La Chasse au lion/10

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J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 179-258).

CHAPITRE X

un dernier conseil. — la chasse au lion
comme elle se doit faire en algérie.

Si vous êtes un chasseur, il vous est arrivé plus d’une fois, après un bon dîner avec de joyeux convives, alors que chacun tue, massacre depuis la caille jusqu’au sanglier ; il vous est arrivé, dis-je, d’avoir exprimé le désir de vous trouver en face d’un ennemi plus noble, plus dangereux que les hôtes de nos forêts de France, et vous avez dit, comme les autres ! Je voudrais bien tuer un lion. Peut-être même êtes-vous allé plus loin que pas un, en disant : Je tuerais bien un lion.

Eh bien, voulez-vous, en effet, essayer d’immoler quelques-unes de ces intéressantes bêtes ? Si ce désir est dans votre cœur et non pas sur vos lèvres, je puis vous satisfaire en vous livrant mon secret.

Mais, d’abord, voyez si ce ne serait point chez vous une simple fantaisie, consultez-vous bien, et, si vous êtes sûr de vous, touchez-là.

Tous êtes jeune, vigoureux, vous avez bon jarret, bon pied et bon œil ; ces conditions physiques sont indispensables ; vous avez l’amour du beau avec une volonté de for, voilà pour le moral.

Si vous n’êtes pas à Paris, allez-y, cherchez Devisme, l’arquebusier, commandez-lui une carabine à deux coups, canons superposés ; dites-lui l’usage que vous voulez en faire ; il saura que cette arme doit réunir trois conditions essentielles : solidité, précision et pénétration.

Réglez la carabine avec Devisme, et, lorsque vous serez parvenu à marier vos balles à trente pas, tenez-la pour bonne. Ajoutez à la carabine un pistolet qui réunisse les mêmes conditions qu’elle ; tenez surtout la main à la pénétration de ce dernier, que vous chargerez, comme la carabine, avec des balles coniques à pointes d’acier.

Le pistolet que je vous recommande, je l’ai abandonné dès les premiers temps, parce qu’il n’était ni assez juste ni assez pénétrant ; chez Devisme vous l’aurez tel qu’il le faut.

Vous devez avoir deux tenues : l’une pour l’hiver, bien chaude ; l’autre pour l’été, légère, mais pouvant résister aux broussailles, aux épines dont les bois que vous aurez à parcourir sont remplis.

Si j’étais certain que vous viendrez prochainement, je vous dirais : Débarquez à Philippeville, prenez la diligence qui mène à Constantine, où vous arriverez le soir, adressez-vous au bureau arabe pour avoir de mes nouvelles ; si je suis dehors, ce qui est probable, vous attendrez mon retour en faisant des études sur votre carabine ; si je suis présent, nous prendrons ensemble des dispositions pour nous mettre en campagne.

Vous devez vous dire : Voilà un gaillard bien impatient d’avoir un compagnon dans ses chasses aventureuses. Eh bien, monsieur et frère en saint Hubert, vous vous trompez ; ce n’est pas un associé que je cherche, mais bien un successeur.

Hélas ! oui, je donne ma démission ; les jambes ne vont plus, la carabine pèse à la main, la poitrine est oppressée en montant le plus petit ravin, les yeux seuls sont restés bons. Toute la machine a péri au champ d’honneur ; puissiez-vous en dire autant un jour ! Mais j’irai jusqu’au bout quand même, trop heureux si saint Hubert m’accorde la faveur de mourir sous la griffe et la gueule d’un lion.

En attendant que ce vœu soit exaucé, comme je ne puis répondre à tous les appels qui me sont faits par tous les Arabes, et que je dois choisir le temps et la saison pour ménager le peu de santé qui me reste, je serais heureux de trouver un successeur. Heureux, entendez-vous, de l’initier aux secrètes manœuvres, aux habitudes nocturnes, au caractère noble du lion, que personne ne connaît.

Le chercher, l’attendre, le rencontrer, le combattre toujours et partout, la nuit, le jour : voilà, frère ce que je veux vous apprendre, non pour dire : Cet homme est mon élève, mais parce que la chasse au lion faite par un seul homme et franchement a été apportée en Algérie par la conquête des Français et qu’il ne faut pas laisser tomber les bons exemples.

Les Arabes sont courageux. Ils nous regardent du haut de leur grandeur avec un dédain insupportable. Je ne sais pas s’ils ont tort ou raison. La bravoure a tant de couleurs, que chacun la définit à sa manière et que chacun veut avoir une couleur de bravoure.

Ce que les Arabes redoutent le plus après Dieu, c’est le lion. Pour le détruire, ils emploient ordinairement la ruse, l’attirant, comme nous l’avons décrit plus haut, dans une fosse où ils l’assassinent. Ils l’assassinent encore, cachés derrière l’affût solidement construit sous terre qu’ils appellent melbeda, ou du haut d’un arbre où ils sont montés. Rarement ils l’attaquent franchement, et lorsqu’ils le font, c’est une bataille où la victoire coûte cher, quand victoire il y a ; mais jamais un Arabe, seul ou accompagné, n’a osé marcher au devant du lion ou l’attendre sans abri la nuit.

L’orgueil insolent de ces hommes s’est abaissé par le fait d’un Français : ils ont été humiliés par la volonté heureuse d’un ennemi leur imposant le respect qu’ils refusaient à lui et aux siens.

Je voudrais qu’il y eût dans la province de Constantine une poignée d’hommes d’élite, pris dans l’armée ou ailleurs pour se livrer à la chasse du lion ; ces hommes, rétribués en raison de leurs fatigues et sûrs d’une récompense honorable en cas de blessures graves, ces hommes, dis-je, rendraient un service immense dans ce pays où il font parler aux yeux.

Je serais heureux et fier de commander cette petite troupe et de la diriger dans l’accomplissement d’une mission qui profiterait à la nouvelle et à l’ancienne France. Aurai-je cet honneur ? j’en doute. C’est plus difficile que d’avoir un successeur ; car, dans ce second cas, il ne faut qu’un noble cœur, qu’une nature d’élite qui se dévoue ; certes, notre pays ne manque pas de ce produit-là.

N’attendez-donc pas plus longtemps ; venez tandis que je suis encore de ce monde, nous marcherons côte à côte comme deux frères, et, au moment du danger, je serai là. Si le lion est plus fort que nous, je tomberai le premier, et ma chute vous servira de leçon.

Si vous arrivez trop tard, écoutez les leçons du maître.

Vous êtes muni des armes dont il est parlé plus haut et vous avez fait connaissance avec elles. Partez de France au mois d’avril, vous aurez devant vous six mois de bon temps.

Il ne faut pas chasser l’hiver, je vous le défends, ce sont les hivers qui m’ont vieilli à trente-ans. Vous ferez bien tous les ans, et je vous le conseille, d’aller vous retremper pendant trois mois à l’air et au régime du pays natal.

Partez donc aux premiers jours d’avril débarquez à Bône, présentez-vous en arrivant au bureau arabe, déclinez votre nouvelle profession et priez le chef militaire de vous accorder l’autorisation de parcourir les tribus de la subdivision et de vous mettre en relation avec les chefs de ces tribus.

Voici ce qui vous arrivera : les tribus étant responsable de tous les meurtres qui se commettent sur leur territoire, les Arabes, craignant que le Lion ne vous croque ou que les maraudeurs ne vous tuent, auquel cas votre mort retomberait sur eux, les Arabes se laisseraient manger jusqu’au dernier plutôt que de venir réclamer votre assistance.

En outre, l’a présence d’un chrétien au milieu d’eux leur étant insupportable, ils n’auraient garde de venir vous chercher, et, ne pouvant tout d’abord leur prouver que vous ne serez ni étranglé par le lion ni assassiné par les rôdeurs de nuit, vous n’avez qu’un moyen de réussir à faire le premier pas.

Il faut entrer en relations avec un caïd qui ait sous son commandement des montagnes fréquentées par les lions, lui faire assidûment votre cour et l’attirer par quelques présents. S’il consent à vous emmener dehors, et il y consentira si vous êtes généreux envers lui, achetez un cheval de montagne pour vous et un mulet pour vos bagages.

Si vous tenez à bien vivre, faites vos provisions en conséquence ; si vous êtes sobre, et c’est une bonne condition pour réussir, n’emportez que du café et du tabac.

Gardez-vous du vin et des liqueurs, vous vous feriez mal voir partout, et puis l’eau de la montagne est si claire et si bonne, que bientôt vous ne regretterez pas le vin.

Vous trouverez facilement à Bône un gamin qui parlera arabe pour vous et français avec vous, vous le mettrez sur vos bagages.

Avant de partir, faites connaître au chef du bureau arabe le caïd avec lequel vous vous embarquez et le pays que vous comptez parcourir. Cet officier vous donnera un laisser-passer que vous présenterez aux chefs arabes que vous ne connaîtrez pas. Dans la subdivision de Bône, vous avez le choix entre les cercles de Bône, la Galle, l’Edough et Ghelma.

À Bône il y a les Beni-Salah qui ont des lions, mais trop de maraudeurs, la Galle également ; si vous commenciez par là, vous seriez tué dans la première quinzaine. Les bas coteaux au sud de l’Edough, près de la maison du caïd, sont bons.

Le pays situé au sud et à l’ouest du camp de Dréan est également bon.

Si l’on vous assure qu’il y a du lion dans une de ces contrées, partez avec un caïd ou un cheik, témoignez le désir de placer votre tente le plus près possible du repaire supposé, une centaine de pas en amont du douar ; je dis à une centaine de pas des tentes arabes, parce que vos yeux ne doivent pas voir les femmes du douar ; j’ajoute en amont, parce que les maraudeurs qui, toutes les nuits, quand il n’y a pas de clair de lune, rôdent autour des douars, viennent de préférence par le bas ou l’aval, d’où ils sont moins en vue, et si vous étiez là, malgré la garde qui veille sur vous, il pourrait vous arriver malheur, ne serait-ce que pour gagner une petite place en paradis ou pour mettre la tribu qui vous a reçu dans l’embarras.

Et maintenant que vous voilà installé au milieu des Arabes sachez comment il faut vous y gouverner.

À peine votre tente sera-t-elle dressée, que vous aurez déjà des visites. Ne vous y trompez pas, ce sont des curieux qui viennent vous voir pour savoir si vous êtes fait comme les autres. Leur visite n’a pas d’autre motif. Ils sont là, accroupis autour de vous, vous regardant comme des imbéciles. N’y prêtez aucune attention. Quelques-uns viendront vous dire :

« Sois le bienvenu ; » répondez-leur sans rire, par un signe de tête qui veut dire : C’est bien. Soyez muet, si vous le pouvez, ou tout au moins ne parlez que lorsqu’il le faudra absolument.

L’homme duquel on peut dire qu’il est bavard est déconsidéré chez les Arabes. Il est permis d’être bête, d’être stupide, il est honorable d’être voleur et assassin : mais il est honteux d’être bavard.

Ils ne manqueront pas de vous accabler de questions sur vos projets dès qu’ils les connaîtront ; tenez-vous sur vos gardes. Répondez à peu de demandes, et toujours avec modestie.

Ils vous diront : — Est-ce pendant le jour ou pendant la nuit que tu chasses le lion ?

Vous répondrez : — Le jour et la nuit.

— Seul, ou accompagné ?

— Seul.

Vous leur direz alors :

— Je viens de France pour chasser le lion, parce qu’il vous fait beaucoup de mal, et que le tuer, c’est faire le bien ; et puis, parce que, dans la chasse au lion, il y a toujours danger de mort, et que nous autres Français nous aimons à affronter la mort pour faire le bien.

Puis un jeune homme à l’air candide et innocent vous dira finement :

— Mais, si tu rencontres, la nuit, dans la montagne, un homme ou plusieurs hommes, tireras-tu sur eux ?

Hâtez-vous de lui dire bien haut, pour que tous l’entendent.

