La Chasse au lion/Biographie

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Biographie de Jules Gérard
J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 259-274).

JULES GÉRARD

LE TUEUR DE LIONS

Par EUGÈNE DE MIRECOURT

Une des physionomies les plus énergiques de l’époque est, sans contredit, celle du chasseur illustre, de l’homme au cœur intrépide qui, la carabine sur l’épaule et la poudrière au flanc, marche seul à la rencontre de ce roi terrible du désert, que des bataillons entiers n’affrontent pas sans épouvante.

Nous empruntons à Gérard lui-même les lignes qui vont suivre.

Elles peuvent servir d’épigraphe à son histoire.

« Si vous faites le bien en donnant aux pauvres, dit-il, les Arabes se figurent que vous ne savez que faire de votre argent, et il ne vous en estiment pas davantage. Si vous faites le bien en rendant la justice, ils s’imaginent que vous avez pour unique but de les attirer vers vous, de les convertir à vos croyances, à vos coutumes, à votre religion ; ils se méfient de vos actes.

« Soyez fort, soyez courageux, ils vous ont en grand respect, en vénération profonde. Vous leur imposez toujours et partout ; ils n’osent pas vous regarder en face. »

Évidemment ces paroles donnent la clef des fabuleux exploits du tueur de lions.

Mu par un noble orgueil et pour le désir d’être utile à l’humanité, le héros de cette notice joue à la mort, depuis quinze ans, sous l’œil des populations africaines, beaucoup moins dans l’intérêt de sa propre gloire que dans celui de l’Europe civilisée et de la France.

Gérard par ses prouesses nous reporte aux jours glorieux de la chevalerie mythologique de la Grèce.

Hercule et Jason n’avaient pas un courage mieux trempé que le sien.

Adolphe d’Houdetot[1], spirituel écrivain. qui a tracé longtemps avant nous la silhouette du Nemrod moderne, et auquel nous emprunterons dans le cours de ce récit plus d’un détail curieux, a dit de Gérard :

« Il montre l’abnégation de l’homme qui, pour sauver son semblable, se jette dans les flots ou gravit des toits incendiés. Son dévouement est cent fois plus sublime encore. Dans l’accomplissement de sa mission, il est resté sans imitateur, comme il était sans modèle. »

Certes, les historiens du sultan des lions, comme on appelle Gérard sous la tente, auraient tort de prier l’imagination de leur venir en aide ; car, dans cette vie extraordinaire, la réalité s’élève à la hauteur du merveilleux.

Notre héros est né, en 1817, à Pignans, arrondissement de Toulon.

Son père, qu’il perdit de bonne heure, était un honorable employé de l’État. Dans sa place modeste, M. Gérard père ne reçut aucune visite de la Fortune, et ne laissa d’autre patrimoine à sa famille qu’un nom respecté.

L’enfance de Jules n’offre aucun détail curieux.

Seulement il manifesta de bonne heure une irrésistible vocation pour l’état militaire. Il aimait beaucoup la chasse, première et dernière passion des âmes vigoureuses.

Au bois comme en plaine, déjà le jeune homme se distinguait par son adresse et par son énergie.

Tous les vieux amateurs du canton parlent encore de sa sûreté de coup d’œil et de son jarret infatigable,

Jules avait terminé toutes ses études à l’âge de quinze ans. Sa jeunesse fut orageuse. Le sang méridional bouillonnait dans son cœur et dans sa tête. Si nous écrivions l’épopée de ses amours et de ses duels, tous les héros du boudoir et de la salle d’armes trouveraient leur maître.

À vingt et un ans, le jeune homme tira un bon numéro de l’urne de la conscription.

Nous devons dire qu’il en fut aussi désolé que sa mère s’en montrait heureuse.

L’excellente femme combattait de toutes ses forces et de toute sa tendresse le goût de son fils pour les armes. Jules ne se sentait pas le courage de résister à ses instances et à ses pleurs ; mais il s’obstinait à ne choisir aucune autre carrière.

L’ennui, fils du désœuvrement, ne tarda pas à le rendre malade. On lui ordonna de voyager en Italie pour rétablir sa santé gravement atteinte.

Après avoir parcouru toute la Péninsule, il s’embarqua pour l’île de Malte.

Se trouvant un soir dans un café de la Cité-Vallette, et lisant un journal de France, il jeta une exclamation mêlée d’enthousiasme et de chagrin.

