La Chronique de France, 1900/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Imprimerie A. Lanier (p. 171-192).

vii

LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE

Une année d’Exposition n’est point, en général, une année favorable aux Lettres. Les œuvres délicates cèdent le pas aux pompeuses publications illustrées, auxquelles le public s’attarde plus volontiers que de coutume, parce qu’elles fixent en lui le souvenir des fêtes joyeuses auxquelles il vient de prendre part. Les auteurs qui calculent — et s’il en est encore qui ne sachent pas calculer, leurs éditeurs calculent pour eux — se réservent pour l’année suivante qu’ils supposent devoir être calme, un peu morose, plus apte à penser par conséquent et plus attentive aux œuvres des penseurs.

L’Éloquence et la Poésie.

Elles sont entrées l’une et l’autre dans une période grise. Les vides, que la mort n’a cessé de faire dans les rangs de leurs disciples, n’ont point été comblés. Personne n’a succédé à Gambetta ni à Victor Hugo et sans monter aussi haut dans l’échelle du talent, Jules Simon et Leconte de l’Isle n’ont point été remplacés. Il ne manque pas, certes, de bons orateurs et même la moyenne s’en est certainement accrue. La parole française conserve ces qualités de grâce et de clarté qui l’ont toujours rendue si séduisante. Le discours de l’homme politique a peut-être gagné en précision, celui de l’homme d’affaires en élégance, celui du professeur en finesse. Mais partout le souffle fait défaut ; les sujets d’enthousiasme s’étant épuisés ne se sont pas renouvelés et la cause de la révolution sociale reste trop imprégnée d’arrière-pensées matérialistes, trop obstinément liée à des négations de tout genre pour avoir pu, jusqu’ici, susciter un Mirabeau. L’éloquence religieuse se ressent pareillement du manque d’inspiration ; les violences à l’aide desquelles elle cherche parfois à s’imposer, n’ont rien de commun avec la puissance oratoire d’un Lacordaire.

Quant aux poètes, ils sont comme des abeilles qui s’arrêteraient sur la première fleur rencontrée et n’iraient pas plus loin. En d’autres temps, les poètes ressemblaient à des abeilles trop affairées, qui ne savaient pas faire leur choix et visitaient cinquante calices en trois minutes. L’abeille d’aujourd’hui a peur de la variété ; elle s’éprend d’une pétale et s’y attarde, comme si c’était un monde. Elle y découvre de profonds horizons et des quintessences infinies. Si encore l’étude de ces sujets restreints se traduisait en une forme discrète ! Mais le bon exemple de José-Maria de Hérédia n’a pas été suivi ; en vain a-t-il ciselé ses sonnets comme des camées antiques, les autres n’emploient le sonnet que lorsqu’ils n’ont rien à dire ; dès qu’ils possèdent une idée ou l’ombre d’une idée, leur incorrigible verbiage la délaye en un poème. Il est vrai qu’en poésie comme en éloquence, la France peut se consoler de sa médiocrité présente en regardant celle d’autrui. Il n’en est pas de même en ce qui concerne le Roman.

Le Roman.

