La Chaumière africaine/Chapitre 5

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CHAPITRE V.

Départ des embarcations. — Elles paraissent vouloir remorquer le Radeau. — Conduite généreuse d’un officier de marine. — Abandon du Radeau. — Désespoir des malheureux qu’on abandonne à la fureur des flots. — Reproches de M. Picard aux auteurs de l’abandon du Radeau. — Description du petit convoi que forment les embarcations. — Sort affreux et fin déplorable de la majeure partie des individus du Radeau.


Toutes les embarcations étaient déjà assez éloignées de la Méduse, lorsqu’elles se réunirent pour former la chaîne qui devait remorquer le Radeau. Le grand Canot où se trouvait M. le gouverneur du Sénégal, ayant donné la première remorque, toutes les autres embarcations s’amarèrent successivement à ce Canot. M. Lachaumareys venait de s’embarquer, quoiqu’il restât encore sur la Méduse, plus de soixante personnes. Alors le brave et généreux M. Espiau, commandant La Chaloupe, quitta la chaîne des embarcations et retourna à bord de la Frégate, dans l’intention de sauver tous les malheureux qu’on y avait abandonnés. Tous se précipitèrent dans cette Chaloupe ; mais comme elle était extrêmement surchargée, dix-sept de ces malheureux préférèrent rester à bord de la Frégate, plutôt que de s’exposer, ainsi que leurs compagnons, à une mort certaine ; mais ils furent, hélas ! presque tous victimes de leur crainte ou de leur dévoûment. Cinquante-deux jours après l’abandon de ces naufragés, on n’en trouva plus que trois sur les débris de la Méduse ; et encore ce n’était plus des hommes, mais des squelettes. Ils racontèrent que leurs misérables compagnons s’étaient embarqués sur des planches et sur des cages à poulets, après avoir inutilement attendu pendant quarante-deux jours les secours qu’on leur avait promis ; mais tous furent engloutis dans les flots[1].

La Chaloupe, ne pouvant transporter qu’avec peine tous les malheureux qu’elle venait de sauver de la Méduse, rejoignit péniblement la chaîne des embarcations qui remorquait le Radeau. M. Espiau qui la commandait pria instamment les chefs des autres Canots, de lui prendre quelques passagers ; mais tous s’y refusèrent, objectant au généreux officier, qu’il devait les garder à son bord, puisqu’il avait voulu les aller chercher. M. Espiau voyant qu’il lui était impossible de les garder tous dans la Chaloupe, sans s’exposer aux plus grands périls, gouverna droit sur un Canot que je ne veux pas nommer. Aussitôt un homme sort de la Chaloupe et s’élance à la mer, pour tâcher de gagner à la nage ce Canot ; il s’y accroche pour y entrer, lorsqu’un officier, qui jouissait d’une grande influence lui présente la pointe de son sabre, et le repousse dans les flots, avec menaces de lui couper les mains, s’il essayait de nouveau de monter dans ce Canot. Ce malheureux regagne alors la Chaloupe, qui suivait de très-près le Canot-Majornous étions. Plusieurs amis de mon père qui se trouvaient dans cette Chaloupe, supplièrent M. Lapérère qui commandait notre Canot, de le recevoir à son bord. Déjà mon père lui tendait les bras, quand, tout-à-coup, M. Lapérère fait larguer la remorque qui nous attachait aux autres embarcations, et nous gagnâmes le large à force de rames. Au même instant, chaque Canot imita notre exécrable manœuvre ; et voulant fuir l’approche de la Chaloupe qui demandait des secours, tous se débarrassèrent du Radeau, abandonnant au milieu de l’Océan et à la fureur des vagues, les malheureux qu’on s’était engagé sous serment, de mener jusqu’à la côte du désert.