Nos soldats allaient se battre en Afrique : Abd-el-Kader levait le drapeau de la guerre sainte !

Pour le coup Jules n’y tient plus. Il écrit à sa mère une lettre belliqueuse, assurant qu’il est né pour le métier des armes et que le régiment seul peut lui rendre la santé, la joie et le bonheur.

Comment résister à une vocation si tenace ?

Madame Gérard se résigne.

Elle impose silence à son doux égoïsme maternel, et, le cœur gros d’appréhensions, elle écrit à son fils de suivre sa destinée.

Sans perdre une minute, Jules retient sa place sur un navire en partance dans le port de Malte, et fait voile pour l’Afrique.

Le 13 juin 1842, il s’inscrit comme engagé volontaire au rôle du troisième régiment de spahis, en garnison à Bone.

Dès lors, il jouit d’une santé parfaite et supporte gaiment les fatigues du noviciat militaire. L’existence du spahi, ce cavalier d’avant-garde, frère du zouave dont il a toutes les qualités et tous les défauts ; l’intrépidité surhumaine de ses camarades, leur verve railleuse, leurs allures excentriques, tout plonge dans le ravissement l’aventureux Gérard.

Il se trouve là dans sa sphère.

Son instruction fut bientôt complète.

Jamais soldat n’apporta plus d’ardeur à se former aux manœuvres. Six mois après son entrée au corps, on lui donnait les galons de brigadier.

Ses chefs l’aimait pour sa bravoure, son air digne, sa douceur envers ses subordonnés, son caractère tout d’initiative et d’élan, son adresse merveilleuse au tir à la cible, et pour le courage qu’il déployait à la chasse du sanglier, de la hyène et du chacal.

Depuis deux ans Gérard était au service.

Les environs de Bone se trouvaient presque entièrement pacifiés. Tout le service de la garnison consistait à surveiller les tribus insoumises.

Notre spahi s’ennuyait d’être enchaîné si Loin du théâtre de la guerre.

Bientôt il saisit avec empressement l’occasion de se rapprocher de l’ennemi, en se faisant inscrire au nombre des hommes de bonne volonté, destinés à former l’escadron militant de Guelma.

C’est un poste avancé qui couvre le versant septentrional des chaînes inférieures de l’Atlas.

Gérard parlait fort bien l’arabe. Il s’était familiarisé avec les mœurs des indigènes.

Tout à coup, il apprend qu’un vieux lion, descendu de la montagne, porte le ravage et la désolation dans le pays des Archioua, situé à vingt-quatre kilomètres du camp français.

À six lieues à la ronde, les peuplades bédouines fuient épouvantées.

Gérard s’exalte et prend la résolution de combattre le monstre.

Il va trouver le capitaine Durand qui commande l’escadron. Ce chef a pour son caractère et pour son mérite la plus haute estime. La requête audacieuse de son brigadier, qui lui demande à se porter à la rencontre du lion, pour le combattre, ne lui cause aucune surprise ; mais il tremble de le laisser partir et hasarde quelques observations dictées par la prudence.

— C’est une occasion de montrer aux Arabes ce que nous sommes, dit tranquillement Gérard.

— Va donc ! répond le capitaine, en secouant la tête, et que le ciel te protége !

— Merci, le souhait me portera bonheur, dit le courageux brigadier.

Sans perdre une minute, il fait ses préparatifs de départ et s’éloigne accompagné de quelques spahis indigènes.

Au moment où il va franchir l’enceinte fortifiée du poste, avec son chien, superbe griffon d’arrêt, baptisé du nom prophétique de Lion, Gérard entend une voix moqueuse qui le rappelle.

C’est la voix du maréchal-des-logis, Parisien et gouailleur.

— Dites donc, brigadier, lui crie-t-il, vous avez oublié quelque chose !

— Quoi donc ?

— Vous ne devinez pas…

— Non.

— Eh ! c’est de faire votre testament.

— Je ne l’ai pas oublié, riposte Gérard, j’ai légué mon corps à la dent du lion, si je le manque, et mon âme à Dieu.

Quelques heures lui suffisent pour traverser la vaste plaine de Guelma. Il parcourt le théâtre des ravages de la bête, se fait donner tous les renseignements nécessaires et attend l’approche de la nuit avec un calme impassible.

Il est installé au milieu des Arabes, à une centaine de pas des tentes, car ses yeux de chrétien ne doivent pas contempler les femmes du douar.

