La Chasse au lion/08

La bibliothèque libre.
J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 139-149).

CHAPITRE VIII

le porc-épic et le menu gibier


le porc-épic

Il y a à Constantine plusieurs clubs ou sociétés de chasseurs de porc-épic, que les Arabes appellent hatcheichia, parce qu’ils fument le hatchich en guise de tabac. Les membres de ces différents clubs sont d’origine kabyle.

Leur qualité de hatcheichi, c’est-à-dire d’homme qui perd la raison en fumant, leur a valu le mépris de tous les indigènes. Afin de se consoler de cette réprobation générale, ils se réunissent, tous les soirs, pour fumer au son du tam-tam et hurler comme des bêtes jusqu’à ce qu’ils tombent sous le poids du sommeil et du hatchich.

Il existe entre les différents clubs une rivalité telle, qu’avant la prise de Constantine et le jour de la fête du printemps, ceux de la porte d’El-Kantara et ceux de la porte Jebia se livraient des batailles sanglantes dans lesquelles l’arme offensive et défensive était pour tous la massue.

L’autorité française a mis un terme à ces rencontres dans les murs de la ville ; mais ces messieurs se dédommagent quand ils se trouvent en présence sur le théâtre de leurs opérations cynégétiques.

Les hatcheiehia aiment la chasse au porc-épic avec une passion difficile à comprendre quand on ne sait pas toutes les difficultés qu’ils sont obliges de vaincre pour prendre un de ces animaux. C’est ce que je vais faire en sorte d’expliquer de mon mieux.

Le porc-épic a les mœurs et les habitudes du blaireau, duquel il ne diffère que par la cuirasse dont l’a doué la nature afin de le préserver des hyènes et des chacals, qui souvent habitent le même terrier que lui. Il se creuse des demeures à une grande profondeur et toujours au pied d’un rocher.

Dans les environs de Bougie et de Ghelma, nos soldats en ont pris des quantités fabuleuses avec des lacets en laiton ; il est probable qu’il s’en trouvait autrefois aux environs de Constantine, qui sont très-rocailleux et remplis de terriers où les chacals pullulent ; mais les hatcheiehia ont dû les exterminer, puisqu’il n’en reste plus.

C’est ordinairement à la fin de l’hiver que les chasseurs de porc-épic se mettent en campagne. Comme ils sont obligés de marcher plusieurs jours avant de pouvoir chasser, comme chaque déplacement dure au moins un mois et qu’ils savent par expérience que leurs habitudes ne leur donnent aucun droit à l’hospitalité arabe, ils font des préparatifs en conséquence.

La veille du jour fixé pour le départ, on se réunit dans la salle du club et on y fait ripaille jusqu’à l’ouverture des portes. Ceux qui n’ont pas le bonheur de faire partie de l’expédition font la conduite à leurs confrères, qu’ils embrassent en les quittant comme s’ils ne devaient plus les revoir.

Les chasseurs, d’ordinaire au nombre de huit ou dix, promettent monts et merveilles pour l’honneur du club, et partent, précédés d’un ou deux baudets qui portent les outils et les munitions de bouche, et suivis de quelques couples de chiens griffons presque toujours galeux. Chacun d’eux est armé d’un bâton de cinq pieds de long, à l’extrémité duquel est adapté un morceau de fer en forme de lance avec des dents comme celles d’une scie.

C’est l’instrument destiné à pourfendre l’ennemi et à le tirer hors du trou. Des marteaux en fer de toutes les formes et de toutes les dimensions ornent la ceinture des plus robustes, dont la mission est d’élargir les voies pour livrer passage à un enfant de dix à douze ans, le plus petit, le plus malingre, le plus allongé de la création, qui, s’il marchait sur les mains, ressemblerait à un basset.

Cet avorton est couvert des pieds à la tête d’un vêtement de peau qui lui donne un faux air d’araignée, et qui est sa cuirasse, à lui.

C’est pourtant là le héros, l’Hercule de la bande, car c’est toujours lui qui attaque l’animal.

Après avoir marché plusieurs jours à travers les montagnes et les plaines, couchant à la belle étoile, sous la protection des douars, qui leur permettent à peine de camper à portée de fusil, ils arrivent à un terrier dont ils ont connaissance, ou qui leur a été signalé.