On sentait bien que sur ce point, le niveau allait s’abaissant. Mais l’apparition, inopinée et simultanée, sur le marché littéraire de Paris, de trois chefs d’œuvre venus de Russie, de Pologne et d’Italie, a permis de mesurer la grandeur de la chute accomplie. D’autant que Tolstoï, Sienkievicz et d’Annunzio se trouvent d’avoir excellé chacun dans un genre différent. Résurrection est un roman social, un roman à thèse, Quo Vadis un roman historique et Le Feu un roman de passion. Nos auteurs français, précisément, s’essayent à ces trois genres. Zola s’est créé, avec le premier, une légitime réputation ; Barrès l’a suivi, puis Vogüé, puis, cette année, Marcel Prévost. Paul Adam a demandé à l’histoire le sujet de La Force ; d’Esparbès en a fait autant pour Le Roi ; Jules Lemaître, constatant cette rentrée de l’histoire dans le roman, déclare qu’elle est occasionnée par la relâche bien gagnée du réalisme. « Il va se reposer, dit-il, jusqu’à ce qu’il ait découvert « de nouvelles manières d’être vicieux ». Mais de cela, on n’est pas en peine et M. Octave Mirbeau, par exemple, ne cesse d’en découvrir. Avec le fond varie la forme. Zola entasse cycle sur cycle et les enchevêtre les uns dans les autres comme les orbes d’un système sidéral ; il y a bien, de ci de là, quelques solutions de continuité. Fécondité nous montre, marié et père de cinq enfants, vers le début du xxème siècle, le second fils d’un homme qui, dans Paris, était encore célibataire à la fin du xixème  ; mais il ne faut pas s’attarder à ces détails ; l’ensemble est grandiose tout de même. La famille « Rougon-Macquart », les « Trois Villes », les « Quatre Évangélistes », sont de robustes séries. Maurice Barrès en commence une qu’il appelle le « Roman de l’Énergie Nationale » et Prévost consacre deux volumes à tourner et à retourner la question du féminisme. Les frères Margueritte semblent anxieux d’imiter ces exemples en ramassant les Tronçons de Glaive, brisés dans le Désastre ; Huysmans, Henry Bérenger, accusent les mêmes tendances. Anatole France qui apprécie l’originalité, a trouvé autre chose. Il a fabriqué une série de personnages qui vivent de notre vie, se mêlent aux événements quotidiens, petits ou grands, et ont leur mot à dire sur chaque chose, un jour dans le Figaro et le lendemain, ailleurs. L’ineffable M. Bergeret est désormais bien connu hors de sa province, et une chose peut surprendre, c’est qu’avec tout l’argent que doit lui rapporter sa plume si drôlement poncive, il demeure toujours dans une situation modeste. Anatole France avait eu, il est vrai, des précurseurs. Gyp créa le petit « Bob » qui se payait délicieusement la tête de son précepteur et Henry Lavedan inventa les trois gommeux, Guy, Gontran et Gaston qui se racontent leurs bonnes fortunes, assis bêtement sur les hauts tabourets d’un bar.

Que d’esprit en toutes ces œuvres et que de talent ! Que d’efforts surtout pour amuser, intéresser, captiver et quelle variété voulue et cherchée ! Elle se marque jusque dans le style. Anatole France accommode les trivialités du jour à une sauce d’une rare perfection classique, et voici d’Esparbès qui se donne au contraire tant de licences que Gaston Deschamp, dans sa critique du Temps, se voit obligé de demander grâce « pour cette pauvre langue française, torturée, tiraillée, écartelée comme Ravaillac en place de grève ».

Derrière ces noms recherchés et aimés, s’avance l’interminable cortège des romanciers qui se disent habiles à disséquer l’âme et photographier le cœur, et se bornent ordinairement à raconter des aventures louches en les salant le plus possible. Et là, encore, ma foi ! il y a du talent, du travail et de l’esprit. Pourtant, lorsque paraissent sur l’horizon un Pétrone, un Stelio Effrena, une Maslova, tous nos personnages prennent l’air de petits criquets éphémères qu’on s’amuse un instant à voir danser et qu’on oublie l’instant d’après. Frédérique, Lea, le député Bayonne, Mathieu Froment et le riche usinier son patron, M. Bergeret, l’abbé Guitrel et le préfet, et les soldats de Napoléon et les lycéens de Nancy et le petit Bob et les trois gommeux, ce sont des ombres du Chat Noir ; les silhouettes s’y trouvent, spirituelles et fines ; le relief est absent. Tous ces livres ne semblent point faits pour durer ; on ne les imagine pas entre les mains de nos fils ; dans vingt ans, leur actualité se sera évanouie : on s’apercevra de leur inexactitude comme documents historiques et de leur insignifiance au point de vue humain. Nous ne craignons pas de dire, quand bien même la sévérité de ce jugement nous afflige nous-mêmes, qu’à part le Jack de Daudet et le Disciple et la Terre Promise, ces deux puissantes œuvres de Paul Bourget, propres à marquer une époque, rien ou presque rien ne surnagera de toute cette littérature d’imagination, rien que les admirables épopées de Pierre Loti, Pêcheurs d’Islande et le Roman d’un Spahi.

