La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre XLIX

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, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 199-204).

Chapitre quarante-neuvième.
Ci devise comment le bon veneur doit chassier et prendre le cheuvreul à force.


Et quant le veneur voudra chassier le chevreul, il ne doit point quester de limier ; mes il puet envoyer des compaignons et aller au pays où il voudra aler leissier courre à la veue. Et celuy qui le verra au matin doit fere ses brisées là où l’ara veu, et puis venir à l’assemblée ; quar assemblée doit fere, qui vuelt chasser le dain ou le chevreul à forse, einsi comme du cerf et desjeuner les chiens ; quar un chevreul fuyt longuement et malicieusement ; si n’est pas bon que les chiens soient jeuns. Et se hon ne le voit point au matin, on doit querir le chevreul quant hon hara fait l’assemblée en pays où il y ait petites montaignes et gourges et valées, quar tieulz pais demuerent ils voulentiers ; si sont ilz aucunefois ès bas et plains pays ; mes qu’il y ait de bons viandeis tant de bois comme de gahaignaiges et bon païs pour demourer, et forts buissons ou bruières ou jenestes ou ajoncx. Et s’il vuet fere releis, il les puet fere. Et s’il ha esté veu au matin, il doit fere leisser ses chiens, non pas sur les routes où on l’ara veu, mes deux ou troys trez d’arcbaleste avant que on soit à ses routes. Et c’est pource que les chiens soyent vuidiez ansois qu’ils entrent en besoinhe ; et il sera ès brisées, il doit apeler yqui ses chiens et dire tieulz motz comme bon li semblera, et quant les chiens seront yqui, ils assentiront du chevreul.

Dont si il leur fet en ceste guyse troys ou quatre fois, jamais ne dira celuy meisme mot que les chiens ne vieignent yqui pour quant qu’il n’y ait rien ; quar ilz cuyderont touzjours assentir de la beste qu’ilz vuelent chassier. Einsi les aprent-on de estre de bonne créance et de les fere venir là où l’en vuet. Et bon veneur ne doit dire à ses chiens fors que la pure vérité, affin qu’ilz li donnent plus grant foy en ce qu’il leur dit, et le croyent mieulz. Quar je feroye bien venir mes chiens et metre le nez à terre mille foys là où je voudroye, et crier là où il n’aroit rien. Et ceci ne pourroye-je mie si bien aprendre par escripture, comme feroye de fet qui le me verroit fere. Et vrayement c’est très mauveise chose et mauveise vénerie de trop crier et de trop parler à ses chiens ; quar les chiens ne donnent mie si grant foy, ne croyent si bien quant on parle trop, comme font quant on parle pou et vérité. Je ne di mie que quant ilz sont las et en requeste, on ne doye parler à ses chiens bien et gracieusement et rebaudir les ; mes ce doit estre fet par raison, et non pas trop. Et par ma foy, je parle à mes chiens tout einsi que je feroye à un homme, en disant : Va avant ; ou arrière ; ou vien là où je suis ; ou fere tieu chose, et tout quant que je vueill qu’ilz fassent ; et ilz m’entendent et font ce que je leur di mieulz que homme qui soit en mon hostel ; mes je ne croy mie que onques homme les feist fere ce que je faiz, ne par aventure quant je serai mort ne le fera.