Notre chasseur intrépide allume une dernière pipe, salue ses hôtes et prend sa course vers les ravins boisés qui à cette heure du crépuscule, entourent comme d’une ceinture de deuil le pays des Archious.

La nuit se passe sans événement. Gérard n’est pas plus heureux les nuits suivantes.

Enfin, le 8 juillet 1844, à six heures du soir, au moment où il vient de se placer en embuscade sur la lisière d’un bois, il entend partir un rugissement terrible.

Aussitôt il arme son fusil à deux coups. Un des chiens se brise.

Fatal augure !

Certes, un Romain eût reculé. Gérard ne songe même pas à la retraite.

— Bon ! se dit il ; maintenant il faut que je le tue d’une seule balle !

Deux spahis l’ont accompagné dans l’expédition. Tous les trois marchent résolument au fourré qui dérobe à leurs yeux le farouche seïd-akal (lion noir).

Quelques bœufs paissent non loin dans une clairière.

Flairant une proie, le monstre pousse un nouveau rugissement, sonore, prolongé, que répercutent les échos d’alentour.

« À cette voix puissante, dit Adolphe d’Houdetot, sur la page où il enregistre le solennel et premier exploit du tueur de lions, la nature entière se tait, les animaux rampent et se cachent. Gérard en fut ému. Son cœur battit avec précipitation et souleva sa poitrine. Une étincelle électrique s’élança de la plante de ses pieds à la racine de ses cheveux. Il eut peur.

« Ah ! merci, mon héros, de cette noble imposture, si modestement placée sur les lèvres d’un brave !

« Il eut peur, comme Napoléon, Bayard et Turenne, ont eu peur. Le corps seul paya le tribut à l’argile dont il est formé : l’âme resta pure, intacte et forte. »

Gérard traverse le bouquet de lentisques et de pistachiers qui le sépare de son effrayant ennemi.

— Ne me suivez pas ; abritez-vous, dit-il à ses compagnons, et surtout ne tirez que si je le manque.

À peine a-t-il prononcé ces mots qu’un vague bruissement se fait entendre dans les hautes herbes ; le fourré s’agite, et le griffon, muet de terreur, se rabat sur son maître.

— Halte ! dit Gérard.

Soudain le lion paraît.

Vingt pas tout au plus séparent du chasseur le terrible animal. Il relève son énorme tête ; sa fauve crinière se hérisse, il va bondir…

Mais l’héroïque brigadier le tient en joue.

Pendant cette éternité de quelques secondes, son œil s’habitue à mesurer et à soutenir l’œil chatoyant du monstre ; il presse la détente, le coup part, et le lion foudroyé laboure la terre de ses bonds convulsifs.

Une balle lui a pénétré dans le crâne, entre les deux yeux.

Gérard s’approche et regarde froidement la victime qui râle son dernier souffle.

On juge de l’enthousiasme des Arabes, lorsque l’intrépide Français reparut annonçant l’heureuse nouvelle.

De tous côtés retentissent des cris de triomphe et d’allégresse ; les torches s’allument, des coups de feu donnent le signal d’une fantasia délirante. Les habitants du douar entourent le vainqueur et portent aux nues son héroïsme.

Enfants, vieillards, jeunes filles se pressent autour de lui.

Les uns veulent toucher sa main glorieuse ; les autres lui demandent une bribe de ses vêtements pour la conserver comme relique.

Bref, toute la tribu s’élance, dansant et chantant, dans ce même vallon que, la veille encore, elle traversait avec épouvante. On découvre bientôt le cadavre de l’ennemi public.

C’était un des vieux lions de l’Atlas.

Il pesait, dépouillé, deux cent cinquante kilogrammes et mesurait trois mètres de longueur.

Gérard, à dater de ce jour, fut presque un dieu pour les Arabes. Musulman, il eût été le premier de tous. Français et chrétien ils lui donnèrent les titres les plus pompeux : Chérif, cheik, émir, sultan des lions.

Le retour au camp de Guelma fut un nouveau triomphe pour l’héroïque brigadier.

Son nom se répandit chez toutes les peuplades voisines.

Trois semaines après la mort du premier lion, quelques Arabes de la Mahouna, douar des Zaoueni, viennent implorer son secours contre un autre roi du désert, qui leur enlève chaque nuit des hommes et des bestiaux.