Et nous serions tentés de désigner comme le principal artisan de cette décadence, l’habile écrivain auquel on a élevé un monument « fin de siècle », dans le Parc Monceau : Guy de Maupassant. Maupassant n’a point dévoyé le roman français, mais l’ayant trouvé en train de se dévoyer, il l’a confirmé dans ses tendances en lui disant qu’elles étaient bonnes. Son talent n’a servi qu’à glorifier le sujet vulgaire, celui qui ne s’attache ni à faire revivre un morceau dépassé, ni à provoquer une amélioration pour l’avenir, ni à dépeindre de nobles passions. Le sujet vulgaire a triomphé par lui, car il a su le revêtir d’une forme exquise ; c’est dans le culte de cette idole inintéressante, la volupté bourgeoise, que s’est fané et flétri le roman français. Certes, il garde des charmes jusqu’en son déclin, assez grands même, pour que son prestige semble lui survivre, tant que des rivaux trop redoutables ne se manifestent pas trop près de lui. Mais il n’est plus en mesure de supporter le triple voisinage d’un Tolstoï, d’un Sienkievicz et d’un d’Annunzio.

Le Théâtre.

Notre théâtre a une bien autre élasticité ; ce ne sont pas seulement des formes nouvelles qu’il cherche, ce sont des principes nouveaux d’art dramatique. Tandis que la comédie et le drame évoluent librement, des genres audacieux se sont installés à leurs côtés, qui vont de l’extrême mysticisme à l’extrême réalisme, en employant les procédés les plus divers et en visant les buts les plus opposés. Il y a place, à la fois, sur les scènes françaises, pour les productions d’un Rostand, d’un Bornier, d’un Sardou, d’un Curel, d’un Lavedan, d’un Hervieu, d’un Richepin, et derrière ceux-là, dont le public a dès longtemps consacré le talent, combien d’autres ont récolté fréquemment des applaudissements mérités ! On peut tout reprocher à nos auteurs dramatiques actuels, sauf de manquer de variété et d’esprit d’entreprise. On les voit tour à tour, se préoccuper d’émouvoir, de diriger, de convertir et de révolter — écrire en vers et en prose, ou même en vers libres et en prose rimée — faire appel à la mise en scène, puis la dédaigner — revenir aux plus anciennes traditions, puis se libérer de toute règle, bref, courir successivement aux quatre points de leur horizon ; et il s’en faut que ce mouvement perpétuel soit infécond. On en aurait eu la preuve assurément, si, à l’occasion de l’Exposition universelle, avait pu être organisée une « Décennale » du théâtre. Les reprises conviennent parfaitement aux années d’Exposition, à condition toutefois qu’on reprenne ce que l’on a de mieux et non point à la diable et n’importe comment, mais en faisant les frais et les efforts nécessaires. Si en même temps que Cyrano de Bergerac, l’Aiglon et Madame Sans-Gêne nos visiteurs étrangers avaient pu entendre, par exemple, le Prince d’Aurec et les Tenailles, la Loi de l’Homme et Ma Cousine, Izeyl et Théodora, l’Envers d’une Sainte et Les Mauvais Bergers et bien d’autres pièces encore qui ont marqué dans les annales dramatiques de ces dernières années, ils auraient été frappés de ces caractères de vie intense, de recherche opiniâtre et d’audace heureuse qui sont l’honneur de notre théâtre actuel. Ils auraient pu, en s’en allant, s’arrêter un instant aux flancs des Vosges, dans les vallons ombreux Maurice Pottecher a installé ses curieux Théâtres du Peuple… il est peu probable que dans aucun autre pays, l’art dramatique puisse, d’ici à longtemps, rivaliser avec le nôtre, au point de vue de la richesse et de l’activité, sinon au point de vue de la pure beauté.

Cette richesse et cette activité ne sont point favorables à la prospérité de la Comédie-Française. Ses admirateurs passionnés, pour qui tout ce qui a trait à la maison de Molière confine au fétichisme, se lamentent de sa décadence et souhaitent qu’elle renaisse tout entière, et non dans sa forme matérielle seulement, à la suite du terrible incendie qui, cette année, a ravagé ses murailles. On lui reproche volontiers d’avoir un répertoire faible, une troupe médiocre, un administrateur qui pense souvent à autre chose ; on pourrait ajouter que le public lui-même a dégénéré. Quelle que soit pourtant la part de vérité contenue dans ces reproches, il est un fait qui les domine et contre lequel on ne peut rien : c’est la disparition du répertoire incontesté que signaient les Augier, les Dumas, les Scribe, les Feuillet, les Labiche ; Meilhac et Pailleron ont été les derniers représentants de cette pléiade et déjà leur privilège n’était plus intact ; il n’y a plus rien d’incontesté. La pièce du jour dans ces conditions, n’est pas, en général, celle qui se joue à la Comédie-Française. La Comédie-Française peut et doit rester la chapelle de notre art dramatique, mais elle n’en est plus l’atelier. Or, le public d’aujourd’hui passe plus de temps à l’atelier qu’à la chapelle. Si l’on admet que le théâtre est fait pour incarner avant tout la vie présente, il n’y a pas lieu de se montrer trop marri de cette préférence.