— Que m’importe à moi que ces hommes aillent la nuit à travers bois, leurs affaires ne me regardent pas, je n’en veux qu’aux lions. Dès que je les apercevrai ou les entendrai, je leur dirai : Passez au large ; et, s’ils n’ont de mauvaises intentions, je ne leur ferai aucun mal.

La conversation doit s’arrêter là, dussiez-vous rester un mois dans ce douar.

Soyez-sûr que si le lendemain vous mariez quelques balles devant eux, pour vous entretenir la main ; soyez sûr, dis-je, qu’avant huit jours on saura, à vingt lieues à la ronde, qu’il est venu dans le pays un Français chassant le lion. On dira votre taille, votre âge, votre figure. Il parle peu, dira t-on, et a l’air brave ; tire bien et ne dit rien aux maraudeurs.

Ces derniers mots auront pour vous une portée immense, c’est une question de vie et de mort.

Mais vous avez répondu négativement aux questions capitales :

« As-tu déjà tué des lions ? En as-tu vu ? En as-tu entendu, rugir ? » Et jusqu’alors votre mine d’homme rassis et votre adresse au tir ne prouvent pas encore que vous tuerez votre premier lion.

Le moment d’agir est arrivé, envoyez aux renseignements dans les douars voisins, pour savoir si le lion s’est fait voir, ou entendre, ou s’il a enlevé quelque bétail.

En attendant l’arrivée des messagers, comme vous ne connaissez pas le pays et qu’il vous faut un guide sûr, comme il n’y a de capables d’un pareil métier, la nuit, à travers bois, que les voleurs de profession, il faut vous associer un voleur.

Si vous demandez un maraudeur au douar, on vous rira au nez en vous répondant qu’il n’y a que d’honnêtes gens.

Demandez un homme qui soit habitué à aller se promener la nuit ou qui n’ait pas peur la nuit : vous en trouverez vingt, tous jeunes et vigoureux, et vous choisirez celui dont la figure vous conviendra le mieux.

Vous lui parlerez de son courage, il sera fier ; vous lui proposerez de vous accompagner, il refusera net.

Alors vous lui expliquerez ce que vous exigez de lui, savoir : qu’il vous fasse connaître, de loin, le repaire du lion, les sentiers qu’il suit de préférence quand il quitte le bois pour descendre dans la plaine, la source, le ruisseau où il se désaltère ordinairement, s’il n’y a pas de gué ou de défilé fréquenté par lui ; et surtout dites-lui bien que non-seulement vous ne lui demandez pas de rester près de vous au moment du danger, mais que vous lui ordonnerez de s’éloigner alors que le moment de la rencontre approchera. Il marchera, soyez-en sûr.

Promettez-lui une récompense si vous êtes content de lui ; cela ne fera pas de mal.

Un Arabe vient vous dire que le lion a enlevé un bœuf, un cheval, à quelques lieues du douar où vous vous trouvez. Pliez bagage et allez placer votre tente sur les lieux.

Si votre guide déclare connaître le pays et y avoir des amis, emmenez-le ; sinon, laissez-le en lui promettant une récompense s’il vient vous apporter de bons renseignements. Vous trouverez un guide dans le douar qui vous recevra.

Informez-vous si le lion rugit, s’il est seul ou accompagné, s’il s’est fait voir pendant le jour ; faites-vous donner son signalement ; mais, pour plus de sûreté, allez vous-même, pendant le jour, avec votre guide, dans les sentiers qui mènent à la montagne, et tâchez d’en revoir par le pied.

Dans le cas où le terrain serait sec, cherchez un passage aqueux ou seulement humide, et, quand vous aurez rencontré le passage du lion, jugez-le par le pied comme suit : — placez votre main ouverte sur l’empreinte, et, si les griffes de l’animal ne sont pas couvertes par vos doigt écartés, il est mâle et adulte. Si votre main couvre le pied, c’est une lionne ou un lionceau.

S’il vous a été impossible d’en revoir par le pied, cherchez-bien, et vous le jugerez par les excréments, qui sont, blancs et remplis de gros os.

Si vous les trouvez gros comme votre poignet, ils appartiennent à un lion mâle et adulte ; s’ils sont plus petits, à une lionne ou à un lionceau.

Lorsque les excréments ont été laissés depuis vingt-quatre heures seulement, ils sont presque noirs.

Attendez que la lune vous éclaire jusqu’à minuit au moins ; je ne veux pas que vous sortiez sans clair de lune.

N’allez pas vous impatienter, vous avez le temps, et chasser le lion quand la nuit est noire est une folie dont je me suis rendu longtemps coupable, et qui a failli me coûter la vie dans différentes circonstances.

Malgré l’habitude que, j’avais contractée de parcourir les montagnes par les nuits les plus noires, il m’est arrivé de me tromper, et vous allez voir combien j’ai été heureux de me tirer sain et sauf de la première rencontre que j’ai faite par une nuit sombre.

C’était au mois de février 1845. J’avais eu l’honneur de recevoir, depuis quelques mois, un bel et bon fusil des mains de S. A. R. Monseigneur le duc d’Aumale.

J’en étais à mon deuxième lion, et il me tardait de tuer le troisième avec cette arme, illustrée depuis par treize victoires, et qui m’est moins chère parce qu’elle a été ma compagne et ma sauvegarde pendant trois cents nuits que parce que je la tiens du prince.

La fièvre, que j’avais gagnée pendant mes premières excursions, m’avait empêché d’entrer en campagne.

Espérant que l’air de la mer me ferait quelque bien, j’allai à Bône vers la fin de février.

Sur des renseignements qui me furent donnés contre un grand vieux lion qui coûtait cher à ses voisins dans les environs du camp de Dréan, je fis venir mes armes de Ghelma et quittai Bône le 20 février.

Le 27, à cinq heures du soir, j’arrivai à un douar des Ouled-Bou-Azizi, situé à une demi-lieue du repaire de ma bête, qui, au dire des vieillards, avait élu domicile dans le Jebel-Krounega depuis plus de trente ans.

J’appris en arrivant que, tous les soirs, au coucher du soleil, le lion rugissait en quittant son repaire, et qu’à la nuit il descendait dans la plaine, toujours rugissant.

La rencontre me parut presque infaillible ; aussi m’empressai-je de charger les deux fusils que j’avais. À peine avais-je terminé cette opération, à laquelle vous devez toujours apporter la plus grande attention, que j’attendis le lion rugissant dans la montagne.

Mon hôte s’offrit de m’accompagner jusqu’au gué que le lion devait franchir en quittant la montagne ; je lui donnai mon second fusil, et nous partîmes.

Il faisait noir à ne pas se voir à deux pas. Après avoir marché pendant un quart d’heure environ à travers bois, nous arrivâmes sur le bord d’un ruisseau qui coule au pied du Jebel-Crounega.

Mon guide, très-ému par les rugissements qui se rapprochaient, me dit : — Le gué est là.

Je cherchai à reconnaître la position ; tout, autour de moi, était noir, je ne voyais même pas mon Arabe, qui me touchait.

Ne pouvant rien distinguer par les yeux, je me mis à descendre jusqu’au ruisseau pour rencontrer, en tâtant avec la main, quelque voie de cheval ou de troupeau. C’était bien un gué très-encaissé et dont les abords étaient difficiles.

Ayant trouvé une pierre qui pouvait me servir de siège, tout à fait au bord du ruisseau et un peu en dehors du gué, je renvoyai mon guide, qui ne demandait pas mieux.

Pendant que je cherchais à prendre connaissance du terrain, il ne cessait de me dire :

— Rentrons au douar, la nuit est trop noire, nous chercherons le lion demain pendant le jour.

N’osant se rendre au douar tout seul, il se blottit dans un massif de lentisques, à une cinquantaine de pas de moi.

Après lui avoir ordonné de ne pas bouger, quoi qu’il pût entendre, je pris position sur ma pierre.

Le lion rugissait toujours et se rapprochait doucement.

Ayant tenu mes yeux fermés pendant quelques minutes, je finis par voir, en les ouvrant, qu’à mes pieds était un talus vertical créé sans doute par un débordement du ruisseau qui coulait à plusieurs mètres plus bas ; à ma gauche et au bout du canon de mon fusil, se trouvait le gué ; mon plan fut aussitôt arrêté.

S’il m’était possible de voir le lion dans le lit du ruisseau, je devais le tirer là, le talus pouvant me sauver, si j’étais assez heureux pour le blesser grièvement.

Il pouvait être neuf heures, quand un rugissement se fit entendre à cent mètres au-delà du ruisseau.

J’armai mon fusil, et, le coude sur le genou, la crosse à l’épaule, les yeux fixés sur l’eau, que je distinguais par moments, j’attendis.

Le temps commençait à me paraître long, quand, de la rive opposée du ruisseau et juste en face de moi, s’échappa un soupir long, guttural, qui avait quelque chose du râle d’un homme à l’agonie.

Je lovai mes yeux dans la direction de ce son étrange, et j’aperçus, braqués sur moi comme deux charbons ardents, les yeux du lion. La fixité de ce regard, qui jetait une clarté blafarde, n’éclairant rien autour de lui, pas même la tête à laquelle il était attaché, fit refluer vers mon cœur tout ce que j’avais de sang dans les veines.

Une minute avant je grelottais de froid, maintenant la sueur ruisselait sur mon front.

Quiconque n’a pas vu un lion adulte à l’état sauvage, mort ou vivant, peut croire à la possibilité d’une lutte corps à corps à l’arme blanche avec cet animal. Celui qui en a vu un sait que l’homme aux prises avec le lion est la souris dans les griffes du chat.

Je vous ai dit que j’avais déjà tué deux lions, le plus petit pesait cinq cents livres. Il avait, d’un coup de griffe, arrêté un cheval au galop, cheval et cavalier étaient restés sur place.

Depuis cette époque, je connaissais suffisamment leurs moyens pour savoir à quoi m’en tenir.

Aussi le poignard n’a jamais été, dans mon esprit, une arme de salut.

Mais voilà ce que me disais et ce que je me dis encore aujourd’hui : Dans le cas où une ou deux balles ne tueraient pas le lion (chose très-possible), quand il bondira sur moi, si je résiste au choc, je ferai en sorte de lui faire avaler mon fusil jusqu’à la crosse ; puis, si ses griffes puissantes ne m’ont ni terrassé, ni harponné, je jouerai du poignard dans les yeux ou dans la région du cœur, suivant ma liberté de manœuvre et l’état de ses membres.

Si je tombe au choc de l’attaque, ce qui est plus que probable, pourvu que j’aie mes deux mains libres, la gauche cherchera le cœur et la droite frappera.

Si, le lendemain, on ne trouve pas deux cadavres entrelacés, le mien n’aura pas quitté le champ de bataille et celui du lion ne sera pas loin ; le poignard dira le reste.

Je venais de tirer mon poignard du fourreau et de le planter dans la terre, à portée de la main, quand les yeux du lion commencèrent à descendre vers le ruisseau.

Je fis mentalement mes adieux et la promesse de bien mourir à ceux qui me sont chers, et, lorsque mon doigt chercha doucement la détente, j’étais moins ému que le lion qui allait se mettre à l’eau.

J’entendis son premier pas dans le ruisseau, qui courait rapide et bruyant, puis… plus rien. S’était-il arrêté ? Marchait-il vers moi ? Voilà ce que je me demandais en cherchant à percer le voile noir qui enveloppait tout autour de moi, lorsqu’il me sembla entendre, là, tout près, à ma gauche, le bruit de son pas dans la boue.

Il était, en effet, sorti du ruisseau et montait doucement la rampe du gué, lorsque le mouvement que je venais de faire le fit s’y arrêter.

Il était à quatre ou cinq pas de moi et pouvait arriver d’un bond.

Il est inutile de chercher le guidon lorsqu’on ne voit pas le canon de son fusil.

Je tirai au juger, la tête haute et les yeux ouverts ; au coup de feu, je vis une masse énorme, sans forme aucune et à tous crins. Un rugissement épouvantable déchira l’air ; le lion était hors du combat.

Au premier cri de douleur succédaient des plaintes sourdes, menaçantes.

J’entendis l’animal se débattre dans la boue, sur le bord du ruisseau, puis il se tut.

