La Chasse au lion/05

La bibliothèque libre.
J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 108-122).

CHAPITRE V

le sanglier

Le sanglier abonde dans les trois provinces de l’Algérie.

Il y en a de deux espèces : le sanglier de bois et le sanglier de marais. Le premier est beaucoup plus grand, plus sournois et plus méchant que le second.

Dans les premiers temps de l’occupation française, on les rencontrait par centaines autour des villes et des camps.

Ils venaient pendant la nuit ravager les jardins plantés par nos soldats, au pied des fortifications et sous le fusil des factionnaires. Ceci me rappelle la première chasse du sanglier que j’ai faite en Algérie et dans laquelle j’éprouvai une émotion plus forte que celle que j’allais chercher.

C’était dans les premiers jours du mois de septembre 1842 et le lendemain de mon arrivée à Ghelma, où se trouvait l’escadron de spahis dans lequel je venais d’entrer à sa formation.

À cette époque, où Ghelma n’était encore qu’un camp, les tribunes voisines étaient mal soumises, et le commandant supérieur avait dû prendre des mesures de sûreté par suite desquelles il était défendu de dépasser les avant-postes du côté sud.

Comme c’était justement cette face du camp qui était la plus voisine du bois, une heure après mon arrivée, j’avais trompé la surveillance du poste et reconnu certains champs ensemencés de fèves où les sangliers venaient faire bombance toutes les nuits.

En rentrant au camp, je fis part de ma découverte à un mien camarade nommé Rousselot, vieux loup qui n’avait peur de rien et aimait la chasse avec passion, surtout la chasse la nuit, à la barbe des Arabes.

Rousselot accueillit ma proposition avec joie et se chargea de reconnaître le point du rempart le plus mal gardé et par lequel nous pourrions descendre sans nous rompre les os.

Vers les neuf heures du soir, nous nous dirigeâmes vers ce que mon ami appelait l’escalier, accompagnés d’un tiers que nous avions mis dans la confidence, et qui devait amuser le factionnaire pendant que nous opérerions notre fugue.

Tout cela réussit à merveille, et, sans nous inquiéter s’il nous serait aussi facile de rentrer, dès que nous fûmes en rase campagne, nous nous occupâmes de charger nos armes à feu, qui étaient le fusil et le pistolet d’ordonnance, et d’arranger le plus commodément possible nos armes blanches, qui se composaient, pour mon camarade, du sabre de cavalerie et d’une petite hache, et, pour moi, d’une baïonnette et d’une espèce de couteau à découper qui tenait le milieu entre le poignard et le couteau de chasse.

Ces préparatifs terminés, nous nous hâtâmes de gagner le bois.

Lorsque nous arrivâmes près du champ ravagé par les sangliers, ces messieurs, qui ne nous avaient pas attendus, détalèrent à notre approche.

Ces hôtes n’ayant jamais été chassées, nous ne perdîmes point l’espoir de les voir revenir, et nous cherchâmes nos postes, résolus à passer là le reste de la nuit,

Le champ était séparé du bois par un petit sentier frayé par les Arabes.

Je laissai Rousselot s’installer entre deux broussailles, et j’allai me placer à trois cents pas plus loin, dans un beau lentisque isolé qui se trouvait entre le chemin et le champ.

Le temps était calme, le ciel serein, la lune magnifique.

Au moment où j’armai mon fusil et mon pistolet, j’attendis les trompettes du camp sonner l’extinction des feux.

À partir de ce moment, je comptai les heures par les cris de Sentinelles, prenez garde à vous ! qui, malgré la distance, arrivaient assez distinctement jusqu’à nous.

Il pouvait être onze heures lorsqu’un grand bruit se fit entendre sons bois et sur ma gauche. Au même instant je vis toute une compagnie de marcassins, suivis d’une belle et grande laie, traverser le sentier et s’engager franchement dans le champ de fèves.

Comme j’étais convenu avec mon compagnon d’affût de ne tirer que pour tuer, je craignis de hasarder une balle à quarante pas, et j’attendis.

Peu de temps après, et sur la voie des marcassins, parut un vieux sanglier, marchant avec prudence, flairant et écoutant chaque fois qu’il s’arrêtait.

À peine arrivé sur le bord du sentier, l’animal s’arrêta de nouveau et plus longtemps que les autres fois, puis il fit un écart et rentra d’effroi sur ses traces.

Au même instant, la laie, suivie de ses marcassins, traversa le sentier au galop et disparut également sous bois.

