La Chronique de France, 1900/Chapitre VI

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Imprimerie A. Lanier (p. 149-170).

vi

LE MOUVEMENT SOCIAL

Le grand fait qui domine, cette année, tout le mouvement social, en France, c’est la présence de M. Millerand au Ministère du Commerce, c’est-à-dire la participation d’un socialiste avéré au gouvernement de son pays, sans qu’il ait eu, d’ailleurs, à rien sacrifier de ses idées personnelles ou de ses engagements vis-à-vis de son parti. L’importance de ce fait a été clairement soulignée, non pas seulement par les violentes discussions auxquelles il a donné lieu dans les groupements socialistes français, mais par l’attention plus calme bien que non moins vive, dont il a été l’objet de la part des socialistes étrangers. Trois Congrès, en somme, s’en sont successivement occupés ; celui de Décembre 1899 et les deux Congrès, l’un International et l’autre National, qui se sont réunis à Paris, en Septembre et Octobre 1900. Il est utile de résumer ce qui s’y est dit sur le « cas Millerand » ; nous verrons ensuite quel a été l’effet produit sur le travail lui-même, par un événement aussi considérable, quels résultats M. Millerand a obtenus au point de vue des réformes qu’il préconise, enfin quelle influence son attitude a pu avoir sur les opinions des hésitants du Socialisme.

Les Congrès Socialistes.

La question soumise au Congrès de 1899, était formulée en ces termes : « Lutte des classes et conquête des Pouvoirs publics. Dans quelle mesure et conformément au principe de la lutte des classes, base même de l’organisation du parti, celui-ci peut-il participer au pouvoir dans la commune, le département et l’État — Voies et moyens pour la conquête du pouvoir : Action politique, révolutionnaire, économique ». Ce fut M. Jaurès, le généreux et éloquent député socialiste qui, à la tête des défenseurs du Ministre du Commerce, exposa avec le plus de force et de conviction, la thèse de la conquête successive de tous les pouvoirs : conseils municipaux, départementaux, Chambre, Sénat, Conseil des Ministres, par l’élection les socialistes peuvent arriver à dominer partout, de sorte que le régime collectiviste finira par s’établir sans violence et sans danger, par le seul jeu des institutions, et la seule puissance des lois. À cela, deux autres voix, également autorisées aux yeux des socialistes, répondirent. Albert Richard, ancien compagnon de Bakounine, sans méconnaître les résultats déjà obtenus par la méthode chère à M. Jaurès, exprima une méfiance discrète : « J’ai peur, dit-il, que le ministre socialiste n’apporte la sanction socialiste à l’ordre social qu’il veut détruire ». Quant à Paul Lafargue, il synthétisa les arguments des irréconciliables, des purs, représentés en France aujourd’hui, par Jules Guesde et ses partisans. « Le défenseur du grand patronat, dit-il en parlant de M. Waldeck-Rousseau, a appelé un socialiste au ministère comme, en 1848, Ledru-Rollin avait appelé l’ouvrier Albert et le socialiste Louis Blanc. L’histoire est là ! C’était pour endormir le socialisme, pour préparer les journées de Juin..… Cette méthode est connue, c’est celle de Paul Bert entraînant le peuple dans la lutte contre le cléricalisme, afin de le détourner de la lutte contre le capitalisme ». Beaucoup d’autres orateurs, il va de soi, parlèrent sur ce sujet brûlant, mais toutes les opinions exprimées, se ramenaient à ce triple point de vue ; confiance, méfiance, violence ; entre ces trois termes, les congressistes se partageaient ; et finalement ce fut la violence qui échoua ; 818 voix contre 634 ayant décidé, pour le principe, qu’un socialiste ne saurait faire partie d’un ministère « bourgeois », 1140 contre 245 s’empressèrent d’ajouter en manière d’amendement, qu’il peut y avoir des cas où il est bon de faire fléchir la règle. Cette résolution, il est vrai, est rendue quelque peu illusoire, par l’obligation où se trouverait le socialiste auquel on offrirait désormais un portefeuille, de demander au préalable, l’autorisation de son parti — et ceci a été expressément spécifié ; elle n’en constitue pas moins une victoire du socialisme légal sur le socialisme révolutionnaire. À ce titre, il importait de savoir ce que l’Europe en penserait, et l’occasion s’offrit tout naturellement lorsque les délégués du socialisme international se trouvèrent assemblés à Paris. Or, la motion Kautsky, appelée ainsi du nom de son auteur, et qui reproduisait en quelque sorte l’approbation, significative bien que réservée, donnée à M. Millerand par le Congrès de Décembre, fut votée par 29 voix contre 9 (vote par pays) ; les Allemands, les Anglais, les Autrichiens, les Belges, les Suisses qui avaient 2 voix par pays, votèrent pour ; il est à remarquer que la même minorité de 9 voix se retrouva en faveur de la grève générale, dont l’opportunité fut niée par 25 voix. Ainsi les délégués de l’Europe après ceux de la France, reconnaissaient comme avantageuse pour les doctrines socialistes, l’entrée de M. Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. Un troisième Congrès — national — suivit cette manifestation internationale et aboutit, comme on pouvait s’y attendre à une scission entre Guesdistes et Jauresistes, ceux-ci de beaucoup les plus nombreux.

