La Chasse au lion/09

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J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 150-178).

CHAPITRE IX

la fauconnerie en afrique

Dans un pays où l’histoire s’écrit à coups de fusil, il est difficile de remonter à la source des usages et des coutumes de ses habitants, surtout lorsque, comme les Arabes, ils vivent dans un milieu de tradition et de croyances qui, le plus souvent, ne vont pas au-delà des limites de la tribu et de la génération présente.

Aussi sans rien affirmer sur l’origine de la fauconnerie en Afrique, je dirai que les Arabes proprement dits paraissent l’avoir importée avec eux, puisqu’elle est presque inconnue chez les Chaouia et les Kabyles, qui les ont précédés dans les occupations de ce pays.

La chasse au faucon en Algérie est le privilège des grands et des forts. Ceux qui la pratiquent avec passion sont les descendants des familles nobles et militaires qui se sont ralliées à la France pour conserver ou obtenir des commandements.

Quel que soit le pouvoir ou la fortune d’un indigène, il ne peut, s’il n’est pas un peu noble ou d’une bravoure bien établie, se livrer à l’art de la fauconnerie sans courir le risque d’être tourné en ridicule et quelquefois molesté par les siens.

L’oiseleur d’un caïd de ma connaissance m’a rapporté à ce sujet une anecdote assez curieuse, et dans laquelle il a joué, comme on le verra, un rôle dangereux.

Cet homme, qui est, après un certain Mabrouk dont je parlerai plus loin, le plus enragé fauconnier que j’aie connu en Afrique, mérite d’occuper un instant l’attention du lecteur.

Il se nomme Abdallah, et appartient à la tribu des Mahatlah, dont il est un des plus braves cavaliers, ce qui n’est pas peu dire.

Le jour où je lui demandai son âge, il me répondit qu’il était né l’année de la poudre.

Or, comme avant sa soumission à la France cette tribu passait son temps à faire le coup de fusil avec ses voisines, je dus lui donner l’âge qu’il paraissait avoir, c’est-à-dire quarante ans.

D’une taille au-dessous de la moyenne, d’un air grave et taciturne, d’une apparence frôle et maladive, pour qui le voit en passant cet homme n’a rien de remarquable.

Mais, lorsqu’il se trouve en compagnie de gens qui lui sont sympathiques, et que la conversation roule sur des sujets de guerre ou de chasse, son visage s’anime, ses yeux lancent des éclairs, et ses narines se dilatent comme pour respirer à longs traits l’odeur de la poudre et du sang ; car, pour lui, la chasse, c’est l’agonie de la victime dont les faucons déchirent les yeux et la tête ; la guerre, c’est l’action de couper le cou de l’ennemi vivant.

Avec ces instincts féroces qui sont le propre de la sauvagerie, Abdallah possède une âme sensible, un cœur aimant.

Son intérieur se compose d’une vieille mère, qu’il aime et qu’il respecte, ce que ne font pas la plupart des Arabes, de trois enfants qu’il adore, et d’une jument née le jour où mourut sa femme, et à laquelle il a donné son nom.

Depuis cette époque, non-seulement il a résisté aux instances de sa mère, qui voulait le remarier, mais encore il porte et m’a assuré qu’il portera jusqu’à sa mort le deuil de sa femme.

Afin de juger de ce qu’a de pénible le deuil des Arabes, accoutumés à des ablutions journalières, il faut savoir qu’il consiste à ne plus laver ni son corps ni ses vêtements.

Quand j’ai connu ce brave homme, sa femme était morte depuis six ans, c’est vous dire que sa personne et ses burnous ne respiraient pas un air de grande propreté ; mais l’intérêt que m’inspirait son caractère me faisait passer outre et le bien accueillir toutes les fois que j’allais dans sa tribu.

Au mois de mai 1850, je procédais à la perception des impôts dans le pays qu’habite Abdallah. Dès qu’il apprit mon arrivée, il s’empressa de me faire sa visite et me demanda la permission de venir tous les jours dans mes moments de loisir.

Comme j’avais beaucoup de plaisir à entendre ses récits de guerre et de chasse, je ne lui cachai point que je le recevrais volontiers, et j’appris le lendemain qu’il s’était installé sous la tente de mes spahis pour la durée de notre séjour.