Je cherchais à m’expliquer les causes de la frayeur que j’avais remarquée dans la fuite précipitée des bêtes noires, lorsqu’il me sembla entendre un bruit de voix sur ma droite, du côté opposé au poste occupé par Rousselot.

Je me rappelai alors ce que j’avais entendu dire au camp lors de notre arrivée, savoir, que des maraudeurs, appartenant à la tribu des Ouled-Daun, encore insoumise, venaient presque toutes les nuits jusqu’au pied des remparts pour tirer sur les sentinelles.

Or, si j’étais bien informé, nous nous trouvions justement sur le chemin de ces messieurs, dont la conversation devenait le plus en plus distincte.

Il n’y avait pas un moment à perdre, et déjà il était trop tard pour me rallier à Rousselot sans courir le risque d’être vu et de nous perdre tous les deux si, comme j’en jugeais au bruit des voix, nos importuns étaient en trop grand nombre.

Jusqu’à ce moment, j’avais tourné le dos au sentier, je fis volte-face pour l’avoir devant moi, et, après avoir placé mon pistolet armé et mon couteau hors du fourreau à la ceinture, j’attendis, le fusil à l’épaule, la suite des évènements.

Voici quelle était la ligne de conduite à laquelle je m’étais arrêté :

Le sentier étant trop étroit pour qu’ils pussent marcher deux, de front, et leurs burnous devant effleurer les branches du lentisque qui me sert d’abri, s’ils ne sont que quatre ou cinq, j’arrête le dernier en tirant le pan de son burnous, et, avant qu’il se soit expliqué ce qui le retient, je glisse entre lui et ceux qui le précèdent et le tue d’un coup de baïonnette et sans bruit.

D’un coup de feu j’en abats un second, et peut-être deux s’ils sont en file ; puis, la surprise et la panique aidant, j’aurai facilement raison de ceux qui resteront, si toutefois il en reste.

Si, au contraire, ils sont en trop grand nombre, je les laisserai passer, à moins qu’ils ne m’aperçoivent. Dans ce cas, je brûle la cervelle au premier qui m’aura vu, et je fonds, comme un sanglier qui sort de sa bauge, sur la troupe étonnée, frappant et tuant de mon mieux, en attendant l’arrivée du vieux loup, qui ne saurait tarder d’accourir pour prendra part à la bagarre.

Mes dispositions venaient d’être prises lorsque je vis paraître l’Arabe qui marchait en tête. C’était un grand gaillard de la taille d’un carabinier et d’une physionomie qui ne respirait rien moins que la douceur.

Il était armé d’un fusil qu’il portait sur l’épaule et d’un pistolet que le pan relevé de son burnous me permettait de voir à sa ceinture. Derrière lui venait une file de compagnons qui me parut extrêmement longue à mesure qu’elle approchait.

Lorsque le chef de la troupe arriva à la hauteur du lentisque dans lequel j’étais blotti, il s’arrêta pour parler à ses camarades, qui étaient un peu en arrière et marchait doucement ou discourant entre eux.

Je compris qu’il les engageait à doubler le pas, et il me sembla qu’en parlant il me regardait. Bientôt il fut rejoint par le reste de la troupe, qui s’arrêta comme lui sur le sentier, si près de moi que je n’avais en quelque sorte qu’à allonger le bras pour les toucher.

Je les comptai, ils étaient quinze. Il est inutile de dire que je renonçai à mon projet d’attaque, et que je ne songeai qu’à me tirer d’affaire dans le cas où je serais découvert.

Heureusement pour moi, celui qui paraissais commander aux maraudeurs se remit en marche, et fut suivi de près par tous les siens.

On comprendra combien le défilé de ces quinze hommes dut me paraître long, et j’avoue que je me sentis soulagé d’un grand poids quand le dernier m’eut dépassé.

Cependant mon camarade allait courir le même danger, et je ne pouvais rien pour l’en prévenir. Afin d’être prêt à le secourir à temps, je quittai mon affût et suivis prudemment la lisière du bois sans perdre de vue les Arabes, qui, à ma grande joie, passèrent à côté de Rousselot sans le voir.

À peine le dernier des maraudeurs avait-il dépassé le buisson dans lequel il était embusqué, que je vis ce brave garçon en sortir à la hâte pour savoir ce que j’étais devenu.

Après lui avoir serré la main et lui avoir expliqué en peu de mots ce qui s’était passé, nous entrâmes sous bois pour éviter une deuxième rencontre et attendre la pointe du jour avant de regagner le camp.