Le croyant mort, ou tout au moins hors d’état de se tirer de là, je rentrai au douar avec mon guide qui, ayant tout entendu, était persuadé que le lion était à nous.

Il va sans dire que je ne fermai pas l’œil de la nuit.

À la pointe du jour, nous arrivâmes au gué ; point de lion ; — un os, gros comme le doigt, que nous trouvâmes au milieu du sang que l’animal avait perdu en abondance, me fit juger qu’il avait une épaule cassée.

Une racine énorme avait été coupée par la gueule du lion contre le talus du gué, à un demi-mètre de l’endroit ou j’étais assis.

La douleur qu’il dut éprouver dans ce mouvement offensif, qui le renvoya en arrière, causa sans doute les plaintes que j’avais entendues et le fit renoncer à une seconde attaque.

Nous suivîmes en vain ses traces par le sang, le ruisseau, qu’il avait descendu, nous les fit perdre ce jour là.

Le lendemain, les Arabes du pays, qui avaient des griefs contre leur hôte, persuadés, du reste, qu’ils le trouveraient mort, vinrent me proposer de chercher avec moi.

Nous étions soixante, les uns à pied, les autres à cheval ; après quelques heures de recherches inutiles, je rentrai au douar et me disposais à partir, quand j’entendis plusieurs coups de feu et des hourras du côté de la montagne. Il n’y avait pas à en douter, c’était mon lion.

Je partis au galop, et ne tardai point à me convaincre que mon espérance ne serait point trompée cette fois.

Les Arabes fuyaient dans toutes les directions en criant comme des forcenés.

Quelques-uns avaient mis le ruisseau entre le lion et eux ; d’autres, plus hardis parce qu’ils étaient à cheval, l’ayant vu se traîner avec peine vers la montagne qu’il cherchait à gagner, s’étaient réunis, au nombre de dix, pour l’achever (disaient-ils) : le cheik les commandait.

Je venais de passer le ruisseau et j’allais descendre de cheval, lorsque je vis les cavaliers, le cheik en tête, tourner bride au galop de charge.

Le lion, avec ses trois jambes, franchissait derrière eux et mieux qu’eux les rochers et les lentisques, et poussait des rugissements qui mirent les chevaux dans un état tel que les cavaliers n’en étaient plus maîtres.

Les chevaux couraient toujours, mais le lion s’était arrêté dans une clairière, fier et menaçant.

Qu’il était beau avec sa gueule béante jetant à tous ceux qui étaient là des menaces de mort. Qu’il était beau avec sa crinière noire hérissée, avec sa queue qui frappait ses flancs de colère !

De la place où j’étais, il pouvait y avoir trois cents pas ; je mis pied à terre et appelai un des Arabes qui se tenaient à l’écart pour prendre mon cheval.

Plusieurs accoururent, et force me fut, pour ne pas être remis sur mon cheval et emmené au loin, de laisser entre leurs mains le burnous par lequel ils me tenaient.

Quelques-uns essayèrent de me suivre pour me dissuader ; mais, à mesure que je doublais l’allure en marchant vers le lion, leur nombre diminuait.

Un seul resta, c’était mon guide du premier jour ; il me dit :

— Je t’ai reçu sous ma tente, je réponds de toi devant Dieu et devant les hommes : je mourrai avec toi.

Le lion avait quitté la clairière pour s’enfoncer dans un massif à quelques pas de là.

Marchant avec précaution, toujours prêt à faire feu, j’essayai en vain d’en revoir par le pied ; le sol était rocailleux et l’animal ne laissait plus de sang.

Je venais de fouiller un à un les arbres du massif, lorsque mon guide, qui était resté en dehors, me dit :

— La mort ne veut pas de toi ; tu as passé près du lion à le toucher ; si tes yeux s’étaient rencontrés avec les siens, tu étais mort avant d’avoir pu faire feu.

Je lui ordonnai de jeter des pierres dans le repaire ; à la première qu’il jeta, un lentisque s’ouvrit et le lion, après avoir regardé de tous côtés fit un bond vers moi.

Il était à dix pas, la queue droite, la crinière sur les veux, le cou tendu ; sa jambe cassée qu’il tenait en arrière, les ongles renversés, lui donnait un faux air de chien à l’arrêt.

Dès qu’il avait paru, je m’étais assis, cachant derrière moi l’Arabe qui me gênait par les : Feu ! feu ! feu donc ! qu’il mêlait à ses prières.

À peine avais-je épaulé mon fusil, que le lion se rapprocha par un petit bond de quatre à cinq pas qui allait probablement être suivi d’un autre, lorsque, frappé à un pouce au-dessus de l’œil droit, il tomba.

Mon Arabe rendait déjà grâces à Dieu quand le lion se retourna, se mit sur son séant, puis se leva debout sur ses jarrets comme un cheval qui se cabre.

Une autre balle, plus heureuse, trouva le cœur et le renversa, cette fois, roide, mort.

En faisant l’autopsie de ce lion à Bône, je découvris que la deuxième balle avait entamé l’os frontal sans le briser. Elle était aplatie sur l’os, large comme la paume de la main et épaisse comme dix feuilles de papier.

Tirez de ce récit les renseignements que vous pourrez ; je vous en recommande deux : ne pas chasser par les nuits sombres, charger votre carabine du manière à obtenir la plus grande pénétration.

À cette époque, je ne connaissais pas encore la supériorité de la carabine sur le fusil ; pour acquérir plus du pénétration, je substituai le lingot en fer à la balle.

Je vous ai laissé cherchant à juger le sexe, l’âge et la taille du lion que vous allez chasser. Si vous n’avez pu en revoir par le pied, et que l’animal continue ses déprédations sans rugir, partez à la nuit, accompagné de votre guide.

Parcourez les sentiers qui communiquent entre les douars visités par le lion.

Marchez doucement, faites des haltes fréquentes.

Si vous entendez un cri rauque que les Européens attribuent à l’hyène, tandis qu’il est particulier au chacal, portez-vous de ce côté. Ce cri de détresse vous apprendra que le chacal suit ou un lion, ou des maraudeurs, ou une hyène.

Ainsi que je l’ai déjà dit ailleurs, il s’attache aux pas de ces différents promeneurs nocturnes pour avoir sa part de la curée. Il pousse un cri particulier pour convier ses pareils au festin.

Si le chacal suit un lion dans la plaine, vous n’aurez pas grand’peine à vous en assurer ; car celui-ci, vous apercevant de très-loin, viendra vers vous.

Dans une contrée boisée, faites-vous mener rapidement par votre guide sur le sentier suivi par la bête qui crie, de manière à lui couper les devants ; puis asseyez-vous à côté d’un buisson en dehors du sentier et attendez.

Votre guide doit être couché à quelques pas de vous, caché sous bois : du reste, rapportez-vous-en à lui pour se mettre à l’abri de tout danger.

Placé comme vous l’êtes, vous ne pouvez être aperçu par l’animal qui vient que lorsqu’il sera au bout de votre carabine.

Et maintenant, attention. Les lionnes et même les jeunes lions ont des griffes et des dents qui déchirent et tuent parfaitement. Ne commençons point par faire une sottise.

Les maraudeurs ont mille bonnes raisons pour ne pas vous faire de quartier ; ainsi, l’œil au guet.

Si un homme vous apparaît, faites-lui voir le bout de votre carabine en lui criant : Au large ! Il sait que vous n’en voulez pas à ses pareils et obéira probablement. Dans tous les cas, faites bonne garde et ne vous laisser pas tuer comme un niais.

Si c’est un lion, la carabine à l’épaule, le doigt sur la détente, attendez-le là, en face de vous, sur le sentier ; il s’arrêtera en vous voyant.

Le défaut de l’épaule est un beau point de mire, mais il est chanceux. Un lion que j’avais traversé d’outre en outre, au défaut de l’épaule, de deux lingots, a écharpé deux Arabes et estropié mon spahi Rostain.

Ajustez entre l’œil et l’oreille, si l’animal vous regarde de côté ; entre les deux yeux, s’il est de face.

Feu ! Il tombera.

Attendez une minute sur la défensive, et ne l’approchez que lorsqu’il ne donnera plus signe de vie.

Si c’est une hyène, laissez-la passer ; les Arabes disent : Lâche comme une hyène ; et ils ont raison.

Voilà comment vous devrez agir dans le cas où vous serez assez heureux pour rencontrer l’ennemi.

Il est probable qu’il vous arrivera de parcourir ainsi, pendant toute la durée de la première lune, la plaine et la montagne, sans voir le lion ; n’allez pas vous décourager. Un proverbe arabe dit : Il y a cent douars, cent chemins, cent gués pour un lion.

Le proverbe arabe se trompe ; il y a plus de mille douars, plus de mille chemins, plus de mille gués pour un lion.

La preuve, c’est que j’ai passé six cents nuits à la belle étoile, parcourant les ravins les plus fréquentés, attendant aux gués les meilleurs, et que je n’ai rencontré que vingt-cinq lions.

Une lionne, un jeune lion, ne restent jamais longtemps dans le même pays. Les Arabes attribueront à votre présence la disparition de celui-là.

Tuez quelques sangliers, si tel est votre bon plaisir, l’œil et la main n’y perdront rien, puis faites-vous conduire à Ghelma.

Présentez-vous au commandant du cercle et au chef du bureau arabe ; attendez la nouvelle lune et montez à la Mahouna.

Sur le versant occidental de cette belle montagne, vous trouverez le pays des Ouled-Hamza. Plantez votre tente chez le cheik et demandez-lui un guide. Parcourez pendant le jour les deux sentiers qui sont percés sur le côté de cette montagne. Descendez sur le bord de l’Ouled-Cherf et prenez connaissance du gué de Boulerbegh et de celui des Hirondelles.

Vous trouverez plusieurs affûts construits par les Turcs qui chassaient pour le bey Ahmed.

Ce sont des abris fortifiés. Je les ai fait réparer par les Arabes pour m’y retirer quand j’étais surpris par un orage.

Souvenez-vous que ces affûts sont faits par des poltrons et pour des poltrons, et que, si vous vous en serviez, les Arabes ne manqueraient pas de vous dire qu’eux aussi tuent des lions comme vous.

La Mahouna est le jardin de plaisance des lions ; pas un de ces nobles voyageurs ne va du royaume de Tunis dans le Maroc sans faire une station à la Mahouna.

Si vous n’y rencontrez pas, en arrivant, un grand vieux lion qui, par ses rugissements, effraye les animaux de compagnie, vous trouverez aux gués dont je vous ai parlé plus haut les traces de quelque famille qui a pris son quartier d’été dans les repaires qui bordent l’Oued-Cherf.

Quand vous aurez revu par le pied, sur le sable de la rivière, de plusieurs lions, cherchez à reconnaître le passage par lequel ils descendent du bois, et vous aurez toute la durée de la lune à attendre cette famille.

Il est probable que vous la rencontrerez.

Vous vous placerez de manière à dominer le gué pour tirer de haut en bas. Jamais, au grand jamais, ne faites feu sur un lion de bas en haut : votre première balle serait-elle heureusement placée, il suffirait que l’animal vécût deux secondes pour qu’il en fût fait de vous.

Souvenez-vous que, plus le lion est grièvement blessé, plus il est près de mourir, et plus il est dangereux.

À ce gué de Boulerbegh que je vous recommande, pendant une nuit du mois de juillet 1845, je me trouvai en face de trois lions de l’âge d’environ trois ans. Le premier s’était arrêté en me voyant ; je l’envoyai rouler dans la rivière.

Eh bien, si je m’étais placé au-dessous du sentier, cet animal, avec ses deux épaules cassées, m’eût infailliblement écharpé, puisque trois fois il revint sur moi en rampant sur le ventre, ce qui devait lui causer des douleurs atroces. Ma position et la lenteur de ses manœuvres me permettant de recharger, je le renvoyai trois fois dans le lit du ruisseau, où il finit par rester.

Ne vous inquiétez pas du nombre de pieds que vous pourrez voir. S’il y a des lionceaux qui accusent deux ans au plus, ils arriveront précédant leur mère.