Un soir où j’étais désœuvré et où quelques chefs indigènes se trouvaient réunis sous ma tente, je fis appeler Abdallah pour lui faire raconter une des anecdotes de son répertoire. Après avoir échangé les saluts d’usage avec mes hôtes, qui étaient de ses amis, et s’être enquis de ce que je désirais de lui, Abdallah se recueillit un instant, puis il prit la parole en ces termes :

— Dans le courant de l’année où Alger tomba au pouvoir des chrétiens, nous eûmes, mon cousin Lakdar et moi, l’idée de mystifier un cheik des Ouled-Bou-Ghanem, notre voisin, qui, quoique un homme de rien, se permettait, disait-on, d’élever et d’affaiter[1] des faucons.

À cet effet, nous prîmes deux jeunes aigles dont nous avions connaissance dans leur aire, et nous les dressâmes à chasser les faucons niais[2] que nos pâtres nous apportaient chaque jour.

Lorsque nous jugeâmes nos oiseaux suffisamment affaités et accoutumés au bruit des hommes et des chevaux, nous envoyâmes un de nos affidés auprès des gens du cheik, afin de savoir où et quand il commencerait ses chasses.

Ayant appris le lieu et le jour désignés, nous partîmes, Lakdar et moi, avant la pointe du jour, poussant devant nous l’âne qui portait nos aigles encapuchonnés et quelques faucons pour les rappeler au besoin.

Le cheik et les siens n’arrivèrent que longtemps après nous près de l’Oued-Mellegh, où ils devaient chasser l’outarde. Les tamarins qui bordent le ruisseau nous permettant de suivre la chasse sans être aperçus, nous réglâmes notre marche sur celle des chasseurs.

Bientôt une compagnie d’outardes s’envola devant les cavaliers qui battaient la plaine ; quatre faucons furent successivement lâchés, et une outarde fut à l’instant séparée et vigoureusement attaquée.

Nos aigles délivrés de leur capuchon, ne tardèrent pas à apercevoir la chasse, vers laquelle ils prirent leur vol, d’abord lourdement et en suivant une ligne droite, puis avec plus de vitesse et en tirant des bordées qui les rapprochaient peu à peu à mesure qu’ils s’élevaient.

Après avoir attaché notre âne à un tamarin, nous remontâmes le cours du ruisseau afin de mieux suivre l’action.

L’outarde, séparée de la compagnie, et, comme je l’ai dit vigoureusement attaquée par les quatre faucons réunis, n’avait d’autre moyen de salut que de les maintenir au-dessous d’elle.

À cet effet, elle s’était élevée verticalement à une hauteur telle, que nous l’apercevions grosse comme un pigeon, tandis que les oiseaux acharnés après elle, tantôt nous apparaissaient comme des sauterelles, tantôt disparaissaient tout à fait.

Les deux aigles, une fois arrivés dans ces hautes régions, se confondirent tellement avec la chasse, que bientôt il nous fut impossible de les distinguer des autres oiseaux.

Le cheik et ses cavaliers étaient arrêtés dans la plaine, les yeux fixés vers le ciel, attendant comme nous l’issue de cette lutte aérienne.

Tout à coup il nous sembla entendre au loin des cris perçants et répétés ; peu de temps après, nous pûmes voir un corps noir et grossissant à mesure qu’il se rapprochait, tantôt se débattre vivement, tantôt descendre verticalement vers les régions basses.

Nous pûmes reconnaître alors nos deux aigles, les ailes déployées, se laissant remorquer par le poids de l’outarde, qui, les pattes pendantes et les ailes fermées, tombait vers la terre sans donner aucun signe de vie.

Nos regards cherchèrent en vain les faucons du cheik, ils avaient disparu. Toute notre attention se porta alors du côté des cavaliers.

Au moment où l’outarde et les aigles tombèrent en sifflant au milieu du large cercle formé par le cheik et les siens, un long cri de trahison vint nous glacer de terreur.

Nous nous rappelâmes, mais trop tard, que, dans la précipitation avec laquelle nos oiseaux avaient été lâchés, l’entrave était restée aux pied de l’un d’eux. Plusieurs hommes avaient mis pied à terre et disposaient leurs burnous de façon à prendre les aigles sans être blessés.

Il ne nous restait plus qu’à fuir ; c’est ce que nous fîmes de toute la vitesse de nos jambes, sans penser à notre âne, qui, cependant, devait me sauver la vie ce jour-là.

Il y avait près d’une heure que nous courions toujours en remontant le cours du ruisseau et sans sortir des arbres qui le bordent, lorsque nous aperçûmes quatre cavaliers à deux cents pas derrière nous, et plus loin le goum du cheik tout entier.