À peine ces lâches avaient-ils violé leur serment, que nous vîmes flotter sur le Radeau le pavillon français. La confiance de ces malheureux était si grande, que quand ils virent s’éloigner le Canot qui leur donnait la première remorque, ils se mirent tous à crier : la remorque est cassée ! la remorque est cassée ! Mais comme l’on ne fit aucun cas de leur observation, ils reconnurent bientôt la fourberie des traîtres qui les avaient trompés si lâchement. Alors les cris de vive le Roi se firent entendre du côté du Radeau, comme si ces malheureux eussent voulu appeler leur père à leur secours, ou comme s’ils eussent été persuadés qu’à ce signal de ralliement, les chefs des embarcations se rappelleraient enfin qu’ils abandonnaient des compatriotes. Tout en fuyant le Radeau, les chefs répétèrent, sans doute comme pour insulter au malheur, les cris de vive le Roi, mais plus particulièrement M. Lachaumereys, qui paraissait affecter une gaieté martiale, en agitant en l’air son chapeau galonné. Hélas ! à quoi servirent ces fausses démonstrations ? des Français menacés du plus grand péril, demandent des secours aux cris de vive le Roi ; leurs chefs leur répondent par les mêmes cris de vive le Roi ; cependant aucun d’eux n’est assez généreux ni assez français pour aller rejoindre les malheureux qui imploraient leurs secours. Après un silence de quelques minutes, des cris épouvantables se firent entendre ; l’air retentit des gémissemens, des plaintes, des imprécations des malheureux qu’on abandonnait ; et l’écho de la mer répéta plusieurs fois : Hélas ! Cruels vous nous abandonnez !!! Déjà le Radeau paraissait enseveli sous les ondes, et ces infortunés passagers étaient à demi-submergés. La fatale machine était entraînée par les courans, bien loin derrière les débris de la Frégate. Point de câble, point d’ancre, point de mât, point de voile, point de rames, en un mot, pas le moindre moyen de pouvoir se sauver. Chaque lame qui s’engageait dans les bois du Radeau, faisait perdre l’équilibre aux malheureux qu’on avait entassés ; leurs pieds embarrassés dans les cordages et les bois, leur ôtaient jusqu’à la faculté de se mouvoir ; de sorte que ces infortunés, suspendus, balancés sur les gouffres qui devaient les engloutir, furent bientôt torturés entre les pièces de bois qui formaient l’échafaud sur lequel ils flottaient. Les parties osseuses de leurs pieds, de leurs jambes s’applatissaient, ou se brisaient chaque fois que la rage des flots soulevait le Radeau ; leurs chairs couvertes de contusions et de larges plaies, se dissolvaient pour ainsi-dire dans l’onde amère, tandisque les flots mugissans se coloraient de leur sang.

Comme le Radeau, lorsqu’on l’abandonna, était déjà à près de deux lieues de la Frégate, il fut impossible à ces malheureux d’y retourner ; aussi furent-ils bientôt entraînés au large. Toutes ces victimes parurent encore debout sur leur tombeau flottant ; et tendant leurs mains suppliantes vers les embarcations qui fuyaient, elles semblaient invoquer pour la dernière fois, les noms des lâches qui les avaient trompés. Ô jour affreux ! jour de honte et d’opprobre ! Hélas ! les cœurs de ceux qui seuls pouvaient sauver tant de malheureux, furent inaccessibles à la pitié !

Témoin de cette scène plus que barbare, et voyant qu’on était insensible aux cris et aux lamentations de tant de malheureux, je sentis mon cœur se déchirer de douleur. Il me sembla que les vagues venaient d’engloutir tous ces infortunés, et je ne pus retenir mes larmes. Mon Père exaspéré à l’excès, bouillonnant de colère de voir tant de lâcheté et d’inhumanité dans les chefs des Canots, commença à regretter de n’avoir point accepté la place qu’on nous avait destinée sur le fatal Radeau. « Au moins, disait-il, ou nous serions morts avec les braves, ou nous serions retournés sur les débris la Méduse ; mais nous n’aurions pas eu la honte de nous sauver avec des lâches ». Quoiqu’ayant produit peu d’effet sur l’officier qui commandait notre Canot, ce discours nous fut très funeste dans la suite : car à notre arrivée au Sénégal, on le rapporta au gouverneur ; et très-vraisemblablement ce fut la cause principale de tous les maux et de toutes les vexations que nous avons endurés dans la colonie.

Fixons maintenant nos regards sur la position respective de tous les malheureux naufragés, tant de ceux laissés à bord de la Méduse, que de ceux qui se sont sauvés sur les différentes embarcations.