Nous savons donc à quoi nous en tenir sur l’opinion des leaders ; tout en prenant pour l’avenir, des précautions, peut-être justifiées par la crainte qu’exprimait en Décembre 1899, M. Albert Richard, ils se déclarent satisfaits en ce qui concerne le présent.

Les Grèves.

Il n’était pas besoin d’une grande perspicacité, pour prévoir que la présence d’un socialiste dans le cabinet, aurait pour effet de multiplier les grèves. La chose est tellement naturelle, tellement humaine, qu’on ne saurait s’en étonner, ni à plus forte raison s’en indigner. Prenons par exemple, le mois d’Août. De 1895 à 1899, il y eût en moyenne 38 grèves, en août. En 1899 (M. Millerand était déjà ministre), le chiffre monta à 61 ; en 1900, il atteignit 95. Une des grèves les plus remarquables, fut celle du Creusot qui éclata le 20 Septembre 1899, et se termina le 9 Octobre suivant par l’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau. On reconnaît, en général, qu’elle éclata presque sans motifs ; les ouvriers alléguèrent que la Direction avait manqué à ses engagements, et porté atteinte à la liberté de conscience, mais ils éprouvèrent quelque difficulté à formuler des griefs précis. Le rôle de leur syndicat, en cette circonstance, manqua également de clarté. Enfin, un projet d’exode en masse sur Paris ayant été follement lancé et accepté, le Sous-Préfet d’Autun, puis le Préfet de Saône-et-Loire, durent intervenir pour sauvegarder l’ordre public. L’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau mit fin à une situation qui devenait inextricable, et bien que la sentence donnât tort à la thèse du Syndicat qui se prétendait l’intermédiaire obligatoire entre le patron et les ouvriers, ceux-ci la saluèrent comme un triomphe pour leur cause. Ces événements mirent en relief l’extraordinaire crédulité des travailleurs, et la facilité avec laquelle on peut égarer leur jugement et surprendre leur bonne foi. Mais ils eurent pour résultat d’attirer l’attention sur la faiblesse numérique des Syndicats, et sur l’organisation insuffisante de l’arbitrage.

