La Chasse au lion/07

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J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 129-138).

CHAPITRE VII

le cerf, l’antilope et la gazelle


le cerf

Le cerf d’Afrique est un peu moins grand que celui de France ; son pelage est plus fauve et plus rude. On ne le rencontre en Algérie que dans la province de Constantine et dans trois cercles à l’est de cette province : ceux de Bône, de la Calle et de la Tebessa.

Dans le premier, les cerfs habitent les montagnes de Beni Salah et des Ouled-Bechiah, couvertes de magnifiques futaies de chênes verts et de chênes-liéges ; dans le second, on les trouve sur les bords des lacs situés près du littoral ; dans le troisième, les cerfs ont fixé leur demeure dans une forêt de pins que les Arabes appellent Ghib-Choueni (Bois des Voleurs), enclavée entre trois montagnes qui forment un triangle, et sont : l’Ouenza à l’est, le Bou-Kradera au sud et le Guelb à l’ouest.

La forêt est en plaine, et, quoique non percée elle présente un courre assez bon. J’y ai chassé le cerf en compagnie des Mahatlah et des Ouled-Sidi-Abid, avec des lévriers qui le forçaient, ou plutôt qui l’essoufflaient et le tenaient hallali sur pied, jusqu’au moment où nous arrivions pour le servir d’une balle.

Je pense qu’avec un équipage de chiens courants ou pourrait chasser le cerf dans cette contrée comme cela se pratique dans nos forêts de France.

Il suffirait de chasser deux ou trois animaux pour apprendre leurs refuites ordinaires, afin de placer les relais ; de nombreuses clairières rendraient facile l’action de rembucher et de détourner le cerf qu’on voudrait attaquer.

Il n’en est pas de même des bois dont il est parlé plus haut, qui sont impraticables pour un veneur, tant le pays est accidenté et couvert.

Dans ces contrées, les indigènes tuent les cerfs à l’époque du rut, en les approchant à la faveur des bruyères et des lentisque, qui partout sont très-hauts et très-épais. Pendant la belle saison, ils les affûtent la nuit, quand ils viennent au gagnage dans les champs ensemencés d’orge ou de blé.

Je connais à Borj-Ali-Bey, sur la route et à mi-chemin de Bône à la Calle, un Arabe qui a tué plus de cent cerfs de cette manière. Je le signale comme un bon guide au chasseur que la fantaisie conduira vers ces parages.

l’antilope

L’antilope, que les Arabes appellent Bagar-Ouerch ou Fechtal, selon les localités, est nomade comme les tribus du sud, qu’elle suit dans leurs déplacements.

Au printemps, en été et en automne, on la trouve sur les hauts plateaux qui touchent au Sahara vers le nord. Aux premiers froids, elle descend dans la région des sables.

Ces mammifères voyagent par troupeaux de plusieurs centaines, et se tiennent toujours dans un pays découvert. Leur vitesse et leur fond sont tels, qu’il n’est pas de lévriers qui puissent les atteindre, et que les chevaux les plus vigoureux ne sauraient les forcer.

Lorsqu’ils aperçoivent un petit nombre de cavaliers, au lieu de les fuir, ils viennent à eux, et, précédés d’un mâle qui paraît être le chef du troupeau, ils défilent au trot, quelquefois à trente ou quarante mètres des cavaliers, qui ne peuvent leur envoyer qu’une décharge pendant le défilé ; car, à la première détonation, le troupeau fuit avec une vitesse qui, comme je l’ai dit, défie celle des meilleurs lévriers.

Lorsque les Arabes veulent chasser l’antilope, ils réunissent le plus grand nombre possible de cavaliers. Le gros de la troupe met pied à terre dans un pli de terrain propre à la cacher, pendant que les éclaireurs vont reconnaître le troupeau.