La Presse et la Critique.

Nous nous bornerons ici à quelques remarques, reculant, provisoirement au moins, devant l’étude d’un sujet si vaste. La presse française n’est pas, de nos jours, fort inférieure à la presse étrangère, ce qui revient à faire à celle-ci un bien médiocre compliment. Qu’on nous pardonne notre irrévérence ! Le mensonge a envahi le journalisme universel ; mensonges politiques, mensonges financiers, mensonges littéraires se sont multipliés d’une façon qui rend, il est vrai, les exceptions plus méritoires et plus respectables. Nous croyons volontiers que cet état de choses sera passager. Le journal moderne veut à la fois renseigner et critiquer. Poussé par l’âpre concurrence, il hâte en même temps ses dépêches et ses commentaires, ce qui n’est favorable ni à la vérité ni à la littérature. Il faudra qu’avant peu, il se décide pour l’une ou l’autre besogne, qu’il se résigne à être bulletin ou chronique, à fournir des renseignements ou des réflexions, à être rédigé par des reporters ou par des écrivains. Cette indispensable séparation une fois accomplie, la presse pourra redevenir une des formes de la littérature, ce qu’elle a cessé d’être. En France, l’article quotidien qui, très souvent, roule sur un télégramme reçu la veille au soir, s’émaille de quelques traits d’esprit qui ne sauraient tenir lieu d’un raisonnement serré ou d’un style châtié. La critique, proprement dite, prend un peu plus de marge ; elle se réserve dans les gazettes une place hebdomadaire ou, mieux encore, elle se réfugie dans les revues mensuelles. Campée à mi-côte, loin des sommets où l’avait élevée un Sainte-Beuve, mais assez au dessus de la vallée pour jouir de privilèges appréciables, ses postes sont très recherchés. Les candidats-critiques sont légion et se démènent pour les obtenir ; lors même qu’ils ont du talent et de la science, ce qui est le cas pour beaucoup d’entre eux, on aperçoit à travers leurs écrits l’insuffisance de leur formation première, le manque d’expérience. Il apparaît en les lisant combien, sans l’action, le savoir est inefficace à former le jugement. Non pas qu’en général, les critiques n’approfondissent point les sujets qu’ils traitent ; ils y apportent, au contraire, une conscience délicate ; ce qui leur manque, c’est ce que Rod appelle le sens de la vie. Ils ne l’ont pas ; ils sont myopes, prennent une œuvre et l’approchent de leur œil en la palpant et en la retournant soigneusement ; ils découvrent ainsi une remarquable quantité de particularités insignifiantes et ignorent les ensembles et les rayonnements. Ils ont appris le passé et ont réfléchi sur l’avenir, mais dogmatiquement, sans y pénétrer ; ils ne savent pas vivre en pensée avec hier et avec demain ; cela seul pourtant rend la critique juste et féconde il est vrai que pour y parvenir, il ne faut pas être pressé.

Histoire et Sociologie.