Parmi les conflits qui surgirent ensuite on peut citer celui de Chalons, où la force armée dut intervenir. Le sang coula. Les socialistes accusèrent les gendarmes d’avoir fait usage de leurs armes sans raison, ce dont ils furent exonérés à la fois par le gouvernement et par le Conseil de guerre. Un député, en une autre circonstance, accusa le ministre du commerce d’avoir fomenté une grève à Saint-Étienne. M. Millerand n’eût pas de peine à montrer que cette accusation ne reposait sur aucun fondement. Enfin éclatèrent, dans l’été de 1900, les grèves du Havre, de Marseille, de Dunkerque auxquelles s’associèrent les ouvriers des ports moins importants. « Ces grèves, disait le journal le Temps, n’ont pas eu seulement un caractère nouveau par leur étendue et leur violence, jamais encore on n’avait mieux vu le péril national que, dans certains moments et par l’effet de leur extension et de leur propagation soudaine et indéfinie, elles peuvent faire courir aux intérêts vitaux et même à l’honneur du pays. Les relations avec nos possessions africaines interrompues, le départ des troupes appelées dans l’Extrême-Orient pour y défendre le drapeau de la France empêché ou retardé, notre commerce de cabotage et au long cours paralysé, les marchandises s’accumulant et se perdant sur les quais ou dans les gares, le charbon manquant aux usines, les ports de Gênes et d’Anvers gagnant tout ce que perdaient ceux de Marseille, du Havre et de Dunkerque et prenant, dans la concurrence industrielle et commerciale, une avance qu’il sera très difficile sinon impossible, de rattraper, bref le sentiment et la vision de la vie et de l’activité nationales pouvant être arrêtées du coup par la paralysie des grands services publics : voilà ce qu’à travers les incidents de détail, la conscience du pays a clairement perçu et ce qui explique l’inquiétude et le souci qui la tourmentent. Il est impossible qu’un gouvernement conscient de ses responsabilités ne les ait pas ressentis au moins aussi vivement que le pays lui-même.

« Dans ces grèves, un second ordre de faits a ému l’opinion publique. Elle a le sentiment que, si la liberté de la grève est entière, la liberté du travail n’est pas toujours efficacement protégée. Menaces, attroupements, huées, violences, les grévistes ont pu à peu près tout se permettre. La rue leur a été abandonnée et ils l’ont si bien occupée que les ouvriers indépendants n’ont pu se rendre à leur chantier, sans être molestés, injuriés de toutes les manières et quelquefois battus. À Marseille, le maire, M. Flaissières, par des ordres qui ressemblaient à une ironie, recommandait à la police de respecter et de protéger le droit des grévistes, lesquels montaient alors sur les bateaux pour en débaucher les équipages et faisaient bonne garde sur les quais et devant les entrepôts et usines pour y empêcher tout travail. Que de fois, au Havre et à Dunkerque, les ouvriers qui voulaient travailler ont dû rentrer chez eux parce qu’ils ne pouvaient paraître dans la rue sans s’exposer aux plus intolérables sévices ! Si l’on objecte qu’en somme il n’y a pas eu mort d’homme, que la police a essayé de faire son devoir, l’opinion répond qu’elle ne l’a pas fait tout entier, qu’elle n’a pas fait respecter, en particulier, la loi sur les attroupements, qu’elle a paru faible, ce qui, pour elle, est le commencement de la défaite et le signe de l’impuissance. La situation matérielle et morale a-t-elle été jamais égale entre ceux qui voulaient chômer et ceux qui ne le voulaient pas ?

« Nous devions faire ces tristes constatations, parce qu’elles s’imposent à tout bon citoyen et que fermer les yeux sur le danger et sur les conséquences que de tels précédents peuvent avoir, ce serait la plus misérable des politiques. Jusqu’où est engagée la responsabilité du gouvernement ? C’est l’affaire du Parlement de le rechercher et de le dire. Mais il est trop clair qu’il y a là un problème de politique générale dont la solution exige certains principes et certaines règles de conduite que tout gouvernement devrait avoir arrêtées et fermes par devers lui. C’est ce problème général que nous voulons avant tout considérer. Les termes s’en réduisent à trois, qu’il s’agit de faire concorder. Il y a la liberté de la grève, la liberté du travail et le rôle des maires dans la police des grandes villes.

« Les deux premiers sont également inscrits dans nos lois. La logique et l’équité commandent que la liberté des grévistes et celle des non-grévistes soient également protégées. Cette égalité de protection veut que l’ouvrier qui désire travailler non seulement soit, mais se sente libre de le faire. Il faut qu’il soit dans la même condition matérielle et morale que le gréviste. Qu’est-ce qu’un droit, autrement, dont mes voisins ou camarades m’empêchent d’user ? Que faut-il pour rétablir cette égalité ? Le gréviste a pour lui la masse compacte des compagnons qui le soutiennent et manifestent avec lui et dont l’audace et la tyrannie croissent naturellement avec le sentiment de leur force et avec celui de la faible résistance qu’ils ont devant eux. Il est donc de toute nécessité que la force publique, qui est impartiale dans le débat, se déploie aussitôt avec assez d’ampleur et de résolution, non seulement pour intimider les fauteurs de violences, mais encore pour donner aux ouvriers désireux de continuer leur travail, l’assurance qu’ils peuvent user de leur droit en toute sécurité ».