Nous savons déjà que la Frégate abandonnée à demi-submergée, n’offre plus qu’un ponton et des débris. Cependant, dix-sept infortunés s’y trouvent encore ; mais ils possèdent des vivres qui quoiqu’avariés, pourront les aider à se soutenir pendant quelque temps, tandisque le Radeau abandonné, vogue au gré des flots sur les vastes plaines de l’Océan. Cent quarant-huit malheureux y ont été embarqués ; ils sont enfoncés dans l’eau au moins de trois pieds sur l’avant du Radeau, et ceux qui se trouvent sur l’arrière, en ont jusqu’à la ceinture. Les vivres qu’ils possèdent seront bientôt consommés ou altérés par l’eau salée qui les submerge ; peut-être même, que les vagues les entraîneront avec elles et qu’ils serviront de pâture aux monstres marins. Quoique très-peu chargées de monde, des embarcations sorties de la Méduse, deux seulement sont approvisionnées de tout ce qui leur est nécessaire ; aussi voguent-elles avec assurance et rapidité ; mais la condition de ceux qui se trouvent dans la Chaloupe, n’est guère meilleure que celle des infortunés du Radeau ; leur grand nombre, la disette des vivres, l’éloignement de la terre ferme leur fait entrevoir le plus triste avenir. Leur digne commandant M. Espiau, n’a d’autre espoir que celui de se jeter dans les déserts le plus promptement possible. Les autres embarcations sont moins chargées de monde que la Chaloupe, mais elles n’ont des vivres qu’en très-petite quantité ; et même comme par une espèce de fatalité, le Canot-Major où se trouve notre famille, est dépourvu de tout. Ses provisions ne consistent qu’en un baril de biscuit et un tierçon d’eau ; pour surcroit de malheur, le biscuit ayant été détrempé par l’eau de mer, il est presqu’impossible d’en avaler la moindre parcelle. Chaque passager de notre Canot, devait donc être réduit à soutenir sa douloureuse existence avec un verre d’eau qu’il pouvait obtenir chaque jour. De dire comment il se fit, que cette embarcation était ainsi dépourvue de vivres, tandis qu’on en avait beaucoup laissé sur la Méduse, c’est ce qui m’est impossible. Mais il est du moins certain que la plupart des officiers qui commandaient les embarcations, la Chaloupe, le Canot-Major, le Canot du Sénégal et la Yôle, étaient persuadés qu’en quittant la Frégate, on n’abandonnerait point le Radeau ; que toute l’expédition voyagerait en convoi jusqu’à la côte de Sahara ; que de là, on pourrait encore envoyer les Canots vers les débris de la Méduse, pour y prendre des vivres, des armes, et les malheureux qu’on avait abandonnés ; mais il paraît que les chefs en avaient décidé autrement.

Après l’abandon du Radeau, quoique séparées, toutes les embarcations formaient un petit convoi en suivant la même route. Tous ceux qui avaient été de bonne foi, espéraient arriver le même jour à la côte du désert, et que là tout le monde descendrait sur la plage ; mais, MM. Schmaltz et Lachaumareys donnèrent l’ordre de faire route pour le Sénégal. Ce changement subit de résolution de la part des chefs, fut comme un coup de foudre pour tous les officiers qui commandaient les embarcations. N’ayant à notre bord que ce qui était strictement nécessaire pour ne point succomber à la chaleur du jour, nous fûmes tous sensiblement affectés. Les autres embarcations, qui comme la nôtre, espéraient qu’on descendrait à la première terre, étaient un peu mieux approvisionnées que nous ; du moins elles avaient un peu de vin, ce qui pouvait suppléer aux autres provisions qui leur manquaient. Nous leur en demandâmes, en leur exposant l’état où nous nous trouvions, mais personne ne voulut nous en donner, pas même le capitaine Lachaumareys, qui, buvant à une dame-jeanne soutenue par deux matelots, nous jura qu’il n’en avait pas une seule goutte sur son Canot. Nous voulûmes ensuite nous adresser au Canot du Gouverneur du Sénégal, où nous présumions bien qu’il se trouvait quantité de provisions de toute espèce, tels qu’oranges, biscuits, gâteaux, dragées, pruneaux, et même les plus fines liqueurs ; mais mon père s’y opposa, tant il était persuadé que nous ne pourrions rien obtenir.

Disons maintenant quel fut le sort des malheureux du Radeau, lorsque les Canots les eurent abandonnés à eux-mêmes.

Si toutes les embarcations eussent continuellement agi sur le Radeau, favorisés comme nous l’étions par les vents du large, nous eussions pu le conduire à la côte en moins de deux jours ; Mais une fatalité inconcevable fit renoncer au plan généreux qu’on avait formé.

Dès que le Radeau eut perdu de vue les embarcations, un esprit de sédition se manifesta par des cris de fureur.

