La Chronique de France, 1900/Chapitre V

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Imprimerie A. Lanier (p. 123-148).

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L’ART À L’EXPOSITION

L’art se manifeste dans une Exposition universelle sous deux formes principales : les objets exposés et les constructions élevées pour les recevoir. L’art ancien comprend les collections rétrospectives et les reproductions d’édifices ; l’art moderne ne s’exprime qu’en certaines catégories d’objets et en certaines parties des constructions. On expose en effet des quantités d’objets dont l’utilité est la première qualité et qui n’ont rien d’artistique ; une machine peut être belle, une voiture peut être élégante ; on dira qu’un fusil est joli ou qu’un bateau est fin, tous qualificatifs qu’on applique également à l’art, mais qui n’impliquent pas nécessairement sa présence dans les objets ainsi qualifiés. De nos jours, en dehors des œuvres sorties des mains du peintre et du sculpteur, il n’y a guère que la parure et le mobilier où puisse s’exercer la fantaisie de l’artiste ; les armes et les objets d’église sont devenus des instruments de précision et de banales imitations ; seuls, les bijoux et les étoffes forment, avec tout ce qui embellit et complète nos logis, le domaine habituel de l’art. Quant à l’Exposition elle-même, toutes les parties n’en sont point également propres à recevoir une empreinte artistique ; d’autres préoccupations doivent dominer en général dans l’aménagement des galeries. L’art se réfugie plutôt dans les façades, dans les perspectives et dans ces accessoires : ponts, passerelles, portes d’entrée, annexes de tous genres — dont précisément la disposition d’ensemble de l’Exposition de Paris a multiplié l’établissement. Voilà donc délimité, peut-être avec un peu trop de précision, le terrain sur lequel nous nous placerons pour étudier l’art à l’Exposition ; qu’on nous pardonne cette précision : elle est utile, croyons-nous, pour éclairer et ordonner un si vaste sujet.

Les Constructions.

Dans les constructions, comme dans les objets, on peut distinguer l’inspiration ancienne et l’effort créateur ou novateur. La plupart des pays étrangers ne se sont pas contentés, en 1900, de chercher dans leur passé des inspirations ; ils ont reproduit ou imité leurs édifices célèbres, leurs styles nationaux. L’Italie a édifié un palais vénitien ; les États-Unis ont construit un Capitole semblable à ceux sous la coupole desquels s’abrita leur indépendance naissante ; l’Angleterre a reproduit un manoir Élisabeth ; la Grèce et la Serbie nous ont montré les églises byzantines où se conservèrent, à l’abri de la foi, leurs nationalités persécutées ; la Belgique a copié un de ses gracieux hôtels de ville ; la Hongrie a formé un pittoresque amalgame de ses châteaux les plus fameux ; l’Allemagne, en utilisant toutes les ressources du style vieil-allemand, a créé un ensemble génial où les espoirs de l’avenir étaient inscrits en allégories sur les murailles du passé ; il suffisait de regarder les pavillons de l’Espagne et de l’Autriche pour avoir une vision de Madrid et de Vienne, et si quelque fantaisie, heureuse d’ailleurs, s’est glissée dans la silhouette si variée du palais de l’Asie Russe, cet édifice n’en évoquait pas moins Kiew et Moscou. La Suède et la Norvège avaient transporté sur les bords de la Seine leurs traditionnelles maisons de bois. Monaco lui-même s’était essayé au rétrospectif ; seul de la rangée, le Mexique n’avait point renouvelé l’hommage rendu par lui, en 1889, à l’architecture de ses ancêtres aztèques.