Ainsi s’exprimait, le 8 septembre dernier, la rédaction d’un journal qui, sans être aveuglément ministériel, a soutenu la politique générale du cabinet Waldeck-Rousseau. De son propre aveu, la question des grèves a revêtu un aspect nouveau et plus sérieux ; que l’on rapproche les unes des autres, les leçons que comportent la grève du Creusot et celles de Marseille et du Havre on arrivera à cette conclusion que si, d’une part, le gouvernement est de plus en plus poussé à intervenir dans ces conflits, il lui devient, d’autre part, de plus en plus difficile de préserver la neutralité sans mettre en péril soit l’ordre public, soit la liberté. Il était de l’intérêt des socialistes français que les pouvoirs publics fussent acculés à cette impasse, car la nécessité de s’ouvrir une issue en établissant une législation nouvelle, s’impose dès lors, et ils peuvent espérer — en ce moment — que cette législation sera conforme à leurs désirs. C’est ce que M. Millerand a parfaitement compris.

Les Réformes de M. Millerand.

Il est assez difficile d’en déterminer le nombre et l’étendue. La majorité du Parlement n’étant point collectiviste, le ministre du commerce s’exposerait à de fréquents échecs s’il déposait des projets de lois conçus dans cet esprit. D’autre part ses collègues, au conseil des ministres, n’appartenant pas à la même nuance politique que lui, il ne saurait davantage réaliser par décrets, des innovations trop fortement marquées au coin socialiste. Il faut donc voir, dans les lois que propose M. Millerand et dans les décrets qu’il soumet à la signature présidentielle, des pierres d’attente pour la construction future ; et ce qu’il importe surtout de connaître, à cet égard, ce sont les idées générales dont il s’inspire en les rédigeant. M. Millerand s’en est expliqué à diverses reprises avec une entière franchise et si l’on compare ce qu’il a dit au sujet des syndicats, de la grève et de l’arbitrage on voit que son intention serait d’aboutir à la solution de ce triple problème par l’obligation. « C’est, écrit-il, dans le Rapport au Président de la République concernant la création des Conseils du Travail, c’est une constatation souvent faite que dans la grande industrie moderne, le patron et l’ouvrier ne concluent pas le contrat de travail sur un pied d’égalité, si l’ouvrier reste isolé, sans entente avec ses camarades.…… contre ces périls (le renvoi et le chômage) les ouvriers n’ont d’autre garantie que leur union, leur groupement en syndicats pour l’étude et la défense de leurs intérêts professionnels. » Un peu plus tard, dans le discours qu’il prononce à Lens, M. Millerand s’écrie : « En ce qui me concerne, oui, sous toutes les formes et en toute occasion j’ai lancé aux travailleurs le même mot d’ordre : organisez-vous, constituez des syndicats ! Et j’ai employé tous les procédés à ma disposition pour les y inciter». Un de ces procédés consiste, précisément, à réserver aux ouvriers syndiqués l’électorat de ces conseils de travail, créés par le Décret du 17 septembre 1900 et qui seront des assemblées mixtes de patrons et d’ouvriers, réunies, tantôt en sections, tantôt en séances plénières et chargées à la fois d’éclairer le gouvernement, de provoquer son intervention, de surveiller la réglementation des salaires et de la journée de travail dans la région, enfin de fournir des arbitres éventuels..… Les représentants des ouvriers dans ces conseils seront élus par les syndicats seuls ; privilège exorbitant si l’on considère que le nombre des ouvriers syndiqués pour l’industrie française n’est que de 500.000 c’est-à-dire un huitième seulement de la population industrielle ; encore des juges compétents pensent-ils que les syndicats qui prennent véritablement intérêt au fonctionnement de l’institution ne sont guère plus de 200.000. En tous les cas on ne saurait indiquer plus clairement l’intention de travailler à rendre le syndicat presque obligatoire par les avantages et l’influence qu’on lui confère.