Tout ce monde arrivait sur nos traces au trot et au galop.

Il n’y avait plus de fuite possible, nous cherchâmes à nous dérober à leurs yeux.

Lakdar choisit une touffe de tamarins et de ronces ; quant à moi, je descendis vers le lit du ruisseau, dans lequel j’entrai avec de l’eau jusqu’au cou et la tête cachée par les herbes qui tombaient de la berge.

À peine étais-je installé dans ma cachette, que j’entendis les pas de chevaux et la voix d’un cavalier qui criait aux gens du cheik : — Venez de ce côté, nous sommes sur leurs traces ! On voit leurs pas comme on voit le soleil, Ils sont deux fils de chiens ensemble !

Un galop bruyant et les hennissements des chevaux échauffés par une longue course m’annoncèrent l’arrivée du cheik et de tout son monde.

— Que dix hommes, dit le cheik en arrivant, se portent en avant jusqu’à ce qu’ils ne trouvent plus de traces. Alors seulement ils s’arrêteront, gardant militairement les deux rives. Vous autres, enfants, pied à terre, et suivez un pistolet au poing, les pas de ces chiens, que vous m’amènerez vivants si vous le pouvez.

Je compris à cet ordre que c’en était fait de Lakdar : ma position étant meilleure que la sienne, je conservai l’espoir de lui survivre pour le venger.

Seulement alors je m’aperçus que mes pieds enfonçaient dans la vase, et que l’eau, qui d’abord couvrait à peine mes épaules, commençait à mouiller mes lèvres.

On dit que celui qui ne connaît pas la peur n’est pas un homme : eh bien, moi, j’ai eu peur ce jour-là, non pas tant des menaces de l’ennemi acharné à notre poursuite que de mourir noyé.

Je fus tiré de mes préoccupations personnelles par un coup de feu suivi d’imprécations et de plusieurs autres coups de feu.

Mon cousin se voyant, découvert, avait déchargé son pistolet sur le groupe qui l’entourait, et qui, malgré la défense du cheik, n’avait pu s’empêcher de riposter.

Quelques paroles que je pus saisir au milieu du vacarme qui se faisait près de moi me firent comprendre que Lakdar n’était pas mort et qu’on le traînait vers le cheik.

N’y tenant plus et voulant, au risque de me faire prendre, savoir ce qu’on allait faire de lui, j’allais quitter ma retraite, lorsque deux hommes sautèrent dans le lit du ruisseau.

— Voilà où il est descendu, dit le premier en montrant mes pas sur le sable.

— Il entre ici, dit l’autre en se portant sur le bord de l’eau, où je me tenais immobile à dix pas de lui et le regardant à travers les herbes qui couvraient ma tête.

C’est singulier, continua le dernier qui avait parlé, on ne voit plus de traces dans le lit du ruisseau. S’y serait-il fourré ?

En ce moment, j’entendis marcher sur la berge au-dessus de ma tête, et un homme dire à celui qui se trouvait près de moi :

— Mohammed, le cheik m’envoie te chercher, parce qu’aucun des cavaliers restés près de lui n’a un couteau aussi bon que le tien.

— Pourquoi faire ? répliqua celui-ci.

— Pour décapiter le chien que nous venons de prendre, répondit l’envoyé.

La perspective de couper une tête d’homme l’emportant sur l’ardeur de la recherche à laquelle ils s’étaient livrés jusqu’alors, fit que ces arabes s’éloignèrent aussitôt, ce qui me tira de la position la plus épouvantable où je me sois trouvé de ma vie.

D’après ce que j’avais entendu, mon cousin allait avoir la tête tranchée, et je ne pouvais rien pour le secourir.

Persuadé que les hommes qui venaient de partir reviendraient après l’exécution, et ne pouvant, sans laisser de traces, chercher un autre abri, je résolu de rester je me trouvais.

Une racine que j’avais aperçue sous la berge, au-dessus de ma tête, m’avait permis de m’y suspendre un instant et de prendre une position qui ne présentait plus le même danger que la première.

Après avoir entendu les cris et les rires bruyants excités par la triple exécution qui avait lieu derrière moi, il me sembla distinguer les pas des chevaux s’éloignant du ruisseau, puis je n’entendis plus rien.

Le temps avait marché, et avec lui le soleil, qui avait disparu au couchant.

Bientôt vint le crépuscule, et enfin je pus voir quelques étoiles briller au ciel.

Je sortis alors doucement de ma retraite et montai avec précaution sur la berge du ruisseau.