Cette chasse ne fut pas la dernière, et, pour qu’on se fasse une idée de la quantité de sangliers qui, à cette époque, vivaient autour de Ghelma, je dirai que, chaque jour, les Arabes en apportaient plusieurs sur le marché, où ils étaient vendus pour la modique somme de cinq ou six francs, et que, pour ma part j’en ai tué soixante en moins de six mois.

Avant l’occupation française, les Arabes, auxquels la chair du sanglier est interdite par le Coran, le tuaient pour protéger leur récoltes. Aujourd’hui il le tuent pour le vendre sur nos marchés. Quelques chefs indigènes seuls l’ont chassé et le chassent encore, soit en battue, soit avec des lévriers, pour le plaisir qu’ils éprouvent dans ces réunions, où ils font assaut d’adresse et de hardiesse comme cavaliers et comme tireurs.

En France, les bêtes noires ne quittent leur bauge qu’à la nuit, et elles ne se hasardent à sortir du bois que fort tard. Il n’en est pas de même en Algérie, où je vois presque tous les jours, quand je suis dans la montagne, soit des vieux sangliers isolés, soit une compagnie entière, quitter leur fort, au coucher du soleil, pour aller se vautrer à une source assez voisine de ma tente pour que je puisse assister à leurs ébats.

Si c’est en hiver, ils recherchent moins l’eau et prennent leurs mangeures dans un champ nouvellement ensemencé ou sur l’emplacement d’un douar qu’ils mettent sens dessus-dessous pour chercher les grains que les Arabes y ont laissés.

On comprend d’après cela combien il est facile de tuer des sangliers, lorsqu’on sait s’y prendre comme les indigènes. Il s’agit tout simplement d’aller, nu-pieds et à bon vent, vers l’animal, en profitant des accidents de terrain et des arbres qui peuvent vous permettre de l’approcher sans en être vu, s’arrêtant quand il écoute, et marchant quand son boutoir travaille, afin de ne pas être entendu. On peut de cette manière approcher un sanglier isolé à trente pas. C’est plus difficile lorsqu’ils sont plusieurs, parce qu’alors il y en a toujours un qui écoute pour donner l’éveil au moindre bruit.

Les sangliers qui arrivent sur nos marchés sont presque tous tués de cette manière, que je conseille aux Européens, en leur recommandant toutefois de se munir de chaussons de lisière pour ne pas déchirer leurs pieds sur les cailloux et les ronces, à travers lesquels les Arabes ont le privilége de marcher nu-pieds comme sur du gazon.

Les chefs indigènes qui courent le sanglier choisissent la saison d’été pour chasser en plaine, et celle d’hiver pour chasser au bois. Il y a dans les trois provinces de l’Algérie un grand nombre de lacs et de marais couverts de roseaux, au milieu desquels les sangliers vivent avec les canards et les bécassines. Lorsque les eaux sont basses, c’est-à-dire du mois de juin au mois de septembre, les bêtes noires se réfugient sur quelques îlots touffus, qu’il suffit d’incendier pour les débusquer.

Cette mission est confiée à des hommes à pied, tandis que les cavaliers s’échelonnent dans la plaine pour courir sus aux animaux que la peur du feu fait débucher. Cette chasse est pleine d’attraits, et quelquefois dangereuse, quand on a affaire à un sanglier bien armé.

Il n’est pas rare de le voir, après avoir été chargé, charger à son tour et découdre les lévriers trop hardis qui veulent l’arrêter, ou les chevaux qu’une main maladroite n’a pas su ranger à temps. J’ai assisté à ces sortes de chasses faites par des Français et des Arabes, et j’ai remarqué que l’avantage était toujours resté à ces derniers.

Ce n’est pas qu’ils soient meilleurs tireurs que nous, je suis convaincu du contraire ; mais c’est sans doute parce que nous nous occupons toujours un peu de notre cheval pendant la chasse, tandis que les Arabes l’oublient complètement pour ajuster et tirer comme s’ils étaient à pied.

Je dois reconnaître, cependant, qu’il y a quelques officiers d’Afrique qui ont su s’élever à la hauteur des cavaliers arabes les plus adroits et les plus hardis. Parmi ceux que j’ai l’honneur de connaître, et qui sont en Algérie, je citerai MM. les généraux de Mac-Mahon, Yusuf et d’Autemarre ; M. le commandant Dubos, des zouaves ; MM. les capitaines Borrel et Sompt, de l’état-major ; M. le capitaine de Bonnemain, des spahis de Constantine, et M. le capitaine Marguerite, des spahis d’Alger, que je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement, mais dont la réputation comme chasseur à tire et à courre est connue de tous ses confrères en saint Hubert en Algérie.