Si leur rapport fait connaître que le troupeau est nombreux, et qu’il s’y trouve soit des femelles pleines, soit des bêtes de l’année, on forme un relais qui va occuper les refuites connues ; et, lorsque la troupe qui doit attaquer juge le moment venu, elle se dirige vers les antilopes, d’abord au pas, puis au trot, et elle charge dès qu’elles partent d’effroi.

Il est rare qu’avant d’arriver au relais une bête reste en arrière et soit tuée. Le troupeau fuit avec ordre jusque-là, les mâles formant l’arrière-garde, et poussant devant eux les femelles et les faons ; mais, lorsqu’ils voient sortir, comme de dessous terre, trente ou quarante cavaliers hurlant comme des furieux, les animaux dont le ventre est trop lourd ou le jarret trop faible, c’est-à-dire les femelles pleines et les jeunes faons, perdent la tête, et, malgré les coups de cornes des mâles, qui voudraient les sauver, ils sont distancés par le reste du troupeau, et ne tardent pas à être entourés par les cavaliers du relais, qui les fusillent.

Si les éclaireurs ont reconnu un troupeau peu considérable ou dans lequel les animaux susceptibles d’être forcés sont en petit nombre, tous les cavaliers manœuvrent de façon à l’enfermer dans un vaste cercle qui se rétrécit peu à peu.

Lorsque ce mouvement est exécuté par un nombre de chevaux suffisant et à une allure vive, le troupeau est enfermé comme dans un parc et tellement ahuri, qu’il se presse et tourne sur lui-même au milieu du cercle, sans chercher à fuir par les intervalles restés libres.

Alors ce n’est plus une chasse, mais une véritable boucherie.

Le plus souvent, trop pressés de se rapprocher des antilopes, les cavaliers ne gardent pas leurs distances, et celles-ci en profitent pour s’échapper.

Cette chasse est agréable, non-seulement pour celui qui y prend une part active, mais encore pour le spectateur. Pour la pratiquer, il faut être habitué à manier un fusil à cheval et ne pas reculer devant les fatigues qu’entraînent ces courses, qui durent quelquefois une journée entière, sans compter la retraite, qui prend la moitié de la nuit.

la gazelle

On trouve en Algérie doux espèces de gazelles : celle du Sahara, qui habite la région des sables, et celle du Tell, que l’on rencontre sur les hauts plateaux et dans les montagnes qui bordent le désert au nord.

La première, beaucoup plus petite et d’un pelage plus fauve, est nomade comme l’antilope, c’est-à-dire qu’elle change de quartiers suivant les saisons.

La seconde ne sort guère d’un rayon de deux ou trois lieues autour de sa demeure habituelle. J’ai connaissance de plusieurs troupeaux de gazelles établis dans diverses montagnes situées au sud et à l’est de Constantine, que j’y ai toujours rencontrés depuis cinq ou six ans.

J’ai remarqué une habitude chez la gazelle du nord, qui non-seulement la distingue des autres ruminants, mais encore de tous les quadrupèdes vivant comme elle à l’état sauvage.

Chacun sait que les animaux en état de nature, bêtes noires, fauves ou nuisibles, font du jour la nuit, et vice versa.

La gazelle fait exception à cette règle générale, en se couchant, le soir, avec le soleil, pour aller au gagnage à la pointe du jour.

Voici comment je suis arrivé à connaître cette particularité, qui, selon moi, prouve que la gazelle est le plus timide et le plus craintif des animaux de la création.

En parcourant les crêtes d’une montagne connue dans le cercle de Constantine sous le nom de Zerazer, je rencontrai sur un point culminant et découvert une quantité considérable de fumées et un grand nombre de chambres de gazelles.

Connue cette demeure me parut fréquentée depuis longtemps et vidée depuis peu, je pensai que ces dames avaient été dérangées par une bête ou un brait quelconque ; ayant trouvé à trois ou quatre cents mètres de là un rocher qui dominait le pays, je m’y installai pour y passer la nuit et suivre les rugissements du lion qui m’avait été signalé.