J’écoutai, je regardai… rien, aucun bruit, si ce n’est le coassement des grenouilles ; aucun être vivant, si ce n’est quelques chacals rôdant autour du cadavre de Lakdar, que je trouvai horriblement mutilé et flanqué de nos deux aigles, décapités comme lui.

Après m’être assuré que j’étais bien seul, j’enveloppai le corps et la tête de mon cousin dans mon burnous, et, l’ayant chargé sur mon épaule, je me dirigeai vers le fort où nous avions caché notre âne le matin.

Je le trouvai à la même place broutant l’herbe au pied du tamarin qui le retenait. Je me servis de la corde qui serrait ma tête pour attacher solidement mon précieux fardeau, puis je coupai à travers la plaine afin de gagner un sentier qui devait me faire arriver à notre douar avant le jour.

Je marchais depuis environ quatre heures sans avoir fait aucune rencontre, toujours suivi par quelques chacals que l’odeur du sang alléchait, lorsque mon âne s’arrêta tout court, dressant les oreilles et tremblant de tous ses membres.

J’aperçus aussitôt deux yeux brillants comme des charbons sur mon chemin et non loin de moi.

Habitué à ces sortes de rencontres, je m’empressai de couper les liens qui retenaient le cadavre de Lakdar sur le dos de l’âne ; je le mis sur mon épaule comme devant, et pris à travers champs, laissant ma pauvre bête clouée par la peur sur le chemin.

Quand j’eus marché environ cent pas, j’entendis comme la chute d’un corps lourd qui est violemment jeté à terre, puis une espèce de râlement, puis plus rien.

Le lion ayant accepté le sacrifice que je venais de lui faire, je me rassurai sur mon propre compte et regagnai, en faisant un grand circuit, le sentier que j’avais quitté.

Peu de temps après, je rencontrai quelques cavaliers de nos parents qui allaient à notre recherche.

Après m’avoir entendu leur raconter ce qui s’était passé depuis le matin, ils voulurent aller à l’instant même venger la mort de Lakdar.

Je leur fia comprendre qu’ils n’étaient pas en nombre suffisant, que nous ne pouvions laisser là le corps de notre ami, et enfin que j’étais sans armes et à pied.

Un cavalier mit le burnous qui contenait les restes de Lakdar en travers de sa selle, un autre me prit en croupe et nous regagnâmes le douar avant que personne fût debout.

Le soir du même jour, à l’heure du souper, cinquante cavaliers choisis et de chacun desquels on pouvait dire : C’est un tel, arrivaient au pas de leurs chevaux et mettaient pied à terre près de la smala du meurtrier de Lakdar.

Il y avait une grande réjouissance chez le cheik, en l’honneur de l’exécution du matin. Le couscoussou venait d’être servi, nous arrivions fort à propos.

Les chiens ayant donné l’éveil à notre approche, nous fûmes abordés par quelques serviteurs qui se montrèrent étonnés de voir tant de convives arriver à la fois.

Pendant que dix cavaliers étranglaient ces derniers avec les cordes de chameau qui entouraient leurs têtes, les autres arrivaient devant la tente du cheik et sabraient la valetaille et les invités de bas étage, dont la place était dehors en attendant les restes du dîner.

Jusque-là, j’avais laissé faire mes compagnons et ne m’étais occupé que de rechercher le cheik, que je voulais tuer de ma main.

Les abords de la tente une fois déblayés, je m’élançai le premier dans l’intérieur, où se tenaient assis en cercle, dans une immobilité complète, une douzaine de grands avec le cheik.

Un quart d’heure après, leurs têtes étaient rangées avec ordre autour du plat de couscoussou encore fumant, et les cinquante cavaliers rentraient dans leurs douars respectifs, poussant devant eux un immense troupeau et chargés d’un butin considérable.

Tout cela s’était passé sans un coup de fusil et presque sans bruit, de sorte que les douars voisins de la smala du cheik apprirent notre coup de main trop tard pour le secourir.

Depuis ce jour jusqu’à l’arrivée des Français, qui ont mis un terme aux hostilités, bien des têtes sont tombées sur la limite des deux tribus ; mais jamais on n’y a vu d’autres faucons que les nôtres.

Comme on peut, en juger par ce récit, les nobles et les guerriers ont, en Algérie le monopole de la chasse au vol, et il n’est pas permis au premier venu de la pratiquer.