Gérard demande à son capitaine une permission nouvelle et se rend à la Mahouna, suivi d’un brigadier indigène, Saadibou-Nar.

Tous deux vont se placer à l’affût près d’une bergerie, théâtre ordinaire des attaques du dévastateur de l’Atlas.

Cette fois, Gérard est mieux armé ; son fusil contient un double lingot de fer.

Deux nuits se passent encore sans résultat.

Mais, dans le cours de la troisième, le 4 août, vers deux heures du matin, juste au moment où la lune, jusque-là resplendissante, vient d’entrer sous un nuage, notre héros voit s’approcher le plus gigantesque et le plus audacieux des lions africains.

Tranquille et plein de confiance en Gérard, son camarade indigène dormait sur un tertre, à côté de lui.

Sans le réveiller, notre chasseur ajuste la bête au moment où elle se dresse, la gueule sanglante, l’œil étincelant.

La détonation se fait entendre, et le lingot de fer traverse le lion d’outre en outre, au défaut de l’épaule.

Éveillé en sursaut, Saadi-bou-Nar se précipite sur son fusil.

Mais Gérard l’empêche de faire feu.

C’est à lui seul qu’appartient la victoire. Il tire son second coup. Le monstre qui arrivait bondissant, malgré sa première blessure, tombe et ne se relève plus.

Ainsi, dans l’espace de vingt-cinq jours, un obscur brigadier de spahis avait tué deux lions.

En récompense de son dévouement et de son intrépidité, le général commandant la subdivision de Bone lui fit cadeau d’un fusil d’honneur et voulut le présenter lui-même au duc d’Aumale.

Celui-ci demandait à connaître un homme dont l’histoire tenait du prodige. Il reçut le tueur de lions à bras ouverts et lui donna la plus belle de ses carabines.

Jules Gérard n’a jamais perdu le souvenir de ce touchant accueil du fils de Louis-Philippe et des paroles gracieuses dont il avait accompagné son présent.

Au nombre des services rendus par le jeune sous-officier de spahis, il faut signaler celui d’avoir mis un terme à l’incertitude où la science flottait encore, au sujet du véritable caractère du lion.

Jusqu’à lui on croyait à la magnanimité du roi des animaux, sur la foi de M. de Buffon, ce naturaliste en manchettes, qui avait prononcé là-dessus en dernier ressort, après une simple visite à la ménagerie du sieur Saint-Martin, maître de combats de taureaux à Paris.

On sait maintenant à quoi s’en tenir sur l’histoire d’Androclès, et sur celle du lion de Florance, lâchant sa proie aux cris d’une mère.

Maintes fois Gérard, dit Adolphe d’Houdetot, qui a recueilli ses notes en causant avec l’illustre chasseur lui-même, s’est trouvé tout à coup en présence du lion, et tous deux se sont regardés sans faire aucun mouvement.

« Pourquoi le lion ne s’élançait-il pas comme de coutume ?

« C’est qu’il jugeait, à certaines émanations sans doute, que c’était moins une proie qu’un adversaire qui se dressait devant lui.

« Fort de son expérience, Gérard attend froidement l’instant favorable, car il ne s’agit pas pour lui de précipiter le dénoûment, mais d’assurer la victoire. Croyant avoir saisi cet instant suprême, il ajuste. Tout à coup le lion s’affaisse, se rase et s’efface. Gérard incline-t-il à droite ou à gauche, le fusil en joue, pour découvrir dans sa largeur la tête du monstre, le corps de celui-ci obéit au mouvement ; il se déplace, tourne sur lui-même par petits à-coups, et ne présente jamais qu’une ligne droite.

« Singulier rapprochement dans un duel à l’arme à feu, les eux champions s’effacent ; eh bien ! dans sa lutte contre l’homme, le lion s’efface aussi. Est-ce instinct ? est-ce expérience ?

« Ainsi donc, il est décidé en principe que, durant le jour, le lion, non surexcité, est peu disposé à attaquer l’homme.[2] »

Gérard est un homme de taille moyenne et faiblement constitué. Sa figure calme porte un grand cachet d’énergie ; ses yeux sont pleins d’animation. Une femme jalouserait ses mains fines et ses pieds d’une petitesse aristocratique.

Sobre comme l’Arabe, il vit de dattes, de galettes, et ne boit que l’eau des montagnes.

— Elle est si bonne, dit-il, qu’on ne regrette pas le vin.

