La Chaumière africaine/Chapitre 3

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CHAPITRE III.

La frégate la Méduse échoue sur le banc d’Arguin. — Description de ce naufrage. — On construit un Radeau. — On jure de ne point abandonner ceux qui voudront s’y embarquer.



Le 2 juillet, à midi, l’on prit hauteur. M. Maudet, enseigne de quart, assura que nous étions sur le bord du banc d’Arguin. Le conseiller du capitaine lui dit qu’il répondait de tout, et qu’il n’y avait pas lieu de s’alarmer. Cependant les vents soufflaient toujours avec force, et nous poussaient de plus en plus sur l’écueil qui nous menaçait. Une espèce de stupeur s’empara alors de tous les esprits, et chacun garda un morne silence, quoi qu’on fût persuadé que nous devions toucher bientôt sur le banc. La couleur de l’eau était entièrement changée, ce qui fut remarqué même par les dames. Sur les trois heures de l’après midi étant par 19° 30′ latitude nord, et 19° 45′ longitude ouest, un cri général se fait entendre sur le pont. Chacun prétend voir rouler du sable au milieu des petites vagues qui s’élevaient. À l’instant M. le capitaine monte sur le tillac, et ordonne de sonder. La sonde donne dix-huit brasses ; puis jetée une seconde fois, elle ne donne plus que six brasses. Le capitaine reconnaissant enfin son erreur, n’hésite plus à faire changer de route ; mais il n’était plus temps. Une forte secousse nous avertit que la Frégate a touché. La terreur et la consternation se répandent aussitôt sur tous les visages. L’équipage reste immobile, les passagers sont atterrés. Au milieu de cette consternation générale, des cris de vengeance se font entendre. On veut jeter à la mer le principal auteur de notre perte ; mais des hommes généreux s’y opposent ; et en nous faisant espérer notre salut, ils tâchent de calmer l’irritation des esprits. La confusion était déjà si grande que M. Poinsignon, commandant la troupe, donne un vigoureux soufflet à ma sœur Caroline, croyant sans doute frapper un de ses soldats. Mon père était alors enseveli dans un profond sommeil, mais il ne tarde pas à s’éveiller. Les cris et le tumulte qu’il entend sur le pont, lui font pressentir notre malheur. Il y monte aussitôt, et adresse mille reproches à celui dont l’ignorance et la forfanterie nous étaient si funestes. On s’occupe cependant des moyens de nous tirer du danger. Les officiers, d’une voix altérée, donnent leurs ordres ; on croit voir à tout moment le bâtiment s’entrouvrir ; on travaille à le soulager. La mer est très-grosse, et le courant très-fort ; mais on perd beaucoup de tems à ne rien faire. On ne prend que des demi-mesures, et toutes malheureusement sont inutiles.

Lorsqu’on voit que la perte de la Méduse n’est que trop certaine, plusieurs personnes proposent de faire transporter la troupe à l’île d’Arguin qu’on suppose peu éloignée du lieu où nous sommes échoués. D’autres sont d’avis qu’on transporte successivement, par le secours de nos embarcations, tout le monde à la côte du désert de Sahara, et des vivres en quantité suffisante pour former une caravane et gagner l’île Saint-Louis du Sénégal. Les événemens qui eurent lieu dans la suite, prouvèrent que ce plan était parfaitement conçu et qu’il eût été couronné de succès : malheureusement il ne fut pas exécuté. M. Schmaltz, gouverneur, opina pour qu’on fît un radeau assez grand pour porter deux cents hommes, et des vivres. Comme les deux chefs suprêmes de la Frégate soutenaient ce dernier plan, on fut forcé d’y accéder.

On commença donc par construire le fatal Radeau qui devait, disait-on, porter les vivres pour tout le monde. Les mâts, des bordages, des planches des cordages, etc, furent jetés à la mer. Deux officiers furent chargés de faire assembler toutes ces pièces : des barriques vides furent ensuite placées aux quatre angles de l’édifice, et l’on eut bien soin de faire dire par les ingénieurs de ce plancher flottant, que les passagers y seraient en toute sûreté, et même plus à leur aise que dans les embarcations. Cependant comme on avait oublié à dessein d’y adopter des garde-fous, tout le monde jugea et avec raison que ceux qui en avaient donné le plan ne voulaient pas s’y embarquer.

Lorsque le Radeau fut achevé, les deux chefs de la Frégate promirent publiquement que toutes les embarcations le remorqueraient jusqu’à la côte du désert, et que là, munis de provisions et d’armes à feu, on formerait une caravane pour se rendre tous ensemble au Sénégal. Pourquoi ce plan ne fut-il pas exécuté ? Pourquoi des promesses jurées devant le pavillon français furent-elles vaines ?… mais il faut tirer un voile sur le passé ; je dirai seulement que si l’on eût été de bonne foi, tout le monde se fût sauvé ; et que malgré l’égoïsme dégoûtant de certains personnages, l’humanité n’aurait pas eu à déplorer les scènes d’horreur qui ont eu lieu à la suite du naufrage de la Méduse.