Les tribus chez lesquelles on rencontre des oiseleurs émérites sont : les Zmouls, les Righa, les Amers de Sétif, et les Arabes nomades qui prennent leurs quartiers d’hiver dans le Sahara et viennent passer les trois autres saisons sur les hauts plateaux qui avoisinent Constantine.

Il est rare que les Arabes gardent les faucons dont ils se sont servis pendant la saison des chasses. Le plus souvent, ils les lâchent à la fin de février pour en reprendre d’autres au commencement de l’automne.

Dans quelques tribus, on se sert du faucon niais ; cet oiseau est plus facile à apprivoiser et à dresser, mais il est moins courageux et plus sujet à des maladies que le faucon hagard. On prend celui-ci à la fin de l’été et de la manière suivante :

Après avoir remarqué le rocher ou les ruines dans lesquelles le faucon a l’habitude de passer la nuit, un cavalier arrive le matin, de bonne heure, porteur d’un pigeon ou d’une perdrix, dont le corps est enveloppé d’un filet dans lequel se prend le faucon par les serres, lorsqu’il fond sur l’appât que le cavalier a lâché devant lui.

Les Arabes connaissent plusieurs espèces de faucons, qu’ils distinguent par des noms propres à chaque espèce. Quel que soit d’ailleurs le genre auquel l’oiseau appartient, l’éducation du faucon adulte ôtant beaucoup plus difficile que celle du faucon niais, nous ne parlerons point de cette dernière.

Dès que le cavalier chargé de prendre le faucon l’a vu fondre sur l’appât, soit en l’air, soit à terre, il s’empresse d’arriver et de le prendre avant qu’il ait pu déchirer le filet qui retient ses serres.

Séance tenante, il lui met le capuchon, qui a pour objet de l’empêcher de voir, et des entraves auxquelles est attachée une corde de quatre ou cinq pieds pour l’empêcher de fuir.

Cette besogne terminée, le cavalier entre au douar, portant le faucon sur son épaule ou sur sa tête, sans que celui-ci pense à s’envoler, tant la perte de la vue l’a rendu timide.

En arrivant sous la tente, l’oiseau est placé sur un perchoir d’un pied de haut, rembourré de drap pour préserver ses griffes. C’est là que commence l’affaitage ou l’action de dresser l’oiseau. Il s’agit, avant tout, de l’habituer à la vue des hommes, des chevaux et des chiens, à se laisser mettre et enlever capuchon et entraves, à prendre enfin à la main la nourriture qu’on lui offre.

Il est très-peu de faucons qui n’opposent une grande résistance ; il en est qui refusent toute nourriture pendant plusieurs jours : d’autres se défendent du bec et des serres quand on les touche ; il en est enfin qui sont tellement intraitables, qu’il faut renoncer à les apprivoiser. Une chose très-remarquable, c’est que les meilleurs à la chasse sont ceux qui se sont montrés les plus sauvages pendant leur éducation.

Le moyen le plus sûr de dompter le faucon est la privation de lumière et de nourriture pendant plusieurs jours. On les habitue ensuite à sauter du perchoir à terre et plus tard sur le poing pour y prendre leur nourriture. Lorsqu’ils sont suffisamment accoutumés à la vue des hommes et des chevaux, on leur présente l’animal ou l’oiseau qu’on veut leur faire chasser, en leur permettant de manger un peu de sa chair après qu’ils l’ont tué.

La curée chaude est, aux yeux des Arabes, la meilleure leçon pour préparer les oiseaux. On a vu des faucons, auxquels la privation de nourriture et de lumière n’avait rien enlevé de leur sauvagerie, devenir tout à coup les amis de l’homme qui leur donnait soit un lièvre, soit une perdrix à tuer, en les laissant se repaître de sa chair.

Lorsque les faucons attaquent franchement l’animal qu’on leur présente au perchoir, on répète cette leçon à cheval.

À cet effet, on s’en va dans une plaine après s’être muni de plusieurs lièvres ou de plusieurs perdrix, selon que les oiseaux sont destinés à l’une ou à l’autre de ces chasses. Dès qu’on a trouvé un endroit parfaitement découvert, on s’y arrête. Les faucons, couverts de leurs capuchons et armés de leurs entraves, sont portés par les cavaliers sur l’épaule ou sur la tête.

Quand on se prépare à les lancer, on les place sur la poing du bras gauche ganté à la crispin.