Le porc-épic a laissé tomber quelques plumes qui accusent sa présence ; des traces nombreuses et de bon temps indiquent sa sortie et sa rentrée habituelle. Il ne saurait y avoir doute : cette demeure est habitée.

Les chiens, découplés, disparaissent dans les bouches du terrier, et, aux premiers coups de voix qui se font entendre, les chasseurs répondent par un hourra joyeux, et disposent les outils qui doivent servir au siège de la place.

Lorsque tout est prêt pour ouvrir la tranchée, on cherche le bipède qui remplit les fonctions de basset, pour l’envoyer en reconnaissance ; mais c’est en vain, il a disparu avec sa lance, et l’on a beau le demander aux échos d’alentour, en l’appelant par les noms les plus tendres, celui sur qui repose l’orgueil du club et l’espoir de l’expédition est invisible.

Pendant que les chasseurs se désolent et le croient perdu, les chiens sortent du terrier, le poil hérissé ; puis, derrière les chiens, apparaît bientôt un pied, ensuite une jambe sortant à reculons, et, peu après, le corps et la tête de l’enfant, qui jette au milieu de ses compagnons un porc-épic presque aussi grand que lui, et plein, de vie, quoique transpercé par le fer de la lance, qu’il mord à belles dents, comme s’il voulait l’arracher.

L’animal ayant été tué d’un coup de couteau sous la gorge, on lui ouvre le ventre, afin de le vider, et on remplace les intestins par des plantes aromatiques mêlées à quelques poignées de sel. Cette opération a pour objet de conserver le porc-épic jusqu’à la fin de la campagne, et de le faire figurer sur la table du club à Constantine.

Il est bon de dire que les choses ne se passent pas toujours ainsi, et que, le plus souvent, ce n’est qu’après plusieurs jours de siège et de travaux pénibles que l’animal est pris, quand toutefois il est pris ; car il arrive quelquefois que les voies sont si étroites et les parois du rocher si dures, que, malgré les pinces, les marteaux et la passion des travailleurs, l’enfant, quelque fluet qu’il soit, ne peut arriver jusqu’au dernier réduit du porc-épic, et qu’il faut renoncer à la prise.

Ces chasseurs parcourent ainsi les cercles de Constantine, de Ghelma et de Bône. J’en ai rencontré même dans le cercle de la Calle, à soixante lieues de leur point de départ. Leurs expéditions sont plus ou moins heureuses, et, s’il arrive qu’ils rentrent avec une douzaine d’animaux, qui leur servent à faire ripaille pendant plusieurs jours, quelquefois aussi, après un mois de marche, de fatigues et de privations, ils n’apportent qu’un seul porc-épic.

Lorsque ce cas se présente, les membres du club se réunissent comme d’habitude pour fêter la rentrée de leurs frères, et l’animal rôti est servi sur un plat de bois, et placé au milieu de l’assemblée, qui forme le cercle autour de lui et le contemple avec bonheur.

Le président du club invite son voisin de droite à se servir ; celui-ci touche le plat du bout des doigts de la main droite, qu’il porte à ses lèvres, en disant : J’en ai assez. Tous les convives imitent son exemple, et se rejettent sur le couscoussou et les dattes qui entourent le plat d’honneur. Puis on chante à tue-tête, en s’accompagnant des mains et du tam-tam, les exploits passés, présents et à venir, et la pipe fait le reste.

Le club se réunit le lendemain, le surlendemain et tous les jours de même jusqu’à ce que les voisins se plaignent du tapage que font les hatcheichia pendant la nuit, de l’infection insupportable qu’exhale le porc-épic passé à l’état de putréfaction complète, jusqu’à ce qu’enfin la police intervienne pour mettre à la porte la chasse et les chasseurs, qui s’en vont ouvrir ailleurs leurs séances.

À propos du porc-épic, je suis bien aise de rappeler ici un fait dont j’ai été témoin et qui vient à l’appui de ce que j’ai dit au chapitre de l’hyène. Ayant rencontré un jour une troupe d’hatcheichia assiégeant un terrier, je mis pied à terre pour assister au dénoûment.

Après plusieurs heures d’un travail acharné, une hyène fut prise et tirée dehors par un enfant de douze ans, qui avait logé deux pieds de sa lance dans le corps de l’animal.

Des chasseurs européens eussent été fiers de ce résultat ; les hatcheichia en furent mécontents et humiliés : mécontents, parce qu’à leurs yeux c’était un mauvais augure, et humiliés, parce que les Arabes des environs qui étaient venus assister à leurs travaux les accablèrent de toutes sortes de mauvaises plaisanteries.