Le 3 juillet, on renouvela les efforts pour dégager la Frégate, mais on ne put y réussir ; on s’occupa donc des préparatifs pour la quitter. La mer devint très-houleuse, et les vents soufflaient avec plus d’impétuosité. On entendit alors de toutes parts les cris plaintifs et confus d’une multitude composée de plus de quatre cents personnes, qui ne voyant que la mort devant les yeux, se lamentaient en poussant des gémissemens épouvantables. Le 4, on eut quelque espoir. À l’heure de la marée montante, la Frégate qui était un peu allégée par tout ce qu’on avait jeté à la mer, se trouva presque à flot ; et il est très certain, que si ce jour même, on eût jeté toute l’artillerie à l’eau, la Méduse eût pu être sauvée ; mais M. Lachaumareys dit qu’il ne pouvait pas sacrifier ainsi les canons du roi (comme si la Frégate n’eût pas aussi appartenu au roi). Cependant la mer baissa et la Méduse s’enfonça dans le sable plus que jamais, ce qui fit renoncer aux travaux sur lesquels se fondait un dernier rayon d’espoir.

À l’approche de la nuit, la fureur des vents redoubla, et la mer devint très-grosse. La Frégate donnant alors de grandes secousses, l’eau entra dans la cale d’une manière effrayante. Les pompes ne pouvaient plus jouer. Plus d’espoir que celui de s’abandonner à de frèles embarcations qu’une seule lame pouvait engloutir. Mais des gouffres affreux nous environnaient ; des montagnes d’eau montraient leur sommet liquide dans le lointain. Comment franchir tant d’obstacles ? D’ailleurs où aller ? quelle terre hospitalière devait nous recevoir sur sa plage ? Ce fut alors que toutes mes idées se reportèrent sur notre belle patrie. Je ne regrettais pas Paris, mais je me serais estimée fort heureuse, d’être encore dans les bourbiers de la route de Rochefort. Puis sortant tout-à-coup de mes rêveries, je m’écriai : « Ô terrible position ! cette mer noire et sans bornes ressemble à la nuit éternelle qui doit nous engloutir. Tous les êtres qui m’entourent, paraissent encore paisibles ; mais à ce calme funeste succéderont bientôt les plus affreux tourmens ! insensés, qu’allions-nous chercher au Sénégal, pour nous confier ainsi au plus perfide des éléments ! La France ne nous offrait-elle pas tout ce qui était nécessaire à notre bonheur ? Heureux ! oui mille fois heureux celui qui jamais ne porta ses pas sur une terre étrangère ! grand Dieu ! secourez tous ces infortunés, sauvez notre malheureuse famille ! »

Cependant mon père s’apperçut de mon trouble ; mais comment me consoler ? Quelle expression pourra calmer mes craintes et me rassurer sur les dangers auxquels nous sommes exposés ? Comment enfin prendre un air serein, quand des amis, des parens, une sœur, des frères, un père, une mère, touchent très-vraisemblablement au terme fatal ? Hélas ! mes craintes n’étaient que trop fondées. Car bientôt j’appris que, quoi que nous fussions les seules dames qui, après mesdames Schmaltz, faisions partie de l’état-major, on avait eu la barbarie, et poussé l’inconvenance jusqu’à désigner notre famille pour être embarquée sur le radeau où devaient se trouver seulement des soldats, des matelots, des colons du Cap-Vert, et quelques généreux officiers qui n’avaient pas l’honneur (si toutefois c’en était un) d’être comptés parmi les ignares confidens de MM. Schmaltz et Lachaumareys. Mon père indigné d’un procédé aussi peu délicat, jura que nous ne nous embarquerions point sur le Radeau, et que si l’on ne nous jugeait pas dignes d’avoir une place dans l’une des six embarcations, il resterait lui, sa femme et ses enfans, à bord des débris de la Frégate. Le ton avec lequel il prononça ces paroles, fut celui d’un homme prêt à venger l’outrage qu’on veut faire à sa famille. Le gouverneur du Sénégal, craignant sans doute qu’un jour la société entière ne lui reprochât son inhumanité décida cependant que nous pourrions prendre place dans l’un des canots. Cela m’ayant un peu rassurée sur notre malheureuse situation, je voulus prendre quelque repos ; mais le tumulte que faisait tout l’équipage, ne me le permit point.

Vers minuit, un passager vint demander à mon père si nous nous disposions à partir ; mon père répondit que nous n’avions pas encore été prévenus du départ. Cependant, nous fûmes bientôt convaincus qu’une grande partie de l’équipage, et plusieurs passagers se préparaient à s’embarquer secrètement dans les canots. Une conduite aussi déloyale ne pouvait manquer de nous beaucoup alarmer, surtout lorsque nous eûmes appris que parmi ceux qui étaient si empressés de s’embarquer à notre insçu, il s’en trouvait plusieurs qui, la veille, avaient promis de ne point partir sans nous.

M. Schmaltz prévenu de ce qui se passait sur le pont y monta aussitôt, pour tâcher de calmer les esprits ; mais les soldats déjà rangés en bataille, firent si peu de cas du discours de leur chef, qu’ils jurèrent tous de faire feu sur quiconque voudrait se sauver en secret. La fermeté de ces braves produisit l’effet que nous pouvions désirer ; tout rentra dans l’ordre. Le gouverneur retourna dans sa chambre, et ceux qui voulaient partir furtivement furent confus et couverts de honte. Cependant le gouverneur était fort agité ; et comme il venait d’entendre très-intelligiblement certaines paroles énergiques qu’on lui avait adressées, il jugea à propos d’assembler le conseil. Tous les officiers et passagers de l’état major s’y rendirent ; et là, M. Schmaltz jura solennellement de ne point abandonner ceux qui voudraient s’embarquer sur le Radeau, et promit une seconde fois, que toutes les embarcations le remorqueraient jusqu’à la côte du désert, où tout le monde devait se réunir en caravane. J’avoue que cette conduite du gouverneur rassura beaucoup toutes les personnes de notre famille car nous ne pouvions pas supposer, qu’il voulût nous tromper, en agissant d’une manière contraire à ses promesses.