Il était difficile et il eut été déraisonnable à l’art français de se reproduire lui-même en plein Paris. Nos monuments, même les plus distants de la capitale, se trouvaient encore à la portée de nos visiteurs étrangers, et il n’eut servi de rien à personne qu’on en trouvât, dans l’enceinte de l’Exposition, de pâles et mesquines copies. Il en va autrement de l’inspiration et puisque à l’aurore d’un siècle nouveau, chacun sortait de son passé ce qu’il avait à montrer de plus riche ou de plus lointain, on se demande pourquoi nos architectes n’ont pas eu l’idée de nous faire, par exemple, une esplanade des Invalides Renaissance et un Champ-de-Mars Louis XIV. Pour tirer de ces architectures admirables toute la pureté et toute la grandeur dont elles sont capables, et en faire l’application à de pareils espaces, il ne suffit point d’avoir de la science et du talent, il faut témoigner aussi de beaucoup d’originalité et de sentiment. Chose curieuse, nul n’y a songé. Nul n’a été tenté par le contraste audacieux à établir entre la solennelle puissance des colonnades du grand Roi et l’élégante robustesse d’une tour Eiffel et d’une galerie des Machines. Et ce qui montre bien que l’idée n’était pas à l’ordre du jour de l’opinion, c’est que l’essai n’a même pas été tenté ailleurs, sur une plus petite échelle, pour l’un de ces nombreux pavillons dont s’émaillaient les jardins. En vain, dans toute la portion passagère de l’Exposition élevée par les architectes français, en vain chercherait-on une seule réminiscence avouée de nos styles anciens ; nous ne croyons pas qu’il soit possible d’en découvrir. Partout se déclare la recherche de l’inédit, de l’original absolu ; partout on saisit les traces d’un effort vers la création de quelque chose de nouveau. Nous disons à dessein : la portion passagère, non que les architectes des Palais des Champs-Élysées n’aient manifesté, eux aussi, leurs aspirations modernes, mais du moment qu’il s’agissait d’imposer aux regards de la critique des lignes immuables et de prendre racine en plein centre de Paris, ils ont eu peur d’aller trop loin dans la voie des innovations ; ils se sont méfiés d’eux-mêmes et se sont souvenus, très à propos, de quelques-unes des pensées les plus harmonieuses et les plus admirées de leurs prédécesseurs. Les autres — ceux dont l’œuvre toute provisoire ne devait se perpétuer que dans la mémoire indulgente des visiteurs de 1900, — n’étaient point obligés à de tels scrupules, et leur passion novatrice pouvait s’emballer sur une route sans barrière.

Pour s’exprimer, elle choisit le plâtre. La chose est fort curieuse, car c’est le fer dont tout ici semblait présager le triomphe. Non seulement le fer a repris en sous-œuvre nos vieilles architectures et conquis par son audace, sa légèreté et son prix de revient des clientèles de plus en plus nombreuses, mais il s’était révélé, il y a onze ans, capable de beauté et de grâce, apte à être habillé et paré. L’Exposition de 1889 fut pour lui une triomphale entrée dans le monde des arts. Le Champ-de-Mars était rempli des temples qu’il s’était élevés à lui-même. Tout seul, il avait réalisé les massives courbures de la galerie des Machines et les souples élancements de la tour Eiffel ; revêtu de bleu ciel et associé à la brique blanche et à la terre cuite rosée, il avait composé la joyeuse symphonie du Palais des Beaux-Arts et du Palais des Arts Libéraux. Dès le premier coup-d’œil donné à l’Exposition des hauteurs du Trocadéro, on apercevait partout les silhouettes de ses œuvres. Aux environs du Dôme Central, le carton-pâte avait été mis à contribution, mais il occupait un modeste espace et on le sentait condamné. Onze ans s’écoulent et voici le recul imprévu du fer ; non pas qu’on ait appris à se passer de lui, car il est partout, mais on ne le voit nulle part ; c’est le fer honteux. On le cache sous des masses étonnantes de plâtre. Sans doute, le plâtre avait régné à Chicago, mais là-bas le décor de la célèbre « Cour d’Honneur » était classique, tout en portiques et en colonnades ; les architectes, à défaut de marbre blanc, en cherchaient du moins l’évocation.

Qu’ont cherché ceux de 1900 ? Ils seraient, peut-être, embarrassés de le dire. Leur embarras, en tous les cas, s’est traduit à mesure que montaient les édifices qu’ils ont conçus. La base en est généralement ferme et décidée, originale parfois ; plus haut les lignes semblent hésiter, se chercher, s’égarer ; à la naissance des voûtes, toute inspiration est déjà perdue ; les voûtes elles-mêmes se sont achevées dans une inquiétude croissante et le couronnement n’est qu’une cacophonie incertaine. Alors on dirait que, pour masquer cet assemblage incohérent, l’auteur s’est grisé de décoration et a plaqué de tous côtés des motifs préparés d’avance, à part, et d’une richesse propre à attirer le regard. Le château d’Eau, les palais de l’Esplanade des Invalides, les pavillons d’angle du palais des Mines et de la Métallurgie et de celui des Lettres, Sciences et Arts portaient, au plus haut point, la marque de ce trouble architectural. L’artiste sûr de lui ne tombe pas en de telles orgies décoratives. Un seul couronnement s’est imposé et celui-là était en fer. Nous voulons parler de l’élégante armature qui surmontait le palais de l’Électricité et figurait, le soir, un diadème de diamants.