Quant à la grève, le congrès ouvrier de Montceau-les-Mines avait émis le vœu qu’elle ne put être déclarée que lorsque la majorité des travailleurs, consultés en Assemblée générale, aurait décidé, par vote secret, la cessation du travail qui deviendrait alors obligatoire pour tous. M. Millerand approuve l’idée et, non sans audace, il en fait l’apologie en inaugurant, à l’Exposition, le pavillon du Creusot. « Lorsque des centaines et des milliers d’ouvriers, dit-il, vivent d’une exploitation et la font vivre, on ne saurait prétendre qu’ils constituent des individualités isolées avec lesquelles il soit possible aux patrons de traiter isolément : leurs intérêts sont liés entre eux comme ils le sont avec ceux mêmes de la société ». Reprenant le même sujet à Lens, M. Millerand dit : « En fait, peut-on nier que la grève, résolue par un groupe de travailleurs, qui n’est pas toujours la majorité, s’impose à tous ? Et dès lors, n’y a-t-il pas un avantage immense pour tout le monde, ouvriers, patrons, public, à régulariser la déclaration de guerre ? » Enfin le ministre annonce qu’il soumettra au Parlement la question de l’arbitrage obligatoire, pour lequel il estime que « les sanctions ne manqueraient pas, très appréciables et très sensibles, pour empêcher que les décisions des arbitres demeurassent stériles » Ce sont des réformes qu’on ne peut établir par décrets, celles-là, et sans doute le Parlement ne les votera pas du premier coup. Mais M. Millerand laisse entrevoir qu’il reviendra à la charge fréquemment. « En attendant, dit-il, j’ai usé des droits du pouvoir exécutif pour préparer, autant qu’il dépendait de moi, les solutions que j’estimais justes et nécessaires ». Et en terminant ce discours mémorable, s’il flétrit à nouveau la violence dont il a toujours été l’adversaire, il proclame sa conviction que « le salariat ne sera pas plus éternel que ne le furent le servage et l’esclavage » et que la propriété sera, un jour, attribuée « sous une forme sociale, à tous les hommes sans exception. » Langage nouveau assurément dans la bouche d’un membre du gouvernement !

La propagande socialiste.

Ceci n’est point pour déplaire à beaucoup de français qui, étant à la fois propriétaires et idéalistes, font très volontiers à la justice sociale le sacrifice d’une institution dont ils gardent la quasi-certitude de pouvoir jouir jusqu’à leur mort. Et c’est pourquoi, comme le remarquait un publiciste bien connu, on a vu participer aux derniers congrès socialistes des bourgeois en grand nombre, avocats, professeurs ou hommes d’affaires qui, jugeant que le socialisme était devenu une force, s’y sont ralliés ; ils en ont pris, comme on prend d’une valeur en hausse. Un des effets les plus importants et les plus durables du passage au pouvoir de M. Millerand aura été la multiplication de ces néo-socialistes dont l’action consiste à dissimuler le fossé qui séparait, jusqu’ici, l’individualiste le plus radical du collectiviste le plus modéré. Ce fossé, ils ne le comblent pas ; la tâche serait impossible ; mais ils le recouvrent d’une maçonnerie légère qui suffit à donner les apparences d’un terre-plein, sur lequel la société s’engagera imprudemment ; si même cette voûte fragile la porte quelques jours, ce délai ne sera pas suffisant pour lui permettre d’atteindre pacifiquement l’autre bord ; il y aura craquement, rupture et irruption violente et désordonnée à gauche ou à droite. Déjà, la centralisation administrative d’origine jacobine et bonapartiste et l’établissement du service militaire obligatoire et égal pour tous, avaient conduit le peuple français à contracter inconsciemment certaines habitudes socialistes ; voici maintenant la propagation des idées socialistes qui subit une recrudescence.

Cette propagande revêt deux formes distinctes : elle ne se fait pas seulement par la politique, mais encore par la science. Les socialistes qui sont parvenus à détenir un portefeuille dans le cabinet, de nombreux sièges à la Chambre et les mairies de trois des plus grandes villes de France, ont acquis par là beaucoup de prestige. Participant au gouvernement et à l’administration du pays sans pouvoir y faire prédominer leur absolutisme, mais d’une façon assez importante pour y faire sentir leur influence, ils ont cessé aux yeux de beaucoup de contribuables, d’être des épouvantails : leur crédit a haussé en même temps que leur prestige.