S’il était possible de faire le relevé des chasses accomplies par ces maîtres en vénerie, on trouverait un total incroyable, et je ne crains pas d’affirmer que celui des sangliers s’élèverait à plusieurs milliers.

La saison du printemps est également bonne pour une chasse en plaine d’un autre genre, et, à mon avis, plus amusante que celles qui précèdent.

À cette époque de l’année, les bêtes noires quittent le bois de bonne heure, et s’en vont bien loin chercher leurs mangeures et un ruisseau où elles restent jusqu’à la pointe du jour.

Les chasseurs, qui connaissent d’avance la rentrée des animaux, sont, à cette heure, déployés en tirailleurs sur la lisière du bois. Dès qu’un ou plusieurs points noirs sont signalés dans la plaine, tout le monde se met en mouvement et chacun manœuvre de façon à maintenir la chasse loin du couvert et à l’empêcher de franchir la ligne formé par les cavaliers.

Une compagnie de sangliers attaquée de cette manière est presque toujours massacrée jusqu’au dernier, et ces sortes de chasse sont si productives, que, lorsqu’on a l’intention d’emporter les morts, il est indispensable de se faire suivre par une ou plusieurs prolonges.

De toutes les manières de chasser le sanglier celle-ci me paraît la plus agréable pour les véritables amateurs. En effet, pour la chasse au marais, il faut laisser passer la rosée du matin, qui neutraliserait l’effet du feu dans les roseaux, et les chasseurs ont beaucoup à souffrir de la chaleur.

Celle que l’on fait au bois, si elle n’est point dirigée par un homme habile et connaissant bien le pays, n’est souvent qu’un buisson creux, et, dans tous les cas, elle est dangereuse à cause des chutes des chevaux et des hommes qui courent à travers des broussailles, des futaies non percées, où il se présente à chaque instant des obstacles infranchissables pour les meilleurs chevaux et les meilleurs cavaliers.

Les raisons qui me font préférer la chasse dont j’ai parlé plus haut, et que j’appellerai la chasse au rembucher, sont les suivantes : d’abord l’heure à laquelle on la fait, c’est-à-dire ce moment aimé de tous les chasseurs européens, qui l’appellent entre chien et loup, les Arabes, entre chacal et chien, et qui, pour tous, est pleine de charmes et de douces émotions à cette époque de l’année : ensuite, la beauté du courre dans ces plaines sans fin et sans obstacles, où aucun des incidents de la chasse n’échappe à l’œil du veneur ; et enfin l’imprévu, qui est toujours une jouissance, soit qu’il se présente sous la forme d’une hyène d’une troupe de chacals, maraudeurs attardés qu’a surpris le jour.

J’ai assisté plusieurs fois à une chasse au lévrier que les Arabes font pendant la nuit au clair de lune. Voici comment les choses se passent. À l’époque où les sangliers ravagent les moissons, on réunit le plus de monde possible, et on monte à cheval de façon à arriver vers le milieu de la nuit dans la plaine où se trouvent déjà les animaux.

Les cavaliers, marchant sur une seule ligne, ne tardent pas à apercevoir les fuyards. Aussitôt l’alerte est donnée, et tout le monde de charger avec des cris, des hourras qui feraient peur à des hommes.

J’ai remarqué dans ces chasses que les vieux sangliers et les ragots, c’est-à-dire ceux qui sont bien armés, protégeaient toujours la retraite des bêtes rousses, des bêtes de compagnie, des laies et des marcassins.

J’en ai vu qui, dès qu’ils étaient serrés de près par les lévriers, faisaient tête et chargeaient à outrance, tandis que leurs camarades détalaient. Dès qu’un animal tient au ferme, les cavaliers l’entourent, et, sans se préoccuper des hommes, des chevaux ou des chiens, chacun lui envoie son coup de fusil accompagné d’une injure, et cela dure ainsi jusqu’à ce que l’animal, qui, comme on le pense bien, ne va pas toujours seul chez les morts, [1] ne donne plus aucun signe de vie.

  1.  « Holà ! c’est bon !
    L’ample moisson :
    Seul, ce dix cors
    N’ira pas chez les morts,
    Et, si son flanc
    Est tout en sang,
    Plus d’un bon chien
    A vu couler le sien. »

    (La duchesse de Nemours, fanfare)