Cette aspiration générale vers des lignes nouvelles et cette impuissance à les trouver n’étaient point particulières à l’Exposition. De son enceinte, on apercevait deux monuments, récemment achevés, et qui traduisaient les mêmes préoccupations et le même échec. L’un est la nouvelle Gare d’Orléans, l’autre la Basilique de Montmartre. Là, du moins, il y a sobriété d’ornementation. L’Église du Sacré-Cœur représente de plus une habile tentative de rénovation byzantine, mais, descendue de sa colline, que serait-elle ? Montmartre lui prête le prestige de la hauteur et de l’éloignement ; c’est déjà une preuve de talent d’avoir su harmoniser la construction avec le paysage ; l’architecte a su faire cela ; il n’a pas fait davantage.

À défaut de la ligne, avons-nous la couleur ? Mettons à part six grandes fresques qui égayaient l’entrée de l’Esplanade des Invalides. Ce n’est là qu’une fantaisie réalisable pour le rêve d’un été : nos climats en interdisent l’application à tout édifice durable. Il reste les frises émaillées qui courent sous les colonnades du Grand Palais des Champs-Élysées et le timide coloris apposé sur les murs du Palais du Génie civil. C’est peu ; toutes les autres façades étaient blanches ; le blanc, du moins, y dominait. Or, en 1889, dans tout le Champ-de-Mars, il n’y avait de blanc que la Fontaine centrale. À l’entour, le fer avait revêtu les couleurs les plus variées et l’arc-en-ciel, ainsi composé, séduisait encore le regard par sa fraîcheur sept ans plus tard, lorsque la pioche des démolisseurs vînt en disperser l’éphémère combinaison. Peut-être nous excusera-t-on d’en conclure que l’art architectural français, en demandant au fer un renouveau de lignes et de couleurs, ne s’était pas trompé, comme il semble l’avoir cru ; sorti d’une avenue qu’il a prise à tort pour une impasse, il n’a rien trouvé qui le justifiât d’être ainsi revenu sur ses pas.

Nous avons dit que, dans une Exposition Universelle, l’art architectural et décoratif se manifestait surtout dans les façades, les perspectives et ce que nous avons appelé les accessoires. À Paris, les perspectives sont désormais peu transformables. Le Trocadéro, la Tour Eiffel et la Seine en limitent étroitement les aspects. Au pied de la Tour, et sur la colline du Trocadéro, les jardins ne comportent que de petites constructions légères et isolées ; il faut de toute nécessité qu’il y ait là de vastes espaces sur lesquels le regard puisse errer librement. Quant à la rivière, on peut, en alignant sur ses bords de jolis édifices, encadrer et orner sa courbe gracieuse ; mais il est impossible de faire davantage. Tout n’était pas dit pourtant, puisque c’est sur le projet d’ouverture d’une perspective nouvelle que s’est engagée la première discussion d’art soulevée par l’Exposition de 1900. Ce projet comportait la destruction du Palais de l’Industrie et l’établissement d’une percée gigantesque allant de la Place Beauveau aux Invalides, à travers les Champs-Élysées. Le Palais devait être remplacé par deux autres palais, élevés en bordure sur l’avenue nouvelle, qui se relierait à l’Esplanade des Invalides par le moyen d’un pont monumental.