L’action scientifique s’exerce par le moyen des universités populaires. Les classes dirigeantes, en France, ont eu le tort de limiter leurs efforts philanthropiques aux œuvres de charité et de méconnaître absolument les aspirations intellectuelles et morales qui, dans tous les pays, se manifestent parmi les ouvriers. Le « quatrième État » réclame à son tour, les bienfaits d’une instruction plus étendue et un peu de vie cérébrale, pour égayer et varier sa rude existence matérielle. Ces demandes sont légitimes et normales. Il fallait y répondre. Les anglais ont su le faire. La France ne l’a point su. Ses efforts en faveur des ouvriers, ont été inintelligents ; elle leur a procuré de nombreux moyens de se perfectionner dans leurs métiers divers, mais elle a tenu obstinément fermées, devant eux, les portes qui donnent accès aux études désintéressées : à ces études vers lesquelles le travail manuel se sent irrésistiblement attiré parce qu’en s’y adonnant, il se relève à ses propres yeux. Faute d’encouragements fournis à temps à des initiatives clairvoyantes, la France se couvre aujourd’hui d’universités populaires fondées par les ouvriers eux-mêmes et qui, dès lors, ne le sont pas dans un esprit scientifique. Les vaillants pionniers de cette œuvre s’imaginent naïvement que scientifique veut dire laïque ; leur première préoccupation est de se montrer anti-religieux ; la seconde est d’appeler à leur aide des socialistes, pour les entendre établir la valeur scientifique du socialisme et affirmer l’évolution fatale qui entraîne l’humanité vers l’organisation collectiviste. C’est l’application à la France de ces nébuleuses théories marxistes qui ont conquis, en si peu de temps, les trois quarts de la population ouvrière et une importante portion de la petite bourgeoisie germanique.

Un enseignement analogue, mais d’allures plus violentes et de tendances plus avouées, se donne dans les cours créés, dans les diverses villes de France, par les Bourses du Travail. Les Bourses du Travail, beaucoup moins en vue que les Syndicats, sont beaucoup plus puissantes. On n’y discoure guère, mais on y agit fortement. La propagande y a un caractère âpre et pratique à la fois ; nulle idée d’une conciliation possible n’y est admise, mais la déclamation vaine en est proscrite plus sévèrement encore. Les Bourses du Travail ont tenté récemment d’attirer les soldats, en créant pour eux, dans les villes de garnison, un enseignement spécial et des lieux de réunions. Cette tentative détournée paraît avoir eu du succès. C’était depuis longtemps un des objectifs de la propagande socialiste de pénétrer dans les casernes, et jusqu’ici elle n’en avait guère trouvé le moyen.

La résistance.

Après le soldat et par lui, c’est le paysan qu’elle voudrait conquérir ; mais ici, la résistance sera formidable. Les socialistes s’illusionnent parce que l’agriculture française, très routinière, a volontiers des allures molles et abandonnées. Ils constatent, de plus, les tendances de la jeunesse à quitter le travail des champs pour celui de l’usine, à émigrer vers la ville. Ces symptômes ne diminuent en rien ce fait, que les travaux agricoles occupent en France près des deux tiers de la population ; et cet autre fait que l’instinct de la propriété du sol demeure, parmi ceux-là, aussi puissant qu’autrefois. Si les Syndicats agricoles ont de la peine à s’organiser, c’est précisément la méfiance invétérée du paysan envers l’ingérence d’autrui qui en est cause : il a peur, en s’associant à ses voisins, même pour réaliser un bénéfice, d’aliéner un peu de son indépendance de propriétaire. Mais que cette indépendance se trouve menacée par l’État, en qui il a vu jusqu’ici la sauvegarde de son titre, la révolte sera gigantesque et spontanée. Jamais les socialistes ne viendront à bout d’empêcher ce conflit : ils ne peuvent espérer que de le voir, une fois engagé, tourner à leur avantage. Et c’est là une espérance bien présomptueuse.