La leçon se donne d’abord isolément : pendant qu’un cavalier met en liberté une perdrix dont on a rogné les ailes, ou un lièvre qui n’a que trois pattes, l’oiseleur décapuchonne un oiseau. Il est facile de comprendre que cette épreuve doit fixer l’opinion du fauconnier sur le talent de ses élèves, qui, privées de lumière et de liberté depuis un mois, se trouvent tout à coup libres et en rase campagne.

Il arrive quelquefois que le faucon ne prête aucune attention au lièvre qui court ou à la perdrix qui vole ; dès qu’il a compris qu’il est libre, il reprend avec des cris de joie la liberté qu’on lui avait ravie. De tels oiseaux ne sont jamais regrettés par les vrais connaisseurs.

Il faut dire que, le plus souvent, au contraire, dès qu’il est décapuchonné, le faucon, s’il aperçoit le lièvre ou la perdrix, ne pense pas à recouvrer son indépendance, mais d’abord à assouvir ses instincts. Il fond bravement sur sa proie, qu’on lui fait tuer, puis il se laisse prendre et remettre capuchon et entraves.

Pour qu’il soit un faucon bien affaité, il suffira maintenant de lui apprendre à obéir à la voix du fauconnier lorsqu’il rappelle. On se sert pour cela d’une peau de lièvre, empaillée, appelée leurre.

Après que le faucon a tué l’animal lâché devant lui, le fauconnier s’avance en lui présentant le leurre qu’il a dû lui faire connaître déjà, en l’appelant d’une façon particulière.

Cette manœuvre a pour but de faire venir l’oiseau sur son poing ou sur son épaule. Si l’animal reste sourd à l’appel qui lui est fait, le fauconnier met pied à terre, s’approche de l’oiseau et lui présente le leurre en lui laissant voir quelques morceaux de chair qui ne manquent jamais de l’attirer à lui.

Lorsqu’un faucon, soit qu’il s’écarte en chassant, soit qu’il s’acharne sur sa proie, connaît bien le leurre, il est regardé comme propre à voler, c’est-à-dire que son éducation est terminée.

Comme je n’ai pas eu l’intention de publier un traité de fauconnerie, je renvoie le lecteur désireux de connaître les soins à donner aux faucons aux auteurs français et étrangers qui ont écrit tout ce qu’un fauconnier doit savoir pour tenir un vol en bon état.

Je dois pourtant constater un fait qui pourra être utile à ceux qui pratiquent ou voudraient pratiquer cette chasse.

D’après les auteurs qui ont écrit sur la fauconnerie, les faucons, en Europe, sont sujets à une foule de maladies, souvent, mortelles, malgré les soins qui leur sont donnés. Il n’en est pas ainsi, en Algérie, où les même cas sont très-rares. Je crois qu’il y a trois raisons qui expliquent et causent cette supériorité du faucon africain.

La première est que les Arabes ne se servent presque jamais que des faucons adultes. La seconde est qu’ils leur rendent leur liberté avant l’époque de la mue. La troisième, enfin, est qu’au lieu d’être enfermés, les oiseaux suivent leurs maîtres dans les voyages, portés sur l’épaule, et que, quand la tribu a pris son campement, on leur permet de passer la journée sur le perchoir ou autour du perchoir, en dehors de la tente, sous laquelle ils ne rentrent qu’à la nuit.

C’est ordinairement au mois de décembre que l’éducation des faucons est terminée et qu’ils commencent à voler. Les Arabes du nord chassent le lièvre et la perdrix ; ceux du sud le lièvre et l’outarde.

Rendez-vous ayant été pris pour chasser le lièvre, le maître du vol quitte sa toute, suivi des oiseleurs et des cavaliers de son service. À son arrivée au rendez-vous, les invités qui s’y trouvent viennent lui baiser la main, puis ils montent à cheval.

Sur un signal du chef, les oiseleurs se portent en avant, marchant sur une seule ligne, tandis que les cavaliers se déploient en tirailleurs, au galop, sur les flancs. Le maître du vol et les grands qui l’accompagnent suivent les oiseleurs.

Après que les cavaliers déployés sur les côtés ont pris leurs distances, qui sont ordinairement de dix à quinze mètres, ils font face en tête, passent au pas et marchent droit devant eux en réglant leurs allures, savoir : les plus rapprochés des oiseleurs, sur celles de ces derniers, qu’ils ne doivent jamais dépasser ; et les autres sur les premiers cavaliers des deux extrémités des ailes de droite et de gauche, qui se portent en avant de la ligne pour y maintenir la chasse.

Dès qu’un lièvre est sur le pied, l’éveil est donné par celui qui l’a aperçu le premier, et chacun manœuvre de façon à former le cercle. En même temps les faucons sont décapuchonnés, et le mieux affaité est lâché le premier.