En principe, la disparition, sauf le cas de nécessité absolue, d’un édifice public rappelant des souvenirs déjà historiques, est blâmable. Où en seraient la noblesse et la beauté d’une cité si, tous les vingt-cinq ou cinquante ans, on se croyait en droit de renverser ses monuments pour en construire d’autres à la place. Mais à titre d’exception, il faut reconnaître que l’idée était heureuse, tant la disposition des lieux semblait se prêter à sa réalisation. Aujourd’hui que l’œuvre est accomplie, le regard éprouve peut-être plus de surprise que d’agrément à s’engager dans la longue enfilade qu’on lui a préparée et qui lui est, pour ainsi dire, trop imposée. Quand les constructions provisoires de l’Esplanade auront disparu, que la blancheur un peu criarde des nouveaux palais se sera atténuée, que les arbres auront poussé à l’entour, que les barrières seront tombées, rendant à la circulation l’avenue Nicolas ii et le pont Alexandre iii, ces impressions feront place à d’autres plus harmonieuses et plus satisfaisantes, et ce point de Paris s’en trouvera incontestablement embelli. En tous les cas, la vaste perspective ainsi établie pouvait être, malgré ses légers inconvénients, un des succès de l’Exposition et elle l’a été.

Si nous passons maintenant aux « accessoires », nous voyons que l’étude en est féconde en suggestions et en aperçus intéressants. La recherche du nouveau et de l’inédit s’y révèle aussi âpre que dans l’architecture des grandes façades, mais avec bien plus de liberté et de bonheur. C’est qu’ici le détail domine mieux l’ensemble et peut même arriver à s’en rendre maître ; par là se trouve facilitée la tâche de nos architectes et de nos décorateurs modernes qui, évidemment, tendent à concevoir le tout à travers la partie et n’arrivent, en général, à faire des ensembles qu’en juxtaposant des détails ; cette loi, par parenthèse, se vérifie dans le Petit Palais qui est, avant tout, une juxtaposition de détails exquis.

Le cadre de cette étude ne nous permet pas une revue des accessoires qui mériteraient d’être signalés. Mais le seul rappel de la Passerelle des Paons, du Pavillon Bleu, du Théâtre de la Roulotte, de la Porte du Quai d’Orsay et de la fameuse « Salamandre » de la Place de la Concorde, souligne l’extrême variété des tentatives auxquelles s’est essayé le « Nouveau Style ». Car, il n’y a pas à dire : ces mots dont on a tant abusé signifient ici quelque chose. Nous sommes véritablement en présence de silhouettes neuves, de coloris imprévus, de décors inattendus ; la France n’en a pas le monopole, comme on pouvait s’en rendre compte à l’Exposition, en examinant, par exemple, le Pavillon de la Marine marchande d’Allemagne, ou celui de la Compagnie Péninsulaire-Orientale. Mais si elle n’y a pas pris d’avance incontestable, assurément elle n’est pas en retard. Cet art nouveau, d’où sort-il ? quelle est la source de son inspiration ? Pour le préciser, il faut pénétrer dans les ateliers où se prépare l’ornementation et où se fabrique le mobilier de nos demeures futures.

Les Objets.

Impossible, alors, de nier son existence. Il est partout ; dans les chaises et dans les fauteuils, dans les tables et dans les bibliothèques, dans les cheminées et dans les escaliers, dans les boiseries et dans les draperies, dans la porcelaine et dans le cristal, dans la lampe et dans le vitrail. On dit parfois qu’une époque est nécessairement inconsciente du style qu’elle est en train de créer et volontiers, comme exemple, on cite le « Louis-Philippe », mais le style Louis-Philippe n’est guère qu’une déformation du style Restauration qui, lui-même, est une sorte d’Empire dégénéré. L’Empire, par contre, comme le Louis XIV, a eu certainement conscience des formes qu’il imposait. La vérité, c’est qu’il y a des périodes pendant lesquelles, pour une cause ou pour une autre, le goût flotte indécis, sans qu’aucun style ne se développe ni ne se crée. Il en a été ainsi entre 1840 et 1880, et c’est en vain que, dans la Rétrospective de l’ameublement, on a tenté de reproduire un « salon Napoléon III », à la suite d’une « chambre à coucher Louis-Philippe ». Beaucoup de dorures et de soies brochées furent la seule et insuffisante caractéristique de ce temps ; le mobilier visait à la richesse, et voilà tout. Aux environs de 1880, des tendances vers un art nouveau se manifestèrent, mais cet art s’est longtemps cherché ; en 1889, il n’avait pas encore assez confiance en lui-même pour s’exposer aux critiques ; l’assurance qu’il a prise est toute récente. Les critiques, cependant, ont été le chercher jusqu’en son berceau. Dès sa naissance, une double accusation a pesé sur lui ; on lui a reproché son origine anglomane et son caractère décadent. Ces reproches sont injustifiés ; l’art nouveau n’est pas le produit d’une puérile anglomanie ; il est européen, mais son apparition a coïncidé avec l’effet causé en Angleterre par la croisade Ruskinienne. S’il n’est pas anglais, il a eu pour apôtre un anglais, de là, vient qu’à l’origine il s’est parfois coloré de britannisme. Pour une raison analogue, il a pris, ailleurs, des allures décadentes, c’est-à-dire hésitantes et veules, les décadents s’étant emparé de lui et l’ayant forcé à traduire leurs aspirations imprécises et malsaines. Mais ces phénomènes étaient passagers ; rien de tout cela n’était de son essence et l’Exposition de 1900 lui aura fourni l’occasion de le prouver, en se montrant dégagé de tous liens étroits et supérieur à des parentés compromettantes. Il suffisait de parcourir les sections française, allemande, danoise et japonaise pour constater la physionomie internationale du mouvement et remarquer qu’il avait dorénavant perdu la préciosité et l’afféterie de ses débuts. Quoi de commun entre les tentures « Liberty », encadrées de bois laqué blanc et la robuste décoration de la salle destinée au Musée de Cologne ? Quel rapport entre le « Kate Greenaway » et les amples silhouettes, à l’aide desquelles les ateliers japonais et la manufacture royale de Copenhague réalisent de surprenants effets ? et si l’art du verrier emprunte volontiers aux paysages sous-marins quelques-unes de leurs lignes molles et floues, quelle allure décidée n’ont pas les grès émaillés ou flambés autour desquels s’enroule, à l’occasion, un serpent de métal ?…