Vous les laisserez passer et attaquerez celle-ci. Dans le cas où les lionceaux vous paraîtraient plus jeunes, soyez prudent, la mère n’attendra pas que vous l’attaquiez, elle ou ses enfants ; dès qu’elle vous apercevra, elle prendra l’offensive, et ce n’est pas chose facile que de se tirer d’un pareil duel. Exemple :

Dans le courant de novembre 1840, un lion avait étranglé et traîné un cheval au fond d’un ravin. Je jugeai par le pied que le lion devait être une lionne. Assis au pied d’un lentisque, j’attendis.

La première nuit, rien ; la deuxième, rien ; la troisième, de bonne heure, arriva la maman avec ses petits déjà assez grands.

Un d’eux flairait déjà le cheval couché, le ventre en l’air, dans le lit même du ravin. Il allait l’entamer, lorsque sa mère, qui s’était couchée, pour le voir faire, ayant regardé de tous côtés m’aperçut. Nos yeux s’étaient à peine rencontrés, que, d’un bond, elle sauta sur son fils, comme si elle eût voulu le dévorer. Le pauvre petit pris la fuite, et il ne resta devant moi que le cheval.

Un novice se fût dit : Que n’ai-je tiré plus tôt ! et eût regardé la partie comme perdue. Je savais que la partie n’était pas jouée, et qu’elle ne serait pas facile à gagner ; aussi mes yeux et mes oreilles faisaient merveille.

Tout à coup, sur ma gauche et presque derrière moi, j’entendis comme le bruit d’une souris effleurant un buisson, et, portant mon attention de ce côté, j’aperçus d’abord deux grosses pattes, puis de longues moustaches, puis un nez énorme.

Le fusil était à l’épaule, le doigt sur la détente ; au moment où l’œil apparut, fixe et blafard, un lingot en fer partit et fut heureux.

La lionne ne vous attaquera pas franchement, elle s’arrêtera en vous voyant, puis, si vous l’ajustez, elle se couchera.

Vous ne verrez plus rien, tant elle se rasera.

Au bout d’un instant, elle lèvera la tête. Si vous n’avez plus le fusil à l’épaule, elle se lèvera et fera semblant de s’éloigner ; mais elle ne partira que si ses lionceaux sont bien loin déjà.

Si ceux-ci rôdent près de vous ou sont arrêtés, la lionne, que vous croirez loin, se rapprochera sur le ventre, et tombera sur vous à l’improviste sans que vous l’ayez entendue.

Ainsi, prudence, sang-froid et vigilance.

Si vous passez la saison d’été à la Mahouna, il arrivera qu’un beau soir, un peu après le coucher du soleil, tandis que vous humerez une tasse de café, assis devant votre tente, vous percevrez comme le bruit lointain de l’artillerie se répercutant d’écho en écho.

Il n’y a pas de place forte dans ce pays-là, et le canon de Ghelma ne tire qu’à midi. Levez-vous et allez vous asseoir en dehors du douar pour mieux entendre.

Jamais votre oreille n’a été frappée d’un son plus harmonieux, plus magnifique, plus imposant.

Attention, et ne perdez pas une note.

C’est un grand vieux lion arrivé dans la nuit, dont les soupirs ont ébranlé les montagnes.

Attendez un peu, il vient de quitter son repaire.

Il marche, les yeux à demi-fermés, il n’est pas encore bien éveillé.

Tout à l’heure il aura secoué sa paresse, et alors il rugira.

Les Arabes l’ont entendu, ils vous appellent de tous côtés, ils vous cherchent ; ces gens-là sont payés pour savoir ce que leur coûtera l’arrivée du maître.

Si vous les écoutiez, il faudrait partir à l’instant et tuer ce lion avant qu’il ait parcouru la moitié de ses domaines.

Ils viennent tous, petits et grands, s’accroupir autour de vous et écouter avec un silence religieux cette voix qui fait taire toutes les voix, cette voix qui vous dit la force et le courage du plus fort et du plus courageux sur la terre.

Observez les Arabes, c’est curieux et instructif.

Dès que le lion s’est tu, ils se sont mis à parler tous à la fois, ils vomissent contre lui mille imprécations, ils lui prodiguent les épithètes les plus injurieuses, ils vont jusqu’à le menacer.

Le lion rugit-il de nouveau, la parole reste suspendue au bout de leurs lèvres : ils ne perdent pas un son.

Il y a dans ce silence respectueux des Arabes un grand enseignement pour vous et pour les autres.

Je vous ai déjà dit que l’Arabe était brave ; et comment ne le serait-il pas ? il naît, il vit, il meurt au milieu de dangers que l’homme de l’Europe civilisée ne connaît pas et ne peut pas connaître.

Dans son enfance, au lieu de morale, on lui parle tueries, guerre et combats.

Le plus sage, le plus vertueux, le plus considéré, est celui qui tue le mieux et le plus souvent.

On lui apprend la vengeance de famille, la haine de tribu à tribu, l’exécration du chrétien, et, pour compléter son éducation, lorsqu’il a atteint sa quinzième année, il arrive, qu’un soir, après que les vieillards ont raconté autour du foyer, sous la tente, leurs haines et leurs vengeances, quand les voisins sont retirés, au moment où l’enfant cherche une place pour se coucher, le père le pousse du pied en l’appelant paresseux, lâche.

L’enfant, qui n’a pas compris, supplie son père de s’expliquer.

Celui-ci lui montre en riant un vieux pistolet attaché au montant de la tente, à côté d’un poignard.

L’enfant bondit vers son père, il l’embrasse respectueusement sur l’épaule.

Le père, heureux et fier d’avoir un fils qui lui donne de si belles espérances, le fait asseoir près de lui, et lui parle en ces termes :

— Es-tu déjà allé, la nuit, sans que je t’aie vu ?

L’enfant raconte ses amours avec une jeune fille qu’il a visitée quelquefois, au risque de se faire casser la tête d’un coup de pistolet.

— C’est bien, lui dit le père, — mais ce n’est pas suffisant. Tu es déjà grand, et je rougis d’entendre nos voisins t’appeler petit. Il faut leur faire voir que tu es un homme.

— Je ne demande pas mieux, répond l’enfant ; mais, pour aller seul, la nuit me paraît bien noire, et j’ai peur.

— Pour la première fois, tu n’iras pas seul ; prends ces armes, quitte ton burnous, qui est trop blanc, et serre ta chemise à ta ceinture.

Pendant que notre élève fait sa toilette, le vieillard passe sous la tente d’un ami et lui dit :

— Mon fils est prêt.

Les mamans pleurent un peu, dans la crainte d’un insuccès ou d’un malheur ; mais on leur dit que les jeunes gens seront conduits par un homme courageux et prudent.

Tout s’arrange pour le mieux, et à dix heures, par une pluie battante et par une nuit noire, trois hommes, couverts d’une chemise couleur de terre, relevée au-dessus du genou par une ceinture de cuir, quittent le douar avec mystère.

Sous un burnous rapiécé en mille endroits, et qui a servi à trois générations sans être jamais lavé, chacun de ces aventuriers cache un pistolet et un poignard. La tête est couverte d’une calotte de couleur brune et les pieds sont nus.

Ils marchent en silence à travers champs, et ne s’arrêtant qu’en vue des feux ennemis. C’est un douar de dix à douze tentes, placées en rond-point et se touchant ; au milieu sont les troupeaux. En dehors et devant chaque tente veillent une multitude de chiens faisant bonne garde.

Dans ce douar est un homme dont le père ou l’aïeul a tué le parent ou l’arrière parent d’un de nos aventuriers. C’est la vie de cet homme qu’il leur faut.

Les feux se sont éteints un à un, et tout le monde dort ou paraît dormir, excepté les chiens. L’ancien, sachant qu’à une certaine heure de la nuit, quelques chiens, excédés de fatigue, finissent par s’endormir, attend que le moment d’agir soit arrivé.

Sur ces entrefaites, un lion qui n’a pas dîné et qui, vu l’heure avancée de la nuit, se sent fort en appétit, arrive de ce côté.

Il aperçoit trois hommes accroupis : « Bon, dit-il, voilà des camarades qui m’attendent fort à propos. » Et il se couche.

Il faut que vous sachiez que le lion est très-paresseux de son naturel. Or, comme les hommes qui rôdent pendant la nuit sont plus souvent des voleurs de bestiaux que des assassins, voici ce que la mère lionne dit à son lionceau, lorsque, étant majeur, il veut voir du pays :

— Mon enfant, quand tu rencontreras des hommes, la nuit, tu les suivras ; tu ne leur feras point de mal s’ils se tiennent tranquilles.

La chair de l’homme ne vaut pas celle du bœuf, la plupart même sont secs comme des harengs.

Tu voyageras donc de compagnie avec eux. Quand ils arriveront près d’un douar, tu te coucheras, et ils travailleront pour toi,

Laisse-les emmener à quelques distances les bestiaux qu’ils auront enlevés ; puis, lorsque tu trouveras sur ton chemin un ruisseau ou une source, présente-toi et demande ta part.

Le lion, qui a suivi les conseils de sa maman, s’en est bien trouvé.

Au lieu de porter ou de traîner son dîner pendant un quart d’heure et d’aller ensuite à la recherche d’un ruisseau pour se désaltérer, il trouve cette besogne toute faite par ses amis.

Or notre lion s’est couché et il attend ; mais les chiens, qui ont vu ses yeux ou qui l’ont flairé, font un tapage d’enfer.

L’éveil est donné au douar, tout le monde est sur pied. Les uns crient, les autres tirent des coups de fusil en l’air.

Les femmes rallument les feux et jettent des tisons enflammés.

Pour peu que cela continue, le jour arrivera sans que les camarades du lion puissent agir. La faim presse ce dernier, il s’impatiente : Ah ! ah ! dit-il, je prendrai un mouton moi-même, ce n’est pas lourd ; et il se lève.

Le douar est placé sur un versant, il se dirige rapidement vers le haut.

Les chiens, qui le suivent tous du regard et du nez, se portent de ce côté.

Il s’élance, et, en moins de temps que j’en mets à vous le dire, il a franchi la haie de six pieds de haut qui entoure le douar. Il a pris un mouton dans l’enceinte, sauté une seconde fois et a disparu.

Les chiens sont sous les tentes, muets de stupeur ; les hommes sont comme les chiens.

L’orage passé, on constate l’enlèvement du mouton. L’œil d’un Européen ne verrait ni les tentes ni les troupeaux, tant la nuit est obscure.

Un Arabe a dit :

— C’est le mouton noir qui boite.

Tout le monde s’est recouché, et, à part quelques vieux chiens, la meute des gardiens suit l’exemple des maîtres.

Alors nos trois hommes visitent soigneusement les amorces de leurs pistolets, et marchant sur les mains, ils s’avancent invisibles, et silencieux.

La tente est signalée par le vieux, qui ne dit que ces mots aux jeunes gens :

— Enfants, soyez des hommes.

Ils touchent à la haie vive qui couvre le douar. Le passage des troupeaux est bouché par des épines.

Le vieux souffle à l’oreille de ses compagnons ces paroles :

— Ne bougez pas de là jusqu’à ce que vous entendiez les chiens faire vacarme de l’autre côté ; mais alors dépêchez-vous.

Il fait volte face sur le ventre, et, rampant autour du douar, il est arrivé du côté opposé à la tente de l’ennemi commun.

Il se lève peu à peu ; si les chiens ne le voient pas encore, il fait quelques pas, il tousse, c’en est assez. En un instant, sur la voix d’un seul, tous les chiens du douar sont autour de lui.

Pour les maintenir à distance, il n’a qu’à marcher vers eux à quatre pattes ; les chiens ont peur et ne l’approcheront pas.

Mais déjà la porte du douar a été enlevée avec précaution par nos jeunes gens.

La tente est là sous la main.

Ils passent la tête et écoutent : rien. Tout le monde dort. La place des femmes est là-bas, celle des enfants est près des femmes.

Le maître, lui, est couché en travers de la porte, un pistolet sous la tête, son yatagan à côté de lui.