Il va sans dire que l’anima] fut laissé sur le terrain pour servir de pâture à ses pareils, et que les chasseurs quittèrent le pays pour se soustraire aux invectives des Arabes et chercher ailleurs des réduits mieux fréquentés.

Comme ils ne font que deux ou trois campagnes par an, afin de se tenir eux et leurs chiens en haleine, les hatcheichia chassent les hérissons. Quand le ciel est serein et la lune bonne, ils partent de Constantine dans l’après-midi avec quelques couples de griffons, et ils vont battre la plaine toute la nuit. Dès qu’un chien rencontre la voie du hérisson, il se récrie et est rallié par les autres, qui chassent de concert, comme s’il s’agissait d’un cerf ou d’un sanglier.

Dès qu’il se voit pris, l’animal se roule comme un manchon, opposent les pointes dont il est couvert aux dents de la meute. Un des chasseurs le prend avec le pan de son burnous, le met dans son capuchon, et la chasse continue ainsi jusqu’au matin.

le menu gibier

Pendant les premières années de l’occupation française, le gibier de toute sorte était si abondant en Algérie, qu’une perdrix valait dix centimes, deux lièvres un franc, et ainsi du reste. Les plus mauvais chasseurs rentraient toujours des carnassières pleines, et, dans un grand nombre de localités, on chassait à une portée de canon du rempart quand c’était une ville, du fossé quand c’était un camp.

Il me souvient qu’au mois de septembre 1842 j’ai tué, un jour entre le déjeuner et le dîner, dans les environs de Glielma, quarante-cinq perdreaux et sept lièvres avec un fusil de dragon. J’ajouterai que je ne suis pas un tireur de première force et que j’en connais qui, armés d’un fusil Lefaucheux, auraient tué le double.

À force de chasser en tout temps, le gibier est devenu plus clair-semé autour des villages et des camps, et rare près des villes. Cependant, comme il existe dans toutes les provinces, et surtout dans celle de Constantine, bien des points, éloignés de nos centres de population, où le gibier de toute espèce abonde, il est encore facile de faire de belles chasses en Algérie.

Pour cela, il faut se déplacer pendant plusieurs jours en compagnie d’un officier attaché aux affaires arabes ou d’un caïd. Si c’est en hiver, on va s’établir sur le bord d’un lac, dans lequel on est sûr de semer tout le plomb dont on se sera muni, contre les oies, les canards, les cygnes et autres oiseaux aquatiques qui sont là par milliers.

Les habiles trouveront sur le bord des lacs, et dans les prairies submergées, des légions de bécassines.

Aux mois de juillet et d’août, avant que les chacals et autres braconniers à poil aient prélevé la dîme, on tombe au milieu de compagnies de perdreaux rouges (la perdrix grisa n’existe pas en Algérie), dont les aïeux n’ont jamais entendu un coup de fusil et qu’il faut pousser du pied pour les décider à partir.

Dans les provinces d’Oran et d’Alger, le lapin pullule ; celle de Constantine n’en a qu’à ses limites du côté de l’ouest ; mais, en revanche, le lièvre y est si abondant, que, lorsqu’une expédition est dirigée vers l’est ou vers le sud, chaque jour nos soldats en prennent avec la main des quantités considérables, soit pendant les marches, soit même dans les bivouacs.

Chassé au chien courant, le lièvre d’Afrique, d’un tiers plus petit que celui d’Europe, ne prend jamais de parti, ne débuche jamais, et se terre quand il peut lorsqu’il est sur ses fins.

Au printemps et en automne, les oiseaux voyageurs viennent augmenter les richesses cynégétiques indigènes, de telle façon que, dans les plaines éloignées des points d’occupation, on rencontre comme des semies de grues, d’outardes, de poules de Carthage, de pluviers, de cailles, de bécasses, et autres ennemis de la poudre et du chasseur.

Je me résume : l’Algérie renferme des éléments précieux pour la vénerie et la chasse. Il suffit de vouloir et savoir pour les trouver.

Au paresseux, au sybarite, au chasseur efféminé, le soin de glaner autour des villes et des camps. Au vrai disciple de saint Hubert, les riches moissons, loin, bien loin, dans la montagne et dans la plaine.