Pour n’avoir point de père, le « Nouveau style » n’en a pas moins des parrains. Laissant de côté Ruskin, qui est toujours resté un inconnu pour la France et Ibsen, qui n’y est compris que du très petit nombre, ce sont les noms de Loti, de Wagner et de Puvis de Chavannes, qui viennent aux lèvres dès qu’on s’avise de rechercher quels ont été les rénovateurs, du reste inconscients, de l’art décoratif en France. Les influences de l’exotisme, du symbolisme et de l’impressionnisme y sont partout visibles ; peut-être y remarque-t-on aussi une nuance de doute, non point le doute entêté de Voltaire, ni le doute satisfait de Renan, mais plutôt l’hésitation qui résulte d’une lumière encore incertaine. L’Exposition de 1900 a permis de noter, en outre, quelques particularités intéressantes. Le Nouveau Style jouit d’une absolue liberté ; il arrive au moment propice ; il hérite des travaux par lesquels d’ingénieux artistes ont rénové la marqueterie, la maroquinerie, la faïence et l’émail, la teinture des étoffes et la ciselure des métaux ; il a été précédé par une période d’éclectisme qui a beaucoup contribué à former le goût, en même temps qu’à éliminer les préjugés, les conventions étroites ; surtout, il coïncide avec une révolution dans l’éclairage. L’électricité ne fait pas seulement tomber d’en haut la lumière qui, avant elle, montait d’en bas ; elle la répand également à travers la pièce, à travers la maison entière, modifiant ainsi les aspects et les usages ; la table de la salle à manger, celle du salon, la cheminée cessent d’être des centres lumineux ; l’escalier devient autre chose qu’un passage et l’on commence à meubler les corridors et les antichambres comme si l’on souhaitait de pouvoir s’y tenir habituellement. La fantaisie de l’architecte ménage, d’ailleurs, au décorateur des irrégularités et des recoins pittoresques très propres à exercer son imagination.