L’enfant que nous connaissons a disparu entièrement sous la tente ; l’obscurité ne lui permet pas de voir son ennemi, mais il entend son souffle, il se traîne jusqu’à lui, il flaire son haleine. La tête est bien là. Un coup de pistolet se fait entendre, et tout est dit.

Une heure après nos trois assassins ronflent comme des bienheureux sous leurs tentes.

Le lendemain, l’enfant est proclamé homme, et a voix délibérative dans les conseils. Ses camarades lui parlent avec déférence, et quelque jolie fille le récompensera de sa belle action.

L’homme qui a reçu une pareille éducation est nécessairement courageux, et courageux la nuit.

Eh bien ! parmi tous ceux qui vous entourent, il y en a vingt qui présenteront leur tête au yatagan sans aucune émotion ; mais vous n’en trouverez pas un qui soit assez courageux pour attaquer franchement cet ennemi qui leur fait tant de mal.

D’où vient ce respect de l’Arabe pour le lion ? Il vient des nombreux exemples que celui-ci a donnés de sa force et de son courage. Il y a eu bien des luttes, bien des combats ; toujours le lion a été le plus fort, et, quand il a succombé au nombre, la victoire a coûté trop cher.

Voyez combien elle est belle, votre mission, à vous Européens, à vous Français, dont les pareils sont tenus en médiocre estime par les Arabes !

Si vous faites le bien en donnant aux pauvres, ils diront que vous ne savez que faire de votre argent et ne vous en estimeront pas davantage.

Si vous faites le bien en rendant la justice, ils diront que vous faites cela pour les attirer vers vous et les convertir à votre croyance, à vos costumes à votre religion, et ils se méfieront de vous.

Soyez plus fort, plus courageux, ils vous auront en respect et en vénération. Vous leur imposerez toujours et partout, ils n’oseront pas vous regarder en face. Ce n’est donc pas seulement pour vous que vous jouez à la mort, c’est pour l’Europe civilisée, c’est pour la France.

Revenons à la Mahouna. — Ne vous pressez pas d’aller au lion ; il arrive à peine et restera dans le pays une lune au moins. De bons repaires, des troupeaux partout, de l’eau en abondance : où pourrait-il être mieux ?

Si la lune est bonne, rapprochez-vous d’une demi-lieue pour mieux entendre ses rugissements, afin de vous y habituer. Plus vous vous rapprocherez, et plus vous serez ému par cette voix qui n’a pas sa pareille.

Si l’animal paraît se diriger vers vous, quittez le sentier et entrer sous bois à quelques pas seulement.

Vous pourrez ainsi l’entendre de très-près quand il passera, et je vous assure que vous aurez peur.

Pestez où vous êtes jusqu’au jour, et recommencez le lendemain.

Il est probable qu’on viendra vous dire que le lion a tué quelques bœufs, quelques chevaux ou mulets : un grand vieux lion n’y va pas de main morte, allez vous asseoir à dix pas du cheval, bœuf ou mulet tué le dernier.

Placez-vous de manière à dominer le lion quand il arrivera, vous pourrez l’ajuster à votre aise. Il mange lentement et vous fera l’honneur de vous regarder de temps en temps comme pour vous demander ce que vous faites là.

Tirez entre les deux yeux et tuez du premier coup.

Si vous avez passé deux nuits sans voir le lion, soyez sûr qu’il ne reviendra pas là, il tue et mange ailleurs.

Cependant la lune est dans son plein, elle se lève au crépuscule du soir et se couche à la pointe du jour.

Vous avez pu étudier les marches de l’animal, vous devez savoir qu’en quittant telle demeure il suivra tel sentier sur lequel vous pourrez le rencontrer.

Partez au coucher du soleil, allez vous asseoir sur un rocher qui domine les repaires, et attendez.

Au premier rugissement, prêtez l’oreille pour savoir la direction que prendra le lion. S’il se dirige vers vous, vous n’aurez que quelques pas à faire ; s’il va du côté opposé et que vous ne puissiez lui couper les devants, allez l’attendre au retour. Quand il aura fait sa nuit, il ne manquera pas de revenir.

Ce côté de la montagne étant partout très-couvert et coupé de ravins profonds, le lion n’a que deux chemins à suivre pour aller dans les douars ; il vous sera facile de le rencontrer.

Lorsque vous entendrez les rugissements se rapprocher et que vous jugerez l’animal sur le même sentier que vous, marchez à sa rencontre jusqu’à ce que vous trouviez une clairière.

Les oliviers sauvages et les chênes séculaires qui bordent les chemins interceptant tellement les rayons de la lune, que vous ne voyez pas à vos pieds.

La rencontre vous serait fatale en pareil lieu ; il faut donc chercher un bon terrain sur lequel vos yeux puissent voir. Quand vous l’aurez trouvé, asseyez-vous et attendez.

Soit que le lion, venant de quitter son repaire, marche à cette allure rapide qui lui permet de faire beaucoup de chemin en peu de temps sans se fatiguer ; soit que, venant de faire sa unit, il s’avance lentement en dandinant son énorme tête, dès qu’il vous apercevra sur son chemin, il ne manquera pas de s’arrêter.

Si vous restez assis, il s’approchera doucement, s’arrêtant de temps en temps pour piaffer à la manière des taureaux.

Tantôt il rugira à vous rendre sourd, tant il poussera des soupirs diaboliques.

Ne le perdez pas de vue un seul instant, ayez toujours vos yeux sur ses yeux.

S’il quitte le sentier pour aller à un arbre voisin aiguiser ses griffes, tenez-vous prêt.

Le voilà qui revient : prudence et sang-froid.

La moindre précipitation vous perdrait infailliblement.

Il voit vos armes, et aucun de vos mouvements ne lui échappe.

Il n’attaquera que sur votre premier coup de feu.

Quand vous l’ajusterez, il se couchera à la manière du chat.

Dans cette position, il ne vous présente que le haut de la tête, et, alors, quelque rapproché que vous soyez, je ne vous conseille pas de faire feu.

Sans que le fusil quitte l’épaule et vos yeux sur les yeux du lion, marchez quelques pas en dehors du sentier, soit à droite, soit à gauche, suivant que la lune éclaire le mieux votre ennemi de ces côtés.

Si vous tournez trop, il croira que vous allez tirer au corps, il fera volte-face sur le ventre, vous présentant toujours le front.

Ne faites que deux ou trois pas, et, dès que sa tempe vous apparaîtra presque de face, ajustez bien entre l’œil et l’oreille, et pressez la détente.

De deux choses l’une : ou le lion est tué instantanément, ou bien, avant que vous ayez pu juger de votre coup, vous êtes couché sur le dos, sous le ventre du lion, qui vous couvre de son corps et vous tient enlacé de ses griffes puissantes. Mais vous n’êtes pas mort pour cela.

Si votre balle a été heureusement dirigés et n’a pas rencontré d’obstacle qui l’ait fait dévier, vous en serez quitte pour une douzaine de coups de griffes dont vous pourrez guérir ; pourvu que la gueule du lion n’ait rien touché et que son agonie ne dure pas plus de quelques secondes, vous pourrez vous tirer d’affaire.

Dans tous les cas, souvenez-vous que vous avez un poignard, et, si vous ne l’avez pas perdu dans votre chute, frappez vite, fort et dans les bons endroits.

Si le lion est mort sur place, remerciez Dieu et saint Hubert, et recommencez.

Un petit conseil : toutes les fois que vous vous trouverez en face d’un lion adulte, ne soyez pas trop long dans vos manœuvres.

Si la précipitation peut vous coûter la vie, trop de lenteur dans l’attaque peut vous perdre également.

Le lion, impatienté, n’a qu’à bondir sur vous pendant que vous l’ajustez, et vous êtes désarmé et mis en lambeaux sans avoir pu envoyer une balle.

Et maintenant que vous avez délivré les montagnards de leur ennemi, maintenant que vous avez pu voir l’effet que votre heureux succès a produit sur ces hommes que rien ne paraît émouvoir, allez dans d’autres contrées chercher de nouvelles victoires.

Soyez sûr que désormais vous serez précédé par le bruit de cet exploit et que vous êtes baptisé le tueur de lions.

Le Jebel-Archioua et les environs de Medjez-Amar, toujours dans le cercle de Ghelma, sont des repaires favoris pour les lions voyageurs.

Mettez-vous sur les traces d’un de ces beaux vieillards cherchant un Éden pour terminer sa carrière.

Suivez-le du soir au matin à travers les montagnes et les plaines. Lorsqu’à la pointe du jour vous aurez entendu son dernier rugissement, soyez sûr qu’il passera sa journée-là.

Faites venir votre cheval, que vous avez laissé bien loin derrière vous, prenez quelque repos, et le soir rapprochez-vous du repaire. Au premier rugissement, faites en sorte de rejoindre l’animal.

S’il a pris un parti, cherchez à le précéder sur le chemin qu’il suit.

Allez, allez toujours, voyez du pays. À force de marches, de fatigues, de privations, vous arriverez à vous trouver en face de votre adversaire ; quelques minutes d’entretien avec lui vous feront oublier le reste.

Tant que vous pourrez vous en passer, ne tuez jamais un maraudeur ; si vous êtes contraint de le faire, à votre corps défendant, ne mettez plus le pied dans le pays où vous l’aurez tué.

Dans les contrées où vous vous serez fait connaître, vous n’aurez plus rien à craindre d’eux ; bien plus, il suffira qu’ils vous sachent dans les environs, pour qu’ils s’abstiennent de rôder, la nuit, sur vos brisées.

Ne marchez jamais sans le clair de lune.

Armez votre carabine en quittant votre tente et ne désarmez qu’au retour.

Marchez doucement et sondez des yeux le terrain devant vous et autour de vous.

Arrêtez-vous souvent pour écouter.

Toutes les fois que vous passerez un gué, un défilé, ou que vous suivrez un sentier dont les côtés sont couverts, tenez-vous prêt à faire feu.

Un lion a pu vous entendre ou vous voir, et s’être jeté au bord du sentier pour vous attaquer au passage. Des maraudeurs peuvent faire comme le lion.

Quand vous aurez tué une demi-douzaine de lions, la nuit, vous pourrez, sans compromettre votre réputation et sans perdre l’estime des Arabes, chasser, au moyen d’un appât vivant, le soir, après le coucher du soleil.

Afin que vous sachiez comment vous comporter dans cette chasse, qui ne ressemble en rien à celles qui précèdent, je vous offre pour exemple la relation de ma dernière campagne.

Quelques jours après la rentrée de la colonne expéditionnaire de Kabylie, au mois de juillet 1853, je quittai Constantine pour me rendre dans les monts Aurès, où j’avais connaissance d’un vieux lion qui s’était établi près de Krenchela.

Les indigènes, fatigués des pertes qu’il leur faisait éprouver, s’étaient réunis un jour au nombre de deux ou trois cents, dans le but de le tuer ou de le chasser du pays.

L’attaque eut lieu au lever du soleil ; à midi, cinq cent cartouches avaient été brûlées ; les Arabes emportaient un mort et six blessés, et le lion restait maître du champ de bataille.

À mon arrivée dans la vallée d’Ourtèn, le 18 juillet, je reçus une députation de chaque douar des environs, qui, après les plaintes d’usage, m’offrait une prise d’armes générale. Sidi-Amar, le marabout de l’endroit, vint à son tour m’apporter sa prédiction en ces termes :

— S’il plaît à Dieu de bénir tes armes, dans quelques jours nos femmes et nos enfants accouront ici, sous cet arbre, pour compter des yeux et du doigt les dents et les griffes du malfaiteur, et baiser la main qui apporte la paix dans la montagne.

À cette prédiction du marabout, la proposition d’une prise d’armes tomba, et chacun regagna sa tente, persuadé que c’en était fait du lion.

Si j’avais voulu en croire Sidi-Amar, je n’aurais pas quitté la place où je m’étais établi, et le lion serait venu s’y faire tuer.