Adolphe d’Houdetot trace en quelques lignes le portrait complet de cet homme extraordinaire : « Corps frêle et délicat, âme grande et forte, regard doux et superbe ; parole rare, sentencieuse et modeste ; tact exquis, — maintien arabe, mystique et religieux. »

Ce biographe est tellement enthousiaste de son héros, que nous l’avons entendu s’écrier un jour :

« — Napoléon, pour sa gloire, a dû finir à Sainte-Hélène ; Gérard, pour la sienne, doit se faire manger par un lion. »

Et comme l’illustre chasseur ne se presse pas de terminer ainsi son épopée, Adolphe d’Houdetot lui bat froid.

Simple et naïf de sa nature, Gérard ignore jusqu’au grand nom qu’il s’est fait[3].

Le chiffre des monstres africains tués par Jules Gérard s’élève aujourd’hui (1857), a vingt-six.

Dans ces luttes terribles, rien n’a manqué à la gloire de l’illustre chasseur. Ses confrères d’Europe s’enorgueillissent lorsqu’ils font coup double sur des perdreaux ou sur des bécasses : Gérard a fait coup double sur des lions.

Un jour qu’il venait de tuer raide un de ces hôtes du désert, il voit subitement paraître à dix pas un second ennemi, plus énorme que le premier, qui s’élance et va le saisir.

Gérard fait feu de son second coup.

Le lion roule, blessé à mort.

Mais presque aussitôt il se redresse et fond sur le chasseur, qui n’a pas eu le temps de recharger son arme.

Pendant cinq minutes, l’homme et le monstre se confondent dans un groupe effroyable et mouvant ; puis l’homme se relève seul.

Il a planté son poignard dans le cœur du lion.

Si de pareils exploits se racontaient cinquante ans après la mort de celui qui les exécute, on crierait à l’exagération et à l’imposture. Heureusement les témoins sont là pour appuyer l’histoire et en garantir l’exactitude.

En 1848, Jules, Gérard fit un voyage en France.

Sa première visite fut pour ses amis du Journal des Chasseurs qui, dix-huit mois auparavant, lui avaient voté à frais communs, avec Devisme, l’arquebusier, un couteau de chasse triomphal.

Cette arme précieuse fut remise à Gérard par le lieutenant-général Bedeau, parent de M. Léon Bertrand.

La lame en acier pur, triangulaire, évidée et à doux tranchants, tient à une poignée en corne de buffle noir, de forme très-élégante. Sur la coquille est gravé un lion au repos, entouré d’arabesques en acier bruni, ornementation qui se rapproche beaucoup du style des nielles de la Renaissance[4].

Pour fêter dignement l’arrivée du Tueur de Lions, le Journal des Chasseurs organisa dans les salons de Douix, au Palais-Royal, un banquet de cent vingt-cinq couverts.

Au luxe des surtouts, à l’éclat des fleurs et des bougies se joignait une magnifique décoration d’animaux empaillés, empruntée à la collection de M. Léon Bertrand.

De quart d’heure en quart d’heure, les meilleures trompes de Paris sonnaient tout le répertoire de la vénerie ancienne et moderne.

Le Tueur de Lions était assis à côté de son émule, Adolphe Delgorgue, le Tueur d’Éléphants.

Gérard, après cette fête splendide, regagna l’Afrique.

Il fut attaché au bureau arabe à Constantine.

On le nomina sous-lieutenant au 3e spahis, en récompense de sa belle conduite au siége de Zaatcha, et bientôt il obtint le grade de lieutenant. Aujourd’hui, Gérard est capitaine.

Une seule chose étonne les Arabes : c’est que le vainqueur des lions de l’Atlas ne soit pas élevé au poste de gouverneur général de l’Algérie.

  1. Petit-fils de la célèbre madame d’Houdetot, dont J.-J. Rousseau parle dans ses Confessions.
  2. Galerie des Chasseurs illustres, p. 48 et 49.
  3. Plusieurs fois des Anglaises, affolées de sa personne et de sa réputation, lui offrirent leur main et leur fortune. Gérard a repoussé constamment ces offres brillantes. Il n’aime que la vie de soldat, le séjour de l’Afrique et la chasse au désert.
  4. Depuis, les souverains se sont associés à cet hommage, et l’empereur d’Autriche envoya à Gérard une caisse renfermant un arsenal de chasse d’une richesse extrême et au grand complet.