Une fois libre, l’oiseau s’élève en tournoyant au-dessus du cercle formé par les cavaliers, l’oiseleur suit au galop la direction du lièvre et appelle son faucon jusqu’à ce qu’il le voie fondre ou planer : il fond sur le lièvre qui fuit, il plane sur celui qui se rase.

Dans les plaines peu couvertes, les lièvres éprouvent une telle crainte à la vue du faucon, que, le plus souvent, ils se rasent en l’apercevant, Dans l’un et l’autre cas, tous les oiseaux sont successivement lâchés pour qu’ils rallient l’oiseau de tête.

C’est un spectacle plein d’attrait que celui de ces faucons fondant tour à tour sur le lièvre, qu’ils frappent de leurs serres sans s’arrêter, tandis que les cavaliers agitent leurs burnous en signe de joie et poussent des hourras à faire mourir de peur de plus braves qu’un lièvre.

Que le lièvre coure ou se rase, l’oiseau ne s’attache à lui que lorsque, étourdi par les coups qu’il a reçus, il ne donne plus signe de vie. C’est alors que, sur l’ordre du maître, les faucons sont repris, encapuchonnés, et que la chasse recommence.

Comme, une fois repus, les oiseaux deviennent paresseux, il est d’usage de ne les laisser s’acharner que sur le dernier lièvre pris ; alors on leur permet de prendre curée, afin de les encourager pour les chasses qui doivent suivre celle de l’ouverture.

Il arrive quelquefois que le lièvre, apercevant le faucon, se réfugie sous le ventre des chevaux, et que l’oiseau le poursuit jusque-là.

La chasse devient alors pleine d’attrait et surtout très-bruyante.

Le faucon ne pouvant frapper sa proie qu’en fondant sur elle dans une direction verticale, le cheval lui fait obstacle ; il exprime alors sa colère par des cris aigus, en manœuvrant tantôt au-dessus, tantôt autour du cheval protecteur.

Le cavalier a beau se porter à droite, à gauche, en avant, en arrière : quelle que soit sa direction ou son allure, le pauvre lièvre s’attache à ses pas et ne le quitte plus.

Lorsque le maître a assez joui de l’agonie de l’animal chassé, un cavalier met pied à terre, le prend à la main, et le porte au milieu du cercle, en le montrant aux faucons, qui suivent avec impatience ce dernier acte du drame.

S’étant assuré que les oiseaux sont là au-dessus de sa tête, il leur montre de nouveau le lièvre, qu’il jette aussi loin qu’il le peut. À peine est-il arrivé à terre, avant qu’il ait pu se reconnaître, un oiseau fond sur lui, le frappe de ses serres, et tous viennent à la fois donner le coup de grâce au pauvre animal.

Les Arabes volent la perdrix de la même manière. Seulement, au lieu de former le cercle, ils galopent sur une seule ligne en suivant la manœuvre des faucons. Cette chasse est loin d’offrir le même attrait que celle du lièvre ; aussi les indigènes la pratiquent rarement.

La chasse la plus intéressante pour les Arabes et pour les Européens, celle qui fait voir tout ce qu’il y a de courage chez le faucon, est la chasse à l’outarde.

Comme je l’ai dit plus haut, les tribus du sud sont les seules ayant le privilège de voler cet oiseau, qui ne vient point dans les régions trop froides des hauts plateaux.

Les chefs indigènes qui possèdent un vol pour l’outarde déploient dans leurs chasses un luxe de chevaux et de gens qui ajoute à leur intérêt. Il n’est pas rare de voir une réunion de deux à trois cents cavaliers dans une chasse.

On rencontre l’outarde en deçà ou au-delà des montagnes qui séparent le Tell du désert, mais le plus souvent au delà. Cet oiseau se trouve ordinairement par compagnies de dix à trente. Comme il se laisse facilement approcher par les cavaliers, ceux-ci se déploient dans la plaine sur une immense ligne, précédés des oiseleurs, qui marchent de front et à de grands intervalles.

S’il arrive que des outardes s’envolent à de grandes distances, on se contente d’observer leur remise, et l’on continue à marcher jusqu’à ce qu’on en voie une compagnie à terre ou qu’elles s’envolent de très-près. Dans les deux cas, un ou deux faucons, réputés meilleurs, les sont lâchés.