Et se on n’a veu le chevreul au matin, on doit aler leisser ses chiens querant et travaillant au pays où il li semblera que chevreulz doyvent mieux demourer : et si les chiens en encontre d’aventure, le veneur se doit arrester et dire les mots tout comme il vorra, et le lengaige de son pays l’aportera. Et se les chiens boutent avant leurs routes, il puet descendre et regarder s’ilz vont droit ou la contre ongle ; et aussi le puet-il connoistre à ses chiens ; quar se les chiens vont leur droit, ou plus iront avant et plus s’eschauferont et crieront ; quar ils renouveleront touzjours leurs routes ; et s’ilz vont la contre ongle, ilz feront tout le contraire. Et ne les doit point haster, mes aler tout belement après, parlant à ses chiens ; quar un chevreul fet moult de malices ansois qu’il demuere et attent les chiens aucunefois jusques tant qu’ilz sont sur luy. Einsi par mestrise et sagement doit fere le veneur trouver à ses chiens le chevreul. Et quant les chiens l’ont fet saillir, il doit chassier et rechassier après ses chiens et requerir tout einsi que j’ay dit du cerf. Voir est que chevreul demuere et ressault trop plus souvent aux chiens que ne fait le cerf ; et pour ce le doit le veneur chassier plus sagement et plus subtilement que ne fet le cerf ; quar il est trop malicieuse bestelete et ha grant povoir en luy ; et le veneur sera trente foys en requeste pour le chevreul avant qu’il en soit une pour le cerf. Et pour ce, en chassant le chevreul, aprent on à estre bon veneur à chassier toutes autres bestes ; quar il demuere et tournie[1] plus en son pays que ne fet nulle autre beste. Et quant il voit que ne puet demourer, où on ara geté lévrier qui l’aront hasté, quar on doit geter lévriers toutes les fois que l’en puet au chevreul, qu’il n’a si bons chiens ne si saiges qui le vueillent prendre à forse ; et on le fet affin qu’il vuyde plus tost le pays et que on voye chassier les chiens ; et affin que on le preigne plus tost ; et affin que on ne faille pour le change ; quar, combien que chiens de chevreul soient sages, qu’ilz n’acuydront ne biches, ne cerfs, ne renards, ne daims, ne lièvres, pou en y ara de sages du chevreul contre un autre. Et pour ce qu’il tournie, comme j’ay dit, plus que nulle autre beste, convient-il qu’il fasse plus tost saillir le change, s’il en y a au pays, que ne fet nulle autre beste. Et donc quant lévriers l’aront hasté ou chiens tant chassé que verra que ne pourra demourer en sa muete, lors vuyde il son païs et fet sa fuyte droit de relinq tirant et fuyant ore les campaignes, ore les landes, ore le pueble[2], ore les voyes, ore les ruissiaulz ; là doit estre le veneur tout à la eue de ses chiens, affin qu’il les ayde à le dressier, ou pour veoir en terre, ou pour prendre bons tours et raisonnables. Et s’il vient aux yaues, il les doit tout einsi batre et requerir comme j’ay dit du cerf et encores plus subtillement ; quar un chevreuil demourra en l’yaue dessoubz une racine ou dessoubz une haute rive qu’il n’ara hors de l’yaue fors que la teste. Devez savoir qu’il n’est si bon veneur qui ne faille bien et cerf et dain et chevreul et lièvre à prendre à forse. Et se aucune fois le veneur l’a failly par la nuit qui lui soit seurvenue, mes que le cerf ou le chevreul soit fortpaysé[3] qu’il ne sache là où hara fouy, s’il est du tout desconfit quant le veneur le faudra, il demourra toute la nuit yqui et fera plus de x liz, l’un sà, l’autre là, quar il ne trouve guères bon gistes, et viandera la nuyt bien petit pour ce qu’il est mal mené et las ; et li trouvera le veneur yqui ou environ, lendemain, s’il li va requerir. Et s’il y a bon pays de viander et demourer, il y demourra encore deux ou trois jours, jusques tant qu’il ait un pou recouvré de forse et de povoir. Et s’il n’est parfetement du tout desconfit, quant le veneur l’ara failly, il demourra illec jusques environ une nuit et puis s’en ira tout le païs par là où il est venu fuyant le jour devant, et le veneur doit fere tout einsi en ce cas comme j’ay dit du cerf. Et en toutes guises doit avoir plus engin[4] en chassier et rechassier le chevreul qu’il ne doit avoir en nulle autre beste.

Chevreul n’a point de jugement ne par pié ne par fumées du masle à la femelle, ne par le lit ne par portées ne par autres choses fors que par la veue[5].