Quelle que soit, du reste, la confiance que m’inspirent ces prédictions déjà éprouvées je pensai que l’application du proverbe : Aide-toi, le ciel t’aidera, ne saurait nuire, et le jour même je recueillais tous les renseignements propres à m’éclairer sur les habitudes de l’animal, et je donnais des instructions à mes quêteurs pour le lendemain.

La mission de ces hommes était de partir à la pointe du jour, chacun vers le canton qui lui était assigné, de chercher la sortie du lion sur les chemins qui avoisinaient les repaires, de trouver sa rentrée alors qu’il avait fait sa nuit, en un mot de le détourner.

Le lendemain, 19, le lion avait pris un grand parti dans la plaine, et les quêteurs n’ayant aucune connaissance de sa rentrée à l’heure où les troupeaux surallent les voies en battant les chemins, tous se rallièrent sur la lionne, qui était détournée à neuf heures dans un bois de dix arpents.

Le même jour, à sept heures du soir, je gardais la rentrée de l’animal ; à huit heures, il sortait à six pas de moi et tombait à la troisième balle.

Le 20, rendez-vous fut pris à midi dans le jardin d’Ourtèn ; comme la veille, prévoyant que le lion, cherchant sa moitié, donnerait beaucoup à faire aux quêteurs, j’avais retardé le rendez-vous de deux heures.

L’animal, après avoir battu tous les chemins et fouillé plusieurs repaires, avait tué un mulet et deux bœufs dans un douar de la montagne ; puis il avait gagné les crêtes en s’éloignant vers le sud.

La dernière brisée était à trois lieues du rendez-vous.

Je montai à cheval à quatre heures et me rendis sur le point où les quêteurs avaient abandonné la voie.

Après avoir renvoyé mon cheval, j’attendis la nuit pour battre la route que le lion avait suivie la veille en s’en allant ; vers onze heures, ne l’ayant pas encore rencontré, et entendant les Arabes et les chiens des douars situés au pied de la montagne faire grand bruit je pensai que l’animal était revenu par un autre chemin et je regagnai ma tente.

Trois jours de suite les quêtes furent les mêmes, le lion fit les mêmes manœuvres pendant la nuit ; il y eut de longues marches et point de rencontres.

Le 24, un Arabe, établi à trois on quatre lieues au sud de mon campement, me fut envoyé par ses proches pour me faire connaître que le lion s’était fixé dans un bois appelé Tafrent, et que depuis le 20 il leur avait tué huit bœufs.

Je partis avec cet homme, mon spahi et mes quêteurs, laissant mes tentes à Ourtèn et n’emportant que mes armes.

Je passai la nuit du 24 au 25 en dehors de l’enceinte du douar que le lion visitait d’habitude ; mais il n’y vint pas.

Le 25 au matin, mes hommes avaient connaissance du lion, sortant du bois désigné la veille ; mais ils n’étaient pas sûrs de sa rentrée.

Afin d’alléger les fatigues des quêteurs et de rendre leur tâche plus facile, je me rapprochai du repaire supposé et m’établis le 25 au soir sur la lisière du bois.

Je fus rejoint, le même jour, par M. de Rodenburgh, officier hollandais, qui, après avoir fait avec nous l’expédition de Kabylie, désirait goûter quelques-unes de ces émotions fortes dont le souvenir reste toujours et qu’on ne trouve pas dans les villes. Il arrivait d’Ourtèn, où il avait dressé sa tente à côté de la mienne, le 19.

Vers dix heures du soir, le lion rugissait à une demi-lieue du douar, et à minuit il enlevait un mouton à quelques pas de nous.

Le 20, à la pointe du jour, l’ordre était transmis dans tous les douars de ne laisser sortir ni hommes ni bestiaux avant la rentrée des quêteurs, afin que les voies du lion ne fussent pas effacées par d’autres voies.

Ce même jour, Bil-Kassem-Bi-Eouchet me faisait le rapport suivant :

« Je prends le lion à sa sortie du douar ; je trouve la peau du mouton qu’il a mangé cette nuit ; je le suis jusque sur le bord du ruisseau où il a bu, puis je l’abandonne à Amar-ben-Sigha, mon collègue, dont j’ai reconnu la brisée en cet endroit. »

Amar arrivait au moment où son confrère venait de terminer son rapport.

Son visage était rayonnant ; il n’avait pas besoin de parler, tout le monde en le voyant devinait qu’il avait détourné l’animal et qu’il était sûr de ce qu’il allait dire.

Tandis qu’il traversait la foule d’Arabes accroupis devant la tente qu’ils avaient dressée pour nous, on l’interrogeait de la voix et du geste, on tirait les pans de son burnous ; mais il était muet ; la joie seule qui débordait de son cœur trahissait le secret qu’il aurait voulu ne confier qu’à moi.

Malheureux homme, fier d’avance de la victoire qu’il avait préparée, et qui ne se doutait pas que, dans quelques heures, le lion qu’il venait me livrer ne mourrait que sur lui et après l’avoir mis en pièces !

Tel était son rapport :

« Je trouve le lion buvant au ruisseau de Tafrent, où il a fait une pause.

« Je le suis à travers un bois brûlé que vous pouvez voir d’ici et à la sortie duquel il a dû rester jusqu’au jour, si j’en juge par les entailles qu’il a faites à plusieurs arbres pour aiguiser ses griffes et par ses laissées du matin.

« En quittant le bois, brûlé, l’animal traverse un torrent qui borde à l’est du bois de Tafrent, dans lequel il entre ; je tourne le bois en suivant au sud et à l’ouest le cours des eaux, et au nord le chemin : l’animal n’est point sorti ; je reviens à ma brisée, où je laisse mon burnous, et je le suis sous bois jusqu’à une portée de fusil de son repaire.

« Les hommes qui m’accompagnaient ayant eu peur en cet endroit, je me suis retiré sans bruit en le jugeant au pied du rocher blanc, connu dans le pays sous le nom de Rocher du Lion. »

L’animal une fois détourné, il ne restait plus qu’à choisir entre les divers modes d’attaque employés en pareil cas. Le premier consiste à marcher avec grand bruit sur son repaire, ce qui le fait venir au-devant des chasseurs, qui l’attendent sur un terrain propre à l’attaque.

Dans le second, on suit avec beaucoup de précaution la voie de l’animal, de manière à le surprendre endormi. Le troisième consiste à l’attirer au moyen d’un appât vivant.

Amar-ben-Sigha m’ayant assuré que l’attaque au repaire était impossible à cause de l’épaisseur du bois, je me décidai pour l’appât.

Le 28 à sept heures du soir, je partais suivi de mon spahi Hamida et de mes deux quêteurs portant mes armes et emmenant une chèvre.

À sept heures et demie, nous arrivâmes à la brisée d’Amar, que j’étais bien aise de reconnaître.

Il faisait bon revoir dans le lit du torrent, ce qui me permit de juger l’animal grand vieux lion et, comme disaient les Arabes, mon ami de Krenchela.

Le repaire était situé sur le versant sud de la montagne et à moins de cents pas du ravin. Sur le versant opposé et tout à fait sur le bord du même ravin, je rencontrai une clairière de dix mètres carrés, entourée de grands arbres, et distante de moins de cent cinquante pas du fort où le lion était sur le ventre.

Pendant qu’un de mes hommes attachait la chèvre à une racine d’arbre au milieu de la clairière, et que les autres me donnaient mes armes, le lion se montrait à nous au pied du rocher et nous regardait faire.

Je m’établis bien vite sur la lisière du bois, faisant face au lion, et à cinq ou six pas de la chèvre, qui, voyant mes hommes s’enfoncer sous bois, criait de toutes ses forces et faisait des efforts inouïs pour se rapprocher de moi.

Le lion avait disparu. Sans doute il s’avançait sous la voûte sombre et épaisse de la futaie qui le dérobait à ma vue.

Je venais de couper avec mon poignard quelques branches qui auraient pu gêner mon tir, et j’allais m’asseoir, lorsque la chèvre se tut tout à coup et se mit à trembler de tous ses membres, en regardant tantôt de mon côté, tantôt du côté du ravin, ce qui voulait dire :

— Le lion est là, je le sens, il va venir ; je l’entends, il vient, je le vois.

En effet, d’abord elle n’avait fait que percevoir ses émanations ; ensuite, lorsqu’elle avait entendu ses pas, ses oreilles me l’avaient exprimé par des mouvements vifs et saccadés ; enfin, lorsqu’elle avait pu voir l’animal, je le vis comme elle.

Il monta lentement l’escarpement du ravin et s’arrêta sur le bord de la clairière à douze pas de moi.

Il se présentait tout à fait de face, et son large front était un beau point de mire. Deux fois ma carabine, s’abaissa, deux fois je l’ajustai entre les deux yeux, deux fois mon doigt pressa doucement la détente : mais le coup ne partit point, et j’en ressentis de la joie.

Il y avait deux ans que je n’avais rencontré de lion si grand, si beau, si majestueux, et je l’aurais tué avant d’avoir pu l’examiner à mon aise !

Qu’est-ce qu’un lion mort ? Qu’est-ce qu’une belle femme dans un cercueil ; La beauté moins la vie, c’est-à-dire la laideur.

Et puis, s’il est vrai que vivre c’est sentir, où et quand trouverais-je des émotions pareilles, si ce n’est dans un pareil tête-à-tête, dans un pareil lieu, à une pareille heure ?

Le noble animal, comme s’il avait compris ma pensée, s’était couché, et, après avoir croisé ses énormes pattes, il avait doucement appuyé sa tête sur elle comme sur un oreiller.

Sans prêter la moindre attention à la chèvre, paralysée par la peur, il m’examinait avec beaucoup d’intérêt, tantôt en clignant les yeux, ce qui donnait à sa physionomie un air des plus bénins, tantôt en les ouvrant de toute leur grandeur, ce qui me faisait, malgré moi, presser ma carabine. Il avait l’air de se dire à part lui :

— J’ai vu tout à l’heure, dans cette clairière, un groupe d’hommes et une chèvre ; les hommes sont partis, la chèvre est restée seule ; j’arrive, et je trouve près d’elle un autre homme habillé de rouge et de bleu, comme je n’en ai jamais vu, et qui, au lieu de fuir à mon approche, me regarde comme s’il voulait me parler.

Puis, par moments, et tandis que l’ombre du crépuscule descendait dans la clairière, il avait l’air d’ajouter (toujours à part lui).

— L’heure du dîner s’avance, que mangerais-je bien, la chèvre ou l’homme rouge ? Le mouton d’hier valait mieux que cette chèvre ; mais les moutons sont loin. Les hommes rouges sont peut-être bons en général, mais celui-ci me paraît maigre.

Cette dernière réflexion parut avoir fixé son choix, car il se leva d’un air décidé et fit trois pas en avant, les yeux attachés sur la chèvre.

La carabine à l’épaule et le doigt sur la détente, je suivais tous ses mouvements, prêt à faire feu en temps opportun ; deux fois il feignit de bondir sur l’appât en se rasant à la manière du chat.

Je pensai que la corde qui retenait la chèvre l’inquiétait, et je compris qu’il se défiait d’un piège, lorsque je le vis aller et venir avec agitation sur le bord de la clairière et me montrer les dents quand il s’arrêtait.

Le jeu devenait trop sérieux ; il était temps d’en finir. Profitant du moment où il se présentait de flanc, à douze pas et sur le bord du ravin, je le frappai d’une première balle en pleine épaule, et, immédiatement après, pendant qu’il se tordait en rugissant, d’une seconde au défaut de l’épaule.

Percé d’outre en outre par ces deux balles à pointe d’acier, l’animal roula comme une avalanche au fond du ravin.

Pendant que je rechargeais ma carabine, mes hommes étaient accourus : je me portai avec eux sur la place où j’avais tiré le lion, et nous trouvâmes, au milieu de beaucoup de sang, les empreintes des griffes de l’animal, lorsque après avoir été frappé il avait cherché à remonter l’escarpement du ravin.

Mes hommes, persuadés que le lion était mort, s’étaient portés sur les hauteurs voisines de la clairière pour appeler du monde afin de l’emporter.