Cette liberté dont il jouit pour combiner les couleurs, utiliser les matériaux les plus variés et créer des formes inédites, le Nouveau Style ne paraît pas disposé à en abuser, et là encore, on surprend une preuve de force et partant un gage d’avenir. En général, il est sobre et dès qu’il cesse de l’être, il s’égare, devient déplaisant ou retombe dans un pesant pastichage. Qu’il s’agisse de bois incrusté, de cuir, de panneaux d’étoffes, les ornements qu’il combine veulent de grands espaces vides devant eux ; il faut de l’air aux fleurs étranges qui s’y épanouissent. Ses moulures sont discrètes ; ses volutes, rares ; ses rinceaux s’allongent, trop minces souvent et empreints d’une gravité timide, le métal qui les épouse ou les continue n’est pas moins soucieux de sobriété ; la préoccupation est prépondérante de fuir ce qu’en argot parisien, on nomme le « style dentiste ». Mais la liberté dont on évite d’abuser, on tient plus encore à n’en rien aliéner : tout est permis de ce qui aide à réaliser l’effet cherché ; le lambris ou la tenture voisinent hardiment avec la pierre nue ; le fer forgé s’appuie sur la brique ; la fresque ou la poterie s’emparent d’un angle ou d’une frise. Et ces contacts audacieux se continuent dans le domaine du bibelot : on y voit l’étain encercler le vase de grès et la statuette d’ivoire tenir un flambeau d’argent mat. Et cela se prolonge encore dans la parure de la femme élégante qui, oublieuse un instant de la beauté permanente des pierres précieuses, recherche des bijoux où la nature n’a mis qu’un peu d’or et quelques tranches d’opale, où l’artiste par contre, a mis toute l’aspiration de sa pensée et toute l’habileté de ses doigts. Remarquez-en non seulement les ciselures rares et les raffinements, mais aussi l’origine. Au pied de ces objets, s’inscrivent parfois des noms de gens du monde qui en sont, non les acheteurs, mais les auteurs. Déjà aux derniers Salons, une orfèvrerie d’amateurs s’était révélée à travers des vitrines imprévues ; il en est ainsi aux époques, et aux lieux où l’art va renaître ou se transformer et quel plus bel hommage lui serait rendu que cete participation volontaire aux labeurs qui l’enfantent, de ceux qui pourraient jouir de ses résultats sans peiner pour les produire ?

Le Nouveau Style existe donc ; il n’est pas seulement prochain, il est présent, et si nous jetons de nouveau un regard sur ces constructions que nous examinions tout à l’heure, nous serons mieux à même de comprendre les tendances qu’elles révèlent et d’expliquer l’échec qu’elles accusent. Ce parti-pris de créer de l’avenir et de ne point reproduire du passé, c’est le signe de l’ambition et de la jeunesse. Le Nouveau Style prétend s’échapper des intérieurs, s’essayer au plein air. Aménager la maison ne lui suffit plus ; il aspire à l’édifier. Quoi d’étonnant s’il n’y réussit pas du premier coup ? D’autant qu’avec une présomption juvénile, il néglige de s’inspirer, sur ce vaste théâtre, des procédés qui lui ont réussi sur une plus petite scène. Au dedans, nous avions loué sa délicatesse de toucher, sa sobriété de goût ; dehors, nous voici devant une orgie de décorations, de lourdeurs et d’empâtements qui aggravent et soulignent l’absence d’idées-mères. Dedans, nous avions reconnu l’heureux effet de la variété des matériaux employés ; dehors, il y en a plus qu’un, le plâtre ou plutôt la pierre blanche que le plâtre simule ; du coup, c’est un recul qui se dessine, un recul sur 1889 le fer et la terre cuite, rapprochés par hasard ou par intuition, s’étaient si joliment mariés. Ajoutez qu’ici nulle révolution ne s’est produite dans l’éclairage. Ce sont le même soleil et les mêmes nuages qu’au temps des portiques grecs ou des cathédrales gothiques…

La tâche du Nouveau Style sera donc bien plus difficile à l’extérieur qu’à l’intérieur. En viendra-t-il à bout ? C’est le secret des Dieux. En tous cas il le tentera et certainement, on fera dater de l’Exposition de 1900, nombre des efforts auxquels il va se livrer pour y parvenir.

Les Beaux-Arts.

Ue tableau et la statue ne comportent aucune rénovation analogue. On ne peut point inventer pour eux des lignes inédites, puisque les lignes qui les inspirent sont celles de la nature elle-même. Dans ce domaine réservé qui est comme le parvis sacré du temple artistique, l’effort est à la fois plus élevé et moins libre : moins libre, puisqu’il est limité par les formes immuables qu’il cherche à reproduire, plus élevé parce que nulle préoccupation matérielle, nul souci de servir un besoin ou de s’accommoder à un usage, n’y viennent brider ou contrôler l’aspiration vers le beau.