Le soir, au moment où le soleil allait disparaître à l’horizon, j’aperçus un troupeau de gazelles marchant à la file et se dirigeant vers la demeure que j’avais reconnue.

Je les comptai, elles étaient six, dont un seul mâle, qui tenait la tête. Le chef de ce petit sérail arriva droit aux chambres dont j’ai parlé, gratta le sol deux ou trois fois, puis se mit à genoux et se coucha. Un moment après, tout le troupeau était couché autour de son chef.

Je les observai jusqu’à la nuit sans qu’elles quittassent leurs demeures, et, quand les premières lueurs me permirent de voir jusque-là, elles y étaient encore.

Ce ne fut qu’au moment où je me levai pour rentrer sous ma tente que le mâle donna l’éveil en frappant du pied, et que les gazelles quittèrent leurs reposées en s’étirant comme des paresseuses trop tôt éveillées.

Ne voulant point troubler ces pauvres bêtes, je m’éloignai en suivant une direction opposée et pus les voir longtemps immobiles à la même place.

Cette observation, que j’ai pu renouveler depuis, m’a donné la certitude que la gazelle dormait la nuit, de peur de rencontrer des animaux nuisibles sur son chemin ; et ce qui prouve qu’il n’y a pas d’autre raison à cette habitude, c’est que ses demeures, au lieu d’être cachées comme celles des autres animaux, se trouvent toujours soit sur un plateau, soit sur un versant parfaitement découvert, afin d’éviter toute surprise.

Sans rien affirmer sur la gazelle du désert, je crois qu’elle doit se garder de la même manière ; car, dans les premiers jours du siège de Zatcha, en 1849, j’en ai vu qui venaient, tous les matins à la pointe du jour, et tous les soirs un peu avant le coucher du soleil, s’abreuver en aval d’une source gardée par un de nos postes. Le bruit de la fusillade et du canon finit par les éloigner et les obliger à chercher des parages plus tranquilles.

La gazelle et le lion sont les deux extrêmes pour le moral et le physique.

Elle est timide autant qu’il est audacieux, faible autant qu’il est fort, belle par la finesse, la distinction, la délicatesse de ses formes et la douceur de son regard, comme il est beau par sa prestance de roi tenant son trône du ciel, par les proportions de son corps pétri de force, de souplesse et d’élégance, et la fierté placide de son regard, qui impose le respect et magnétise.

Si l’espèce humaine n’avait pas dégénéré, on pourrait comparer la gazelle à la femme et le lion à l’homme ; mais, s’il reste quelques femme qui méritent cette comparaison, et il en reste, le plus bel homme de notre siècle paraîtrait bien laid à côté du roi des animaux. Les Arabes rendent justice au mérite personnel de la gazelle, et surtout à la beauté de ses yeux, ce qui ne les empêche pas de lui faire une guerre à outrance.

Dans le sud, il la chassent comme l’antilope et avec des lévriers.

À moins qu’un troupeau ne soit cerné par un grand nombre de cavaliers et qu’il ne perde la tête, les jeunes et les femelles restent seuls au pouvoir des chasseurs ; les adultes se tirent toujours d’affaire ; car leur vitesse et leur fond sont supérieurs à ceux des meilleurs lévriers.

Dans le Tell, les Arabes font des battues qui ont pour objet de chasser les gazelles d’une montagne à une autre.

Des hommes cachés sous bois ou derrière un rocher occupent les accourres, tenant des lévriers en laisse, et, lorsque le troupeau passe à proximité, ils les lâchent sans bruit, de sorte que souvent plusieurs gazelles sont portées bas d’effroi ou par surprise sans avoir été courues.

Les fumées de la gazelle, séchées au soleil et réduites en poudre, donnent un goût et une odeur très-agréables au tabac que l’on fume en Algérie. C’est, selon moi, ce qu’il y a de meilleur dans cet animal, qu’il vaut mieux voir et avoir vivant que mort, tant il est intéressant et joli.