Pendant ce temps, je suivais les rougeurs dans le lit du ravin, où le lion était tombé plusieurs fois, et je trouvais sa rentrée, dans un taillis sombre, épais presque impénétrable, situé à vingt pas de la clairière.

Afin de savoir sur-le-champ à quoi m’en tenir, je lançai une pierre dans ce taillis : un rugissement sourd, guttural, tantôt plaintif, tantôt menaçant, un rugissement qui sentait le cadavre, me répondit à une vingtaine de pas sous bois.

Ce rugissement me glaça le cœur en me rappelant celui du lion de Mejez-Àmar, qui, il y a six ans, dans une circonstance analogue, mutilait sous mes yeux, et malgré mes balles, mon spahi Rostain et deux Arabes.

À genoux sur le bord du taillis, je cherchai en vain à en pénétrer l’épaisseur : ma vue n’allait pas au-delà des premières branches, rougies par le sang du lion.

Après avoir fait une brisée pour reconnaître la rentrée de l’animal, j’allais me retirer lorsque je fus rejoint par mon spahi, mes deux, quêteurs et quatre Arabes en armes.

J’eus toutes les peines du monde à les empêcher de pénétrer dans le taillis, où, disaient-ils, le lion devait être mort.

J’eus beau leur faire observer que j’avais la certitude qu’il vivait encore, qu’il nous serait impossible de le voir avant qu’il bondît sur l’un de nous, et qu’il y aurait certainement mort d’homme si nous y allions à cette heure, tandis que je répondais que nous le retrouverions sans vie le lendemain matin, ces braves gens, pour toute réponse, déposèrent leur burnous, sur lesquels ils m’engagèrent à m’asseoir en les attendant.

Deux minutes après, je m’étais débarrassé des parties de mon vêtement qui auraient pu me gêner ou m’embarrasser, j’avais armé Amar-ben-Eigha de ma carabine Lepage, Bil-Kassem de deux pistolets, et mon spahi d’un fusil qu’il devait conserver chargé en me suivant pas à pas.

Après avoir recommandé à mes hommes de me serrer de près, groupés autant que le permettrait l’épaisseur du taillis, j’y entrai avec eux et M. de Rodenburgh, qui venait d’arriver et ne voulut pas rester en arrière, malgré ma prière et l’assurance que je lui donnai du danger qu’il allait courir.

Après avoir marché une quinzaine de pas en suivant les rougeurs, nous nous trouvâmes dans une petite clairière où toute trace de sang avait disparu.

La nuit arrivait ; il était déjà difficile de voir les traces de l’animal, et notre recherche devenait d’autant plus dangereuse, que dans quelques minutes nous n’y verrions plus.

Afin de ne pas perdre de temps, chacun se mit à l’œuvre en cherchant de son côté le sang de l’animal que nous perdions en cet endroit, sans que toutefois personne sorti de la clairière pour s’engager sous bois.

Tout à coup le fusil d’un Arabe part au milieu de nous par imprudence, sans qu’il en résulte le moindre accident ; mais le lion rugit à quelques pas de là, et tous mes hommes viennent se grouper autour de moi, tous, excepté Amar-ben-Sigha, qui, soit inexpérience, soit confiance en lui-même, s’est adossé à un arbre à six pas de nous.

À peine le lion a-t-il paru sur le bord de la clairière, la gueule béante, la crinière hérissée, que huit coups de feu partent à la fois et au hasard sans le toucher.

Avant que la fumée de toute cette pondre brûlée inutilement se soit dissipée, et en bien moins de temps que je n’en mets à l’écrire, Amar-ben-Sigha, qui, lui aussi, a fait feu sur le lion, est terrassé ; sa carabine est brisée, sa cuisse et sa jambe droites sont broyées et au moment où j’arrive à son secours je vois sa tête engloutie par la gueule du lion, qui regarde le canon de ma carabine s’abaisser sur lui, effleurant sa crinière, sans que pour cela il quitte la victime qu’il a choisie.

Craignant pour la tête de l’homme en frappant celle du lion, je cherchai la place du cœur et je fis feu.

Amar-ben-Sigha, dégagé, roula à mes pieds, qu’il étreignit si violemment, qu’il faillit me renverser, et le lion, le flanc appuyé contre les branches qui craquaient sous son poids, ne tombait pas encore.

Je visai à la tempe et je pressai la détente : le coup ne partit pas.

Pour la première fois depuis dix ans, ma carabine avait raté, et le lion était toujours là, debout contre la cépée, qu’il déchirait de ses dents et de ses griffes en rugissant et en se tordant dans les convulsions de l’agonie, à un pas de moi et presque sur le corps d’Amar-ben-Sigba, qui criait comme un possédé.

Tous mes hommes étaient accourus, les uns brandissant leurs yatagans, les autres tenant leurs fusils en l’air par le bout du canon en guise d’assommoirs.

Faibles moyens, pauvres armes contre un ennemi que les balles ne tuent pas !

Mon premier mouvement fut de tendre la main vers mon spahi Hamida, qui, le visage contracté, les yeux hagards, tremblant de tous ses membres, pouvait à peine me dire ce mot :

— Vide !

Mon second fusil était vide ! L’imprudent avait fait feu avec les autres et nous mettait à la merci du lion.

Heureusement pour nous tous qu’il tombait mort en ce moment entre Amar-ben-Sigha et M. de Rodenburg, qui arrivait par la cépée où l’homme et le lion étaient couchés côte à côte.

Le lion une fois mort, je m’occupai du blessé, qui, depuis quelques instants, ne donnait plus signe de vie.

Je trouvai les blessures de la tête un peu graves, le haut du corps labouré par quelques coups de griffes qui n’avaient porté que dans les chairs ; mais la jambe et la cuisse droites horriblement percées et déchirées depuis l’aine jusqu’au pied.

Le sang coulait en abondance, et nous étions là, en pleine forêt, la nuit, sans aucune espèce de secours.

Pendant que les Arabes préparaient un brancard avec des fusils et des burnous, j’essayai de trouver et d’arrêter l’hémorragie ; mais le blessé reprit ses sens en poussant des cris affreux, et ne permit pas de continuer les soins que je voulais lui donner.

Je ne vous dirai pas ce qu’il nous fallut de temps et de peine pour sortir du taillis et gagner le lit du ravin ; mais je vous assure que ce fut un spectacle imposant que celui de notre retraite.

J’avais toujours vu les Arabes profondément affligés lorsqu’un des leurs était tombé sous une balle, et je ne m’expliquais pas leur indifférence pour Amar-ben-Sigha.

En effet, depuis le moment où le lion était mort, quoiqu’ils me vissent accueillir avec froideur leurs félicitations empressées et n’exprimer aucune joie du succès obtenu, ils ne s’étaient occupés du blessé que pour lui que ces choses-là n’arrivaient qu’aux hommes ; puis ils s’étaient mis à discourir entre eux sur les différentes scènes du drame, parlant tous à la fois, vociférant comme des enragés et recommençant leur histoire chaque fois qu’un homme des douars voisins arrivait au-devant de nous.

L’enthousiasme de ces hommes était si bruyant, que quiconque eût rencontré notre cortège aurait pensé tout d’abord que le brancard servait de couche au lion, tué, si de temps en temps un cri perçant, et qui allait au cœur ne s’en était échappé, dominant la rumeur générale et répondant au chant lugubre du hibou qu’on entendait sous bois.

Ce fut ainsi qu’à onze heures du soir nous arrivâmes à la tente préparée pour recevoir le blessé.

Le lendemain 27, j’allai le voir de bonne heure, et je trouvai près de lui sa vieille mère, son frère et un grand nombre d’hommes et de femmes qui devaient être de sa famille ; car, à mon arrivée, ils me remercièrent avec effusion d’avoir délivré Amar des griffes du lion et me demandèrent mon avis sur son état.

Pauvres gens qui croient tous les Français médecins, parce qu’il y a parmi eux de bons médecins, et qui pensent que celui qui tue un animal connaît et guérit le mal que celui-ci a pu faire !

Je n’ai pas la moindre notion de chirurgie, et pour ce qui est des blessures faites par le lion, l’expérience seule m’a appris qu’on en revenait difficilement, et que presque toujours on y laissait soit un bras, soit une jambe : c’est juste assez pour que je puisse savoir à quoi m’en tenir, le cas échéant, mais c’est peu pour ceux qui me consultent.

Toutefois j’avais vu plusieurs fois des hommes blessés bien moins grièvement qu’Amar mourir par suite de leurs blessures, ou perdre l’usage des membres atteints, et j’engageai ses parents à le faire transporter à Bathna, où il trouverait des médecins français et tous les soins désirables.

Le blessé s’y étant refusé à cause des souffrances du voyage, je lui fis, tant bien que mal, avec l’assistance de l’officier hollandais, un premier pansement, j’envoyai chercher un docteur arabe qui jouit d’une grande réputation ; puis nous nous dirigeâmes vers le bois ou le lion dormait depuis la veille.

L’assistance était nombreuse ; en peu de temps un chemin fut frayé dans le taillis, et, au moyen d’un brancard fait avec des troncs d’arbres, l’animal fut porté dans la clairière, où, la veille, il m’avait fait l’honneur d’un long tête-à-tête.

Après avoir fait enlever la dépouille et observé avec attention le trajet de mes balles, j’abandonnai l’animal aux Arabes, qui se ruèrent sur lui, le couteau à la main, avec une fureur égale à celle d’une meute ardente à la curée. Le soir du même jour, je regagnai mon campement pour faire, préparer la dépouille du lion.

Le 29, pendant que je faisais mes préparatifs de départ pour Constantine, ma tente fut envahie par cinq ou six femmes qui entrèrent en pleurant à chaudes larmes, comme si un grand malheur venait de les frapper.

Ma première pensée fut qu’elles venaient m’apprendre la mort d’Amar-ben-Sigha, leur parent, et je ne pus m’empêcher de rire lorsque je sus qu’il s’agissait simplement de la mort de trois bœufs, tués par un lion nouvellement arrivé dans le pays.

Comme les sanglots allaient toujours croissant, et que ce concert n’avait rien de récréatif, je m’empressai d’y mettre fin en leur donnant l’assurance que je ne partirais point avant d’avoir mis à mort la vilaine bête qui leur avait fait tant de chagrin.

Les pleurs cessèrent comme par enchantement, et ces dames se retirèrent en devisant joyeusement entre elles, comme si elles venaient d’apprendre un événement heureux.

Le douar auquel appartenaient les bœufs tués par le lion étant placé près de mes tentes, je fis venir les gardiens pour me renseigner sur ce qui s’était passé et en tirer des connaissances pour la rencontre du lendemain.

Ces hommes me dirent que vers six heures du soir, au moment où ils descendaient de la montagne, le troupeau s’était dispersé en fuyant dans toutes les directions, et que, lorsqu’ils étaient parvenus à le rallier, il leur manquait trois bœufs.

Ils n’avaient vu le lion ni par corps ni par pied : mais les symptômes de frayeur qu’ils avaient remarqués dans le troupeau leur donnaient l’assurance que les animaux qui manquaient avaient été pris par un lion.

Je leur recommandai de se rendre le lendemain de bonne heure, et en nombre, dans la montagne, pour retrouver les bœufs tués, d’en traîner dans un endroit découvert, afin que les vautours vinssent manger leurs restes pendant le jour, et de laisser celui qui leur paraîtrait le plus intact à la place où ils trouveraient, après l’avoir couvert de branches. d’arbres pour le préserver des vautours.

Le 30, à six heures du soir, je m’acheminai vers la montagne, guidé par un des gardiens et suivi par deux hommes qui portaient mes armes.

Au bout d’une heure de marche à travers bois nous passions près des ossements que les vautours avaient laissés, et sûr désormais que si le lion revenait en cet endroit, il ne ferait qu’y passer comme nous, je me dirigeai vers le buisson où le troisième bœuf avait été tué.