Mais le beau est quelque chose de si vaste qu’on ne saurait l’étreindre d’un seul geste. L’artiste y travaille perpétuellement et toujours en vain ; ce qu’il capture d’un côté lui échappe d’un autre ; on dirait une ville trop étendue pour être investie et à laquelle des assauts successifs sont donnés, sur des points différents de son immense enceinte. L’histoire de l’art n’est en somme que l’histoire de ces assauts.

Or, la dernière conquête tentée est celle de la lumière et de la vie. Depuis cinquante ans, toute l’énergie et toute la science de nos peintres et de nos sculpteurs ont été employées à chercher des effets de soleil et de mouvement, à fixer des impressions et des réalités. Le grand intérêt de la section des Beaux-Arts, à l’Exposition de 1900, résidait dans la possibilité d’étudier l’ensemble des résultats obtenus pendant cette phase de l’éternelle lutte. On a pu comparer les œuvres les plus récentes avec celles des dix dernières années, puis avec celles du siècle entier, puis avec celles des pays étrangers.

Disons tout de suite que ces comparaisons n’ont pas été facilitées par les organisateurs de la section et qu’en cette circonstance, l’administration des Beaux-Arts de la République Française a fait preuve d’une regrettable incompétence ; la leçon est à retenir. La tendance est universelle aujourd’hui à envisager les Beaux-Arts, comme un service public. Mais si l’on veut que ce service soit à la hauteur d’une mission particulièrement délicate, il faut lui assurer la stabilité et l’indépendance, en choisir le personnel sans autre préoccupation que celle de sa valeur professionnelle, et le tenir ensuite rigoureusement à l’abri des contacts politiques ; cela peut n’être pas aisé, cela n’est pas moins indispensable.

Les œuvres de l’année, composées pour la plupart en vue de l’Exposition universelle n’ont qu’une signification relative. Elles sont souvent exceptionnelles. Ce n’est pas là qu’il faut chercher les caractères généraux d’une école. Mais si l’on rapproche la décennale de la centennale et des expositions étrangères, ce qu’on peut appeler l’école moderne française se montre sous un jour éminemment favorable ; elle n’est point inférieure aux écoles précédentes, elle est notablement supérieure aux écoles étrangères. Ses qualités sont d’autant plus certaines que le relief en est moins artificiel. En effet, tant pour la centennale que pour les expositions étrangères, l’élimination a été sévère ; sur une période de cent ans, le temps et la critique ont fait leur œuvre ; l’élite qu’ils ont laissée subsister est seule ou presque seule à participer à une manifestation rétrospective de cette importance ; d’autre part, les pays étrangers qui ne disposent que d’emplacements limités, réservent ces emplacements à leurs artistes les plus en renom… si malgré le grand nombre de ceux qui y participent, la décennale Française triomphe, son mérite est donc incontestable.

C’est précisément par une lumière mieux rendue, par une vie plus intense que ce mérite s’accuse et le travail d’un demi-siècle, pour conquérir ces qualités, n’aura pas été vain. À vrai dire, il s’est exécuté parfois de manière bien étrange. Dans le but de les mieux comprendre, des audacieux ont décomposé le mouvement et la couleur ; ils ont négligé de les recomposer ensuite et ils ont voulu que le spectateur se livrât, pour les suivre, aux mêmes opérations. Leur zèle, d’ailleurs, les a souvent égarés ; ils ont poussé à l’extrême la théorie de la « tache», inventé le bizarre procédé du « pointillage », et créé des nuances dont la nature aurait horreur. Mais dans leurs égarements même, ils furent intéressants et féconds. Leur œuvre de pionniers semble achevée ; il faut maintenant utiliser, coloniser leurs découvertes. L’Exposition de 1900 s’est produite à l’heure précise où ce travail commence. Nous ne savons pas comment il sera conduit, ni à quoi il aboutira. Mais en rapprochant dans notre pensée comme elles l’étaient, cet été, au grand palais des Champs-Élysées, les œuvres d’un Ingres et d’un Puvis de Chavannes, d’un Horace Vernet et d’un Detaille, d’un Delacroix et d’un Monet, d’un Troyon et d’une Rosa Bonheur, d’un Gérard et d’un Bonnat, d’un Carpeaux et d’un Saint-Marceaux, nous pouvons constater combien sont considérables et combien variées les richesses que la France vient d’inventorier. Heureux les artistes du xxe siècle, qui héritent de tant d’éléments nouveaux, de tant de curieuses expériences, de tant de science et de labeur !