Si le roman périclite, si la presse est facilement vulgaire et la critique incolore, les lettres Françaises ont, pour se consoler, en plus du théâtre qui reste vaillant, les sciences historiques et morales. Des noms d’historiens ont déjà été mentionnés au début de ce volume ; ce sont ceux de Sorel, de Vandal, d’Henry Houssaye, de Thureau-Dangin, de La Gorce. Mais ne convient-il pas de mentionner aussi Brunetière, Rambaud, Lavisse, Émile Ollivier, le Duc de Broglie, Jusserand, Mézières, d’Haussonville, Picot, Wallon, Maspero, Bréal, Fouillée, Leroy-Beaulieu, Levasseur, Gaston Boissier, d’Avenel et tant d’autres dont l’originalité a consisté à exprimer de la vraie science en un beau style. La tentative est plus nouvelle qu’on ne croit. La plume de nos savants eût parfois une netteté et une élégance naturelles ; mais plus souvent, elle fut aride et sèche ; ils n’en avaient cure, estimant probablement que le langage scientifique n’est vigoureux qu’autant qu’on évite de l’assouplir et de le parer. D’autre part, les amants de la forme célébraient volontiers son culte au détriment d’une exactitude rigoureuse, une belle période ou une expression élégante les ravissant d’aise, au point de leur faire perdre de vue la nécessité de ne pas donner à la vérité la plus légère entorse. Hier encore, la science Allemande, sans dénier à Renan la valeur de son savoir, lui reprochait, non sans quelques apparences de raison, d’en avoir parfois comblé les intervalles à l’aide de sa brillante imagination. Les égyptologues seraient mal venus à adresser le même reproche à un Maspero et les philologues à un Bréal. Il n’est pas jusqu’à l’amère statistique qu’un Levasseur ne sache rendre presque attrayante, sans négliger pour cela un seul des chiffres qu’elle fournit. Lisez les intéressantes séries du Vicomte d’Avenel sur le Mécanisme de la Vie moderne, et vous y reconnaîtrez la première manifestation d’une façon nouvelle de réunir et de commenter les documents sociologiques. Mais c’est en histoire que la réforme est la plus marquante et témoigne le plus de vitalité et de puissance.

Là, le style est irréprochable, la composition est de grande allure, les idées générales sont à la fois amples et précises, le détail est à son plan et en même temps, l’œuvre s’appuie sur une recherche laborieuse de documents, sur une critique sévère et consciencieuse, sur tout un travail préliminaire énergique autant que sincère. Ses jeunes historiens donnent à la France de grandes espérances. Plaise à Dieu qu’aucune influence mauvaise ne les fasse échouer, que les divisions des partis, les haines internationales, les luttes sociales ne viennent pas détruire les fruits d’une récolte qui s’annonce si belle. L’école historique et sociale aura peut-être moins d’éclat que l’école purement littéraire dont elle prend la place, mais elle sera plus utile à la nation et à l’humanité.

La Réforme de l’Orthographe.

Elle a causé quelque émoi ; elle en eût causé davantage ou du moins d’une façon plus apparente, si un grand nombre « d’intellectuels », pris entre l’effroi de voir toucher à la langue nationale de façon si brutale et le désir d’approuver aveuglément les actes d’un ministère qui a leurs sympathies, n’avaient pris le parti de ne rien dire. Quelques-uns pourtant, chez qui le second de ces sentiments fut plus puissant que le premier, s’enthousiasmèrent et prônèrent les arrêtés du ministre de l’Instruction Publique comme une victoire sur le cléricalisme ; ce qui prouve tout uniment qu’il y a des intellectuels qui sont en même temps des imbéciles.

Quatre points de vue sont à considérer dans cette réforme dite de l’orthographe : le principe, le procédé, les motifs et les conséquences. Le principe est si singulier et si nouveau qu’on ne sait comment l’apprécier. En théorie, les sociétés peuvent évidemment se donner à elles-mêmes de nouvelles règles de langage, plutôt que de suivre celles que leur ont léguées les générations précédentes ; mais en dehors du caractère problématique des avantages — et du caractère certain des inconvénients qui en résulteront pour elles, qui ne voit que de telles pratiques, en se renouvelant, jetteraient finalement le désordre dans une langue et lui enlèveraient sa puissance avec sa continuité ? Si le principe est une fois appliqué, pourquoi ne le serait-il pas à nouveau, dans dix ans ou dans vingt ans ? Du moment qu’on proclame le droit de l’État à toucher à tout, au nom de l’intérêt public, il est à peu près impossible d’en limiter ensuite les applications.

Plus encore que le principe, le procédé prête à discussion. Qu’un ministre de l’Instruction publique, c’est-à-dire sous le régime actuel, un homme politique qui ne possède, en général, ni compétence professionnelle, ni stabilité certaine, édicte de pareilles mesures sans autre avis préalable que celui d’une assemblée de professeurs chargés, en temps ordinaire, d’une besogne purement administrative, c’est là une singulière audace. Cette audace est soulignée et aggravée par le fait qu’on n’a pas même demandé à l’Académie française, c’est-à-dire à la réunion de lettrés la plus illustre du monde, ce qu’elle en pensait. L’idée que le département de l’Instruction Publique puisse décréter des modifications radicales dans le langage, sans y être autorisé par l’Académie française, aurait paru, il y a dix ans (ce qu’elle est en réalité et ce qu’elle restera), une idée absurde. Les académiciens ont fait preuve en cette affaire de beaucoup de dignité et d’esprit de conciliation ; mais ils ne sauraient oublier l’affront qui leur a été fait et ils n’en demeurent pas moins, devant l’opinion, les gardiens les plus qualifiés de la langue et de la littérature nationales.

