
Je vous jure qu’elle sera plongée dans le sang vermeil.
Français mourront, France en sera honnie ;
Charles le vieux, à la barbe fleurie.
Ne connaîtra pas de jours sans deuil et sans colère.
D’ici un an nous aurons pris la France
Et nous pourrons coucher au bourg de Saint-Denis. »
Le Roi païen profondément s’incline.


LXXX

D’autre part est Chernuble de Noir-Val,
Ses cheveux traînent jusqu’à terre.
Il porte, lorsqu’il lui prend fantaisie de se jouer,
Une plus lourde charge que quatre mulets.
Dieu a maudit la terre où il vit :
Le soleil n’y luit pas, le blé n’y peut croître.
Il n’y tombe pas de pluie et la rosée n’y atteint pas le sol,
Il n’y a pierre qui ne soit toute noire,
Certains assurent que c’est la demeure des démons,
Chernuble dit : « Ma bonne épée est ceinte,
À Roncevaux, je la rendrai vermeille.
Si je trouve Roland le preux sur mon chemin,

Qu’on ne me croie plus jamais si je ne l’attaque ;
Je conquerrai Durandal avec mon épée,
Français mourront, France sera détruite. »
À ces mots, les douze Pairs se rallient.
Ils emmènent avec eux cent mille Sarrasins
Qui s’encouragent et se hâtent au combat.
Ils vont s’armer sous une sapinière.


LXXXI

Les païens se revêtent de hauberts à la sarrasine
Qui, pour la plupart, sont à trois rangs de mailles.
Ils lacent leurs excellents heaumes de Saragosse
Et ceignent leurs épées d’acier viennois.
Leurs écus sont beaux, leurs épieux sont de Valence,
Leurs gonfanons sont blancs, bleus, ou vermeils.
Ils laissent là mulets et palefrois
Et s’en vont, étroitement unis, sur leurs destriers.
Le jour fut clair, et le soleil splendide.
Pas une armure que ce soleil n’enflamme ;
Mille clairons sonnent pour que ce soit plus beau.
Grand est le bruit, et les Français l’entendent.
Olivier dit : « Mon compagnon, je crois
Que nous pourrons avoir bataille avec les Sarrasins. »
Roland répond : « Dieu nous l’octroie !
Ici nous devons tenir pour notre Roi.
Pour son seigneur on doit souffrir détresse
Et endurer et grand chaud et grand froid,
Et perdre aussi et du cuir et du poil.
Que chacun s’emploie à donner de grands coups.
Pour qu’on ne chante pas sur nous de mauvaise chanson.
Les païens ont tort, et les Français ont raison.
Jamais ne viendra de moi le mauvais exemple. »