Dès que les outardes qui sont posées aperçoivent le faucon planant au-dessus d’elles, elles se rasent à la manière du lièvre et attendent que les oiseaux chasseurs aient choisi leur proie.

Après que ceux-ci ont fondu deux ou trois fois sur une outarde, les autres s’envolent, et celle-là se laisse tuer sur place. Comme on le voit, ces rencontres n’offrent pas grand intérêt ; aussi les Arabes font-ils tout ce qu’ils peuvent pour que l’outarde n’attende point le faucon.

Dans ce dernier cas, c’est-à-dire lorsque les oiseaux sont lâchés sur des outardes qui ont pris leur vol, on voit d’abord l’oiseau chassé se mêler à la compagnie pour donner le change, puis se séparer d’elle lorsqu’il est serré de près, et monter verticalement pour conserver le dessus.

C’est ordinairement lorsqu’une outarde est séparée que les oiseleurs lâchent tous les autres faucons.

La chasse acquiert alors un immense intérêt.

Tout les cavaliers, jusqu’alors disséminés dans la plaine, rallient au triple galop et viennent se grouper autour de leur chef.

La lutte est ordinairement très longue, et l’outarde n’est portée à terre que lorsque les faucons ont pu prendre le dessus, s’attacher à elle, et lui casser une aile ou lui crever les yeux. Alors, au milieu du cercle formé par les cavaliers, tombent ensemble outarde et faucons, et quelquefois ceux-ci sont tués dans la chute.

Il arriva aussi que l’outarde, au lieu de monter verticalement après qu’elle a été séparée de la compagnie, prend un grand parti droit devant elle et entraîne à sa suite faucons et cavaliers.

Le plus souvent un faucon parvient à s’attacher à elle, et chemin faisant, réussit à la porter bas en lui cassant un aile ; mais il arrive quelquefois qu’après plusieurs heures de course au clocher le maître donne le signal de la retraite, laissant aux oiseleurs le soin de suivre la chasse pour ne pas perdre tout son vol.

J’ai entendu raconter un fait qui prouve combien sont grandes la force et la vitesse de l’outarde et du faucon.

Dans le courant de l’hiver dernier, des Arabes du Ferjioua, ayant pris une outarde et un faucon qui venaient de tomber devant eux, portèrent l’un et l’autre au cheik du pays. Celui-ci, s’étant renseigné, apprit que ce faucon appartenait à un chef du sud qui chassait dans la plaine d’El-Outaïa le jour où son faucon tuait l’outarde au Ferjioua. Or il n’y a pas moins de cinquante lieues à vol d’oiseau d’El-Outaïa, où l’outarde était attaquée à midi, au Ferjioua, où elle était portée bas à quatre heures.

J’ai parlé, au commencement de ce chapitre, d’un nommé Mabrouk, qui était le fauconnier le plus passionné que j’aie jamais connu.

Cet homme, qui est mort depuis deux ans, ne chassait que l’outarde.

Lorsque ses oiseaux s’étaient bravement conduits dans une chasse, il ne permettait pas aux oiseleurs de les toucher.

Après les avoir tous bien embrassé en les appelant par leurs noms, il les plaçait sur son épaule et sur sa tête, puis il remontait à cheval, emportant ainsi jusqu’à sa tente ce qu’il appelait sa chère famille.

Cette passion allait si loin, que, quoique réputé assez bon père, il aimait mieux ses faucons que ses femmes et ses enfants, et que, avant de mourir, ses dernières caresses, ses derniers regrets, furent pour les premiers.

Après la mort du Mabrouk, son fils ainé, suivant les dernières volontés de son père, rendit la liberté à tout le vol, qui eut l’ingratitude d’en profiter.

On rencontre en Algérie des chefs arabes qui entretiennent un vol sans jamais s’en servir.

Pour eux, c’est un accessoire obligé de luxe qui prouve la fortune, la grandeur, et frappe les masses.

Lorsqu’il voyage, le chef se fait précéder ou suivre de ses faucons portés par de beaux cavaliers bien montés, richement armés et équipés.

L’ensemble de cette trempe respire en effet un air de bonne maison qui frappe autant les Européens que les indigènes.

On voit ces derniers, lorsqu’ils rencontrent un chef arabe voyageant de la sorte, mettre pied à terre et aller lui baiser le genou sans le connaître. C’est un hommage du faible au fort, du pauvre au riche, du roturier au noble.

  1. Terme de fauconnerie, signifiant dresser des faucons à la chasse.
  2. On appelle niais les faucons pris dans leur nid, et hagards les faucons adultes.