Aussi ne doit il estre escorchié ne deffet comme le cerf, quar il n’aquiert point de venoison fors que dedens. Et la cuyrée doit estre fete de pain ou sanc, comme j’ay dit du cerf. Et s’il ha fromaige ou char cuyte, il fera bien d’en y metre ; et doit estre découpé fors que les os tout le chevreul dedens la cuyrée ; et si aucune fois j’en vueill des cuisses mangier, au moins mets je tout le surplus aux chiens. Et quant tout est découpé et meslé ensemble, tant qu’il souffise selon les chiens qui y seront, je feray estendre en terre une belle litière et metre toute la cuyrée et despartir dessus ; quar s’il estoit sur le cuyr, ce seroit trop petit de plasse ; et aussi se je le mettoye sur terre ou sur l’erbe, ilz pourroient menger la poudre ou les erbes. Et quant la cuyrée sera mise dessus et despartie, je diray mes chiens qu’ilz se gardent bien que nul n’ose mengier jusques tant que celuy la li commandera, et leur monstreray du doyt celui homme que je veuill qui les fasse mangier. Et lors tous les chiens se treeront arrière, que jà nul ne fera semblant. Et quant celuy qui leur devra commander qu’ils mengent leur commandera ilz courront à la cuyrée et mengeront comme autres chiens font. Et quant ilz ont mengé leur cuyrée, je leur donne les petis et tendres os du chevreul, de ma main, ore à l’un, ore à l’autre, affin qu’ils me conoissent et entendent mieulz. Et leur apren les langaiges et choses que je veuill qu’ils fassent ; et ils me connoissent et m’aiment tant que, si aucune fois je suis malade, ou j’ai guerre, ou autres besoinhes que je ne puisse aler chasser, ils ne chasseront jà avec nul autre, ou s’ils le font ce sera pou. Et aucunefois j’ay veu que mes chiens avoient failly le chevreul et demouré en requeste grant piesse et ne vouloient aler avant, mes se lessoient du tout de chassier pour ce qui ni estoye point ; quar je n’avoye peu atteindre à eulx pour les mauvais passaiges qui sont en ces pays ; et quant je venoye, je leur fesoye dressier par la meismes où ils avoient été deux ou trois fois. Et ce estoit pour ce que quant je ni estoye mie ils ne vouloient metre diligence à requérir ; et quant ils me oyoient et voyoient ilz se mettoient en besoinhe aussi aperment comme s’ilz n’eussent chassie de tout le jour et le dressoyent tantost. Et là où je connoissoye qu’il fuyoit et ilz n’en criovent point, pour ce qu’il fuyoit de trop grant fort longe, et les chiens estoient réfroydis et las. Donc maugré leur voulenté leur en fesoie-je crier et chassier après ; quar touzjours feray crier ou tere mes chiens quant je voudray. Chescun ne le scet mie fere einsi ; mais je loe au bon veneur qu’il fasse aux chiens leur droit et leur playsir et tienhe en amour et en doubtance s’il veult d’eulz bien jouyr et qu’ilz fassent bien son playsir.

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  1. Tournie. Tournoie.
  2. Voyez les notes 1re page 19, et 1re  page 38.
  3. Fortpaysé. Sorti de son pays. Nous disons maintenant : forlongé ; mais le mot fortpaysé me semble plus expressif. Dufouilloux en a fait usage :

    « Et si d’aventure il advient qu’une beste se forpayse par les campagnes, ils ne la cuydent pas abandonner. »

    Du Fouilloux, chap. iii, Des chiens fauves.
  4. Engin. Adresse, ruse, ingenium.
  5. Jacob Savary dit à peu près la même chose :

    ........ Discrimen in ungue
    Nullum ; dissimilis que nota in stercore nulla.
    Leges venationis capreolinæ.

    Cependant le brocard a la pince plus ronde, moins tranchante et les éponges plus pleines ; les régalis, c’est-à-dire les endroits où le mâle s’est amusé à gratter la terre avec ses pieds, dénotent aussi un brocard ; enfin ses allures sont moins croisées. Un veneur expérimenté peut trouver dans la voie du chevreuil les moyens de reconnaître le sexe de l’animal. Néanmoins, pour faire rapport à l’assemblée, il est mieux d’avoir vu la bête et de l’avoir mise debout : c’est ce qu’on appelle mettre le chevreuil à piser.