On commença dès lors à se regarder d’un air farouche, comme prêts à s’entre-dévorer, et à se repaître chacun de la chair de son semblable. Quelques-uns avaient déjà parlé d’en venir à cette funeste extrémité et de commencer par les plus gras et les plus jeunes. Une proposition aussi atroce, remplit d’horreur le brave capitaine Dupont, et son digne lieutenant M. L’heureux. Mais le courage qu’ils avaient tant de fois montré aux champs de la gloire, était abattu. Dans le nombre des malheureux qui succombèrent d’abord sous la hache des assassins du Radeau, se trouvait une jeune femme qui avait vu dévorer les membres de son mari ; quand son tour fut venu, elle ne demanda pour toute grâce qu’un peu de vin, et se laissa jeter à la mer sans proférer un seul mot. Le capitaine Dupont, proscrit du Radeau pour avoir refusé de toucher aux viandes sacrilèges dont les monstres se rassasiaient, fut sauvé comme par miracle des mains de ses bourreaux : à peine le saisit-on pour lui faire subir son malheureux sort, qu’une grande perche qui servait de mât, lui tombe sur le corps : on croit qu’il a les deux cuisses cassées, et l’on se contente de le jeter à la mer. Le malheureux capitaine plonge, disparaît, et on le croit déjà dans l’autre monde.

Cependant, la Providence a redonné des forces à cet infortuné guerrier : il reparaît sous les bois du Radeau, il s’y attache de toutes ses forces, et sortant la tête hors de l’eau, il la loge entre deux énormes pièces de bois, pendant que le reste de son corps est caché dans la mer. Au bout de plus de six heures de souffrances, le capitaine Dupont, adresse à voix basse quelques mots à son lieutenant, qui par hazard se trouvait très proche de l’endroit où il s’était caché. Le brave L’heureux, les yeux baignés de larmes, croit entendre et voir l’ombre de son capitaine ; tremblant, il veut s’éloigner de ce lieu plein d’horreur ; mais, ô prodige ! il voit une tête qui semble pousser un dernier soupir ! Il la reconnaît, il l’embrasse, hélas ! c’est son meilleur ami ! Dupont est aussitôt sorti de l’eau, et M. L’heureux obtient que son malheureux camarade reprenne place sur le Radeau. Ceux qui avaient été les plus acharnés contre M. Dupont, touchés de ce que la Providence l’avait sauvé d’une manière si miraculeuse, décidèrent d’un commun accord de le laisser entièrement libre sur le Radeau.

Les soixante malheureux qui échappèrent aux premiers massacres du Radeau, se virent bientôt réduits à cinquante, puis à quarante ensuite à vingt-huit. Le moindre murmure ou la plus faible plainte, au moment de la distribution des vivres, était un crime qu’on punissait aussitôt de mort. D’après un semblable Code, on devinera aisément que le Radeau fut bientôt allégé ; cependant le vin diminuait sensiblement, et la demi-ration répugnait singulièrement à un certain chef du complot. Enfin pour éviter d’en être réduit à cette extrémité, le Pouvoir exécutif décida qu’il était plus sage de noyer treize personnes, pour avoir leur ration de vin, que d’en mettre vingt-huit à la demi-ration. Grand Dieu ! quelle honte ! Après cette dernière catastrophe, les chefs du complot, craignant sans doute d’être assassinés à leur tour, jetèrent toutes les armes à la mer, et jurèrent une amitié inviolable aux braves que la hache avait épargnés. Le 17 juillet dans la matinée, le capitaine Parnajon, commandant le brik l’Argus, trouva encore quinze hommes sur le Radeau. Il les prit aussitôt à son bord et les conduisit au Sénégal. De ces quinze individus, quatre ou cinq vivent encore, savoir : le capitaine Dupont, aux environs de Maintenon, le lieutenant L’heureux, devenu capitaine, au Sénégal, Savigny, à Rochefort, et Corréard je ne sais où.

  1. Deux des trois malheureux qui furent sauvés des débris de la Méduse, moururent peu de jours après leur arrivée dans la colonie ; et le troisième qui affectait de savoir beaucoup de particularités relatives à l’abandon de la Méduse, fut assassiné dans son lit, au Sénégal, dans le temps où il se disposait à partir pour la France. L’autorité ne put découvrir l’assassin qui se garda bien de voler sa victime après l’avoir immolée.