Des motifs indiqués par les auteurs de cette étrange entreprise, aucun n’a de valeur. Ils ont invoqué successivement les intérêts des étrangers, des candidats aux examens et des élèves de l’école primaire. Il faut être peu au courant des langues étrangères, pour croire que ceux qui les parlent trouveront désormais plus facile, l’acquisition de la langue française. Ce qui paraît aux étrangers le plus laborieux à apprendre, en français, c’est avant tout, le genre des substantifs : ce sont ensuite les lois capricieuses qui gouvernent les verbes : pourquoi ne peut-on pas dire : « je suis été » et « j’ai allé » ? Va-t-on décréter cette licence ? Non. Alors ne cherchons pas à fournir aux étrangers des facilités illusoires qu’eux-mêmes ne réclament pas.

L’orthographe, dit-on encore, n’est pas seulement une science, c’est un talent. Des hommes très distingués et très instruits, n’arrivent jamais à y plier leur esprit ; leur plume y demeure rebelle. Tous les ans, on refuse aux examens, des candidats intelligents et bien préparés, parce qu’il y a des fautes d’orthographe dans leurs compositions ; cela est fâcheux ; — cela est fâcheux en effet, mais il existe un moyen des plus simples d’y remédier, c’est de ne donner aux fautes d’orthographe, dans la correction des copies d’examen, qu’une importance très relative et de recommander aux examinateurs une grande indulgence à cet égard. En quoi une orthographe nouvelle aurait-elle chance d’être mieux observée que l’ancienne ? le mot Publication s’écrit très simplement, comme il se prononce ; mais si on l’écrivait : Publikaçion, il s’écrirait encore comme il se prononce, et non moins simplement, quoique d’une autre manière. Si l’on entre dans cette voie de simplifier l’orthographe pour éviter les fautes, il n’y a, au bout, qu’une solution, c’est de laisser chacun orthographier tout à sa guise.

Et quant à l’École primaire, il est inadmissible qu’on fasse dominer ses préférences dans une question qui intéresse plus directement et plus complètement le haut enseignement et le monde des lettres. Qu’arrivera-t-il ? C’est qu’il y aura finalement deux orthographes ; celle des gens bien élevés et celle des gens sans éducation : l’orthographe rudimentaire apprise à l’École primaire et l’orthographe raffinée du Collège et de l’Université. Si la réforme doit aboutir à ce résultat anti-égalitaire et anti-démocratique, elle aura été peu digne de la République. Ainsi, quel que soit le motif invoqué vers lequel nous nous tournions, il apparaît inexact ou futile.

« Les conséquences de cette réforme seront-elles si terribles ? Il ne s’agit après tout que de quelques modifications secondaires ». Ainsi raisonnent ceux qui plaident les circonstances atténuantes. Leur plaidoirie est maladroite, car s’il ne s’agit que de quelques modifications secondaires, à quoi bon inaugurer une dangereuse pratique ? Mais tel n’est pas l’avis de gens compétents et, à l’étranger, on s’est montré plus pessimiste encore qu’en France. Voici comment Literature, le supplément littéraire du Times, s’est exprimé sur ce sujet : « La plasticité, la netteté de contours dans l’expression française, du moins sur la page écrite ou imprimée, se trouve certainement compromise par cette réforme. La prose française a toujours eu plus de précision, plus de limpidité que la prose anglaise. Cela tenait peut-être en partie au constant accord par lequel adjectif, verbe et nom s’emboîtaient si l’on peut dire, l’un dans l’autre. Les contours de la phrase française viennent d’être brisés comme par une vague de fond. Aucune révolution de ce genre n’avait encore été tentée nulle part dans le domaine philologique ».

Alors, M, Brunetière n’a-t-il pas prononcé le mot qui convient lorsque, appréciant dans la Revue des deux Mondies, sur un ton moitié gouailleur, moitié attristé, la réforme dite de l’orthographe, il s’est écrié spirituellement : « voilà, ma foi ! de la belle ouvrage ! »