Après avoir fait enlever les branches qui le recouvraient, je m’assurai qu’il était parfaitement intact et qu’il n’avait qu’un coup de dent à la gorge et un coup de griffe à l’épaule, ce qui signifiait qu’il avait été tué par un jeune lion ou par une lionne adulte. Ne pouvant juger l’animal par le pied, à cause de la nature du sol, très-rocailleux en cet endroit, j’examinai avec soin les empreintes des dents et celles des griffes ; j’en conclus que j’aurais affaire à une lionne adulte.

Lé repaire habituel dès lions, lorsqu’il en vient dans cette montagne, se trouvait à environ cinq cents mètres au-dessous de moi. Persuadé que la lionne arriverait par le bas, je renvoyai les hommes qui m’avaient accompagné à une centaine de pas en amont, et je cherchai à m’installer de mon mieux.

Je venais de déposer mes armes près d’une pierre que j’avais remarquée comme pouvant faire un siège commode, et j’allais m’asseoir, lorsque, jetant un dernier regard vers le fond de la vallée, j’aperçus ma lionne qui se promenait sur la route de Krenchela.

Après avoir suivi quelque temps cette route, elle la quitta pour traverser une petite plaine ; puis elle prit un sentier qui aboutit à une source que je connais depuis longtemps pour être souvent visitée par les lions.

Un quart d’heure après, je la vis revenir par le même chemin et entrer sous la futaie qui borde le repaire. En la voyant disparaître sous bois, je m’assis sur la pierre et me préparai à la recevoir.

Je me trouvais au milieu d’un massif sans la moindre petite clairière, sans le moindre jour, et je n’apercevais qu’une partie du bœuf qui servait d’appât, quoiqu’il ne fût qu’à quelques pas de moi.

Je compris qu’il me serait impossible d’envoyer deux balles à la lionne, et qu’il fallait la tuer du premier coup ou la mettre du moins hors d’état de mal faire.

Le temps avait marché, et la nuit commençait à tomber, lorsque la lionne rugit au-dessous de moi et près de l’endroit où les restes des bœufs avaient été livrées aux vautours.

Peu de temps après, j’entendis le bruit de ses pas sous bois ; puis, à mesure qu’elle approchait, une espèce de râlement sourd et régulier, qui n’était autre chose que le bruit de sa respiration,

je la jugeai à quinze pas de moi, et j’épaulai ma carabine dans sa direction, afin d’être prêt à faire feu lorsqu’elle paraîtrait.

Il était écrit que cette campagne serait pleine d’émotions, et vous devinerez facilement celle que je dus éprouver lorsque, cherchant le guidon de ma carabine, je ne le trouvai point.

J’apercevais à peine l’extrémité des canons. Encore quelques minutes, et je ne verrais plus rien quand la lionne serait là à quelques pas de moi.

Il n’y avait pas à hésiter un seul instant ; je me levai aussitôt et marchai droit sur elle en faisant le moins de bruit possible et prêt à faire feu.

Après m’être avancé de cinq ou six pas en sondant des yeux l’épaisseur du bois, j’aperçus la moitié de son corps entre deux arbres.

Elle était debout et immobile, écoutant sans doute un bruit qu’elle ne s’expliquait pas.

La tête m’était cachée jusque près de l’épaule, dont il me semblait distinguer assez bien le défaut.

Le cœur était là. Je tirai tant bien que mal et un peu au juger au défaut de l’épaule.

J’eus beau me baisser aussitôt pour voir sous la fumée l’effet de ma balle et en envoyer une seconde, je ne vis rien.

Cependant un rugissement de bon augure avait répondu à mon coup de feu, et mon oreille exercée avait jugé l’animal mortellement atteint.

En effet, la lionne, que j’avais pu voir tant qu’elle était restée debout, m’était cachée par la hauteur des arbres maintenant qu’elle était couchée, et je l’entendais rugir et se débattre à la même place ; donc elle était grièvement blessée.

Me souciant fort peu, à une pareille heure, de m’en aller avec elle de ce monde, et remettant au lendemain, quand il ferait jour, pour lui donner le coup de grâce, si toutefois elle vivait encore, je rentrai avec mes hommes, qui avaient tout entendu et qui, comme moi, étant persuadés que la lionne était à nous.

Grande fut la joie de tous à notre rentrée au douar, et les femmes demandèrent à venir le lendemain dans la montagne, afin de voir l’animal avant qu’il fût dépouillé et de choisir les meilleurs morceaux de sa chair.

Le 31, avant le lever du soleil, j’arrivai près de l’endroit où la lionne était tombée la veille, suivi des hommes et des femmes du douar. Après avoir recommandé à tout le monde de ne pas s’avancer davantage, je me portai avec mon spahi sur la place où l’animal avait été frappé.

La place était vide ; mais une mare de sang l’avait suffisamment marquée, il me fut d’autant plus facile de suivre la lionne aux rougeurs, qu’elle avait évité de traverser les parties fourrées du bois, qu’elle était toujours descendue, et qu’à chaque pas je trouvais des traces de ses chutes.

Je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle ne marchait que sur trois jambes, que lorsqu’elle tombait c’était toujours du côté gauche, et que l’os de l’épaule traçait un sillon dans la terre toutes les fois qu’elle tombait.

Je jugeai que ma balle, entrant au défaut de l’épaule droite, avait traversé la poitrine obliquement, et qu’elle était sortie par l’épaule gauche en la brisant.

La lionne, morte ou vive, ne pouvait être loin : il était temps de se mettre en garde, et il ne fallait jamais perdre les traces de sang, de manière à l’avoir toujours devant et au dessous de moi.

À cet effet, toutes les fois que j’arrivais près d’un buisson propre à la cacher à mes yeux, je faisais lancer des pierres par mon spahi, afin de l’attirer ou la faire rugir si elle s’y trouvait. Cette manœuvre réussit parfaitement.

Je venais de traverser une clairière où la lionne était restée longtemps couchée, à en juger par le sang qu’elle y avait laissé, et j’arrivais sur la lisière d’un bois : très-épais en suivant ses traces, lorsque mon spahi lança une pierre à quelques pas devant moi.

Le même rugissement que j’avais entendu quelques jours auparavant en suivant le lion blessé se fit entendre sous bois et près de la clairière.

Seulement, ici, je savais parfaitement à quoi m’en tenir et j’étais sûr de mener l’affaire à bonne fin, sans y laisser le moindre lambeau de chair humaine.

D’abord il faisait jour et j’avais du temps devant moi, ensuite je n’avais affaire qu’à une lionne ayant perdu presque tout son sang, c’est-à-dire ses forces ; enfin, je savais qu’elle n’avait que trois jambes.

Le succès n’était pas douteux ; mais comme, au bout des trois jambes qui lui restaient, il y avait de grosses pattes armées de fortes griffes et que les dents qui avaient étranglé les trois bœufs devaient être respectables, je pris des mesures pour que la lionne ne me traitât point comme les herbivores du jour précédent.

Le bois dans lequel elle s’était retirée était si épais, que, si j’avais voulu l’y suivre, il m’eût été impossible de la voir sans la toucher, et j’eusse été pris et mis en pièces avant d’avoir pu lui envoyer une balle.

Toutefois, j’avoue à ma honte, car c’eût été une folie, que si je n’avais pas eu d’autre moyen d’en finir, confiant dans le hasard de la veille et dans les hasards précédents, qui m’ont, vous le savez, si miraculeusement servi, j’avoue que j’y serais allé sans hésiter.

Mais j’avais là une bonne clairière au milieu de laquelle je pouvais l’attirer ; je résolus d’en profiter et je fis venir les hommes et les femmes du douar pour assister à la mort de leur ennemi.

Pendant que je faisais brûler quelques broussailles, pour empêcher l’animal de sortir de l’enceinte, mon spahi m’apportait de Krenchela quelques fusils dont j’avais besoin.

Après les avoir fait charger, j’en distribuai quatre à des Arabes, que je fis monter sur un arbre situé au milieu de la clairière, avec ordre de faire feu tous à la fois et de pousser de grands cris dès que je leur en donnerais le signal.

Je fis venir un des Arabes qui étaient à cheval et je l’envoyai à trente pas de la lisière du bois, avec ordre de s’y maintenir immobile jusqu’au moment où la lionne apparaîtrait, et de courir alors de toute la vitesse de son cheval en se dirigeant vers moi un peu obliquement, afin de ne pas gêner mon tir.

Je m’assis dans la clairière à quelques pas en avant de l’arbre sur lequel mes hommes étaient perchés, ayant près de moi mon spahi chargé de me passer mes armes en temps opportun.

Cependant la foule des spectateurs, qui, jusqu’à ce moment, avaient devisé bruyamment au milieu de la clairière, s’était dispersée tout à coup et à la hâte.

Les hommes s’étaient perchés sur les arbres les plus élevés, et les femmes avaient gagné un rocher d’une hauteur respectable, au faîte duquel elles s’étaient groupées.

Lorsque je vis la clairière débarrassée, je criai au cavalier qui servait d’appât de se tenir sur ses gardes et je fis signe aux hommes qui étaient sur l’arbre de tirer.

Aux coups de feu, la lionne rugit avec colère, et, au premier hourra que poussèrent les Arabes, elle parut sur la lisière du bois, et, sans s’arrêter un seul instant, elle chargea le cavalier, qui avait piqué des deux en la voyant.

Quoiqu’elle n’eût que trois jambes, ses premiers bonds m’effrayèrent, tant elle gagnait sur l’Arabe, qui détalait à fond de train.

Une balle tirée à quarante pas dans la tête l’arrêta sur place et la fit chanceler sans que pourtant elle tombât.

Le cavalier avait continué de fuir et était arrivé à l’extrémité de la clairière, lorsque la lionne reprit sa course, cette fois droit à moi.

J’avais eu le temps de prendre mon second fusil, et, à vingt pas, elle recevait deux balles en pleine poitrine. Elle tomba comme foudroyée, et je la croyais morte, lorsqu’elle se leva en me montrant toutes ses dents et essaya de venir à moi ; mais ce fut son dernier effort, car elle roula sur place en poussant un long rugissement de douleur auquel répondit un hourra formidable.

La lionne n’ayant reçu le coup de grâce que lorsque les femmes furent arrivées, elles furent les premières à la contempler, à lui prodiguer mille injures et à braver ses griffes et ses dents désormais inoffensives.

Comme la curiosité de ces dames menaçait de me tenir là jusqu’au soir, je les engageai à prendre les devants et leur promis qu’elles pourraient venir revoir la lionne et choisir leurs morceaux devant ma tente, où j’allais la faire porter.

Au moyen d’un brancard fait avec des fusils et des branches d’arbres, l’animal put arriver à Ourtèn, où, sa dépouille enlevée, je l’abandonnai aux Arabes. Le lendemain je quittais le pays au grand regret de ses habitants, auxquels je promettais une visite en automne, et deux jours après j’arrivais à Constantine, bien fatigués par les émotions de cette campagne.

Le 16 août, je reçus, par un mot du caïd de Krenchela, la nouvelle de la mort du malheureux Amar-ben-Sigha.

Je me résume. S’il vous arrive jamais de chercher pendant le jour un lion que vous avez blessé la nuit, renoncez-y s’il ne laisse pas assez de sang pour qu’on ne puisse un instant perdre sa trace.

Il s’est réfugié dans un massif dont il ne sortira que pour bondir sur celui qui passera là.

Suivez donc toujours le sang pas à pas et jetez des pierres en avant pour débusquer l’animal à bonne portée et avant qu’il puisse arriver jusqu’à vous sans être tiré.

Gardez toujours le haut du terrain.

S’il pleut ou que la rosée soit abondante, couvrez les batteries de votre carabine.

Déchargez-la toujours en rentrant, et ne la chargez qu’au moment de partir, après l’avoir flambée.

Si après une averse ou une forte rosée, vous éprouviez quelque crainte sur l’inflammation de vos coups, évitez une rencontre.

Ayez toujours des capsules et de la poudre de première qualité.

Enfin, souvenez-vous qu’un lion tombe rarement sous une seule balle. — Ne cherchez jamais votre salut dans la fuite quand il vous chargera, et, ces conseils aidant, que Dieu et saint Hubert vous aient en leur sainte garde !

FIN.