La Cité chinoise/L’État

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TROISIÈME PARTIE
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L’ÉTAT


I


D’après les Chinois, le corps politique auquel on donne le nom d’État est essentiellement fondé sur l’union intime du sol et de l’habitant, libres l’un et l’autre ; et aucun État ne peut être considéré comme démocratique qu’autant que cette fusion se trouve réalisée pour chaque habitant. Alors seulement l’individu est bien véritablement un citoyen, une personne politique, une fraction du souverain. La propriété mobilière et même, jusqu’à un certain point, la propriété industrielle ne peuvent pas, en raison de leur instabilité, être regardées comme l’équivalent de la possession du sol, ni servir par conséquent à la constitution de la personne politique. C’est à cet État que les Chinois sont arrivés depuis quatorze ou quinze cents ans, après avoir, pendant plusieurs siècles, passé tour à tour de l’État despotique, durant lequel la propriété du sol, fond et surface, tienn-mienn et tienn-ti ou, si l’on veut, fond et usufruit, était collective entre les mains du chef de l’État, à l’État oligarchique, où elle ne se trouvait divisée qu’en un certain nombre de princes. On sait, en effet, que, conformément aux principes philosophiques de leur religion, la terre restée, quant au fond, propriété collective du peuple, mais unie à l’individu par le droit d’usufruit que confère le travail à celui qui la cultive, est tellement divisée, que personne n’en est exclu. Tous les individus, il est vrai, n’exercent pas les droits politiques ; mais cette restriction ne concerne que ceux qui, préférant rester dans la communauté familiale, sont censés en déléguer l’exercice à celui qui la représente. Chacun des membres de la famille, pourvu qu’il ait atteint sa majorité, soit par l’âge, soit par le mariage, peut les exercer directement en demandant la dissolution de la communauté et en s’établissant à part. Quant à ceux qui veulent rester dans l’indivision, leur rôle est beaucoup moins effacé qu’on ne pourrait le croire. Ils n’élisent pas sans doute leur représentant politique, puisque celui-ci est naturellement désigné par son rang, sa fonction et ses charges dans la famille ; mais on sait que toutes les questions qui intéressent la maison sont examinées en commun par tous ceux qui en font partie, hommes ou femmes. Il en est de même pour celles que le représentant du groupe doit être appelé à décider dans un autre milieu. On peut donc au moins considérer tous les membres d’une famille comme des électeurs de premier degré. Il serait encore plus exact de dire qu’en Chine l’unité politique est la famille, agissant par son mandataire naturel. Il peut arriver que ce mandataire soit une femme. Ce représentant, ou mieux encore, ce coefficient algébrique du groupe familial est bien réellement un citoyen et répond correctement à la conception chinoise. Si l’on veut bien se rappeler l’organisation de la famille et de la propriété, on verra qu’en effet l’union de l’homme et du sol n’est nulle part plus complète, plus solide et plus générale ; que nulle part elle n’assure au citoyen une plus réelle indépendance et une plus grande liberté. Une autre chose est encore à considérer dans l’élément politique chinois tel qu’il vient d’être défini : c’est que ce n’est pas une pure unité simple et abstraite, mais un être complet pourvu de tous ses organes, religieux, judiciaire et civil ; capable, en un mot, de se reproduire partout où il se trouve et de reconstituer l’État. « Une famille, disent les Chinois, doit être un petit État. » Il est impossible de pousser l’autonomie plus loin. Ils y sont tellement habitués, que dans les pays étrangers où, émigrés, ils n’ont entre eux aucune relation de sang, leur premier soin est de se constituer en famille artificielle, en fraternité comme ils disent, dont le conseil élu remplit toutes les fonctions de la famille naturelle et reçoit leur serment de s’y soumettre. Les lois et les coutumes chinoises dont ce conseil continue à s’inspirer sont cependant bien plus sévères que celles de l’Europe et des divers États de l’Amérique où les émigrants vont le plus souvent, et rien ne leur serait plus facile que de s’y soustraire ; mais ils aiment mieux s’y soumettre que de s’exposer aux interventions bruyantes, humiliantes et le plus souvent maladroites de la justice étrangère. C’est ainsi qu’ils s’attirent, par suite de leur vif et profond attachement à la liberté et aux institutions de leur patrie, le reproche, très grave aux yeux des gouvernements même les plus libéraux, tel que celui des États-Unis, de former un État dans l’État.

En Chine, non seulement cette crainte n’existe pas, mais l’indépendance du citoyen, telle qu’elle vient d’être définie, semble au contraire la condition même de l’existence de l’État. Il ne faut pas que l’État et le gouvernement de l’État soient confondus. Il ne faut pas que les erreurs et les faiblesses du second puissent compromettre la liberté et l’intégrité du premier. Que serait une nation exposée à périr tout entière parce qu’elle aurait été atteinte en un seul de ses éléments ? La France et l’Angleterre, en 1860, ont bien pu défaire le gouvernement chinois et lui imposer un traité, mais elles n’ont point imposé ce traité à la nation. On ne l’a jamais publié dans les provinces. Chaque fois que l’on doit en appliquer un article trop contraire aux sentiments des populations, la nation proteste et revendique ses droits par des démonstrations comme celles de Canton, de Tien-Tsinn, etc. Ce n’est pas seulement alors la vie des Européens qui est en péril, c’est aussi la vie des fonctionnaires et du gouvernement chinois eux-mêmes.

Les assemblées des citoyens sont entièrement libres. Elles ont lieu chaque fois qu’ils le jugent à propos, sans convocation du gouvernement ou de ses agents et sans autorisation. C’est parmi ceux qui les composent que sont élus les conseils chargés de l’administration de la circonscription, — commune, canton, arrondissement, province, — où les citoyens sont établis. Le mandat des conseillers, dont le président est à peu près ce qu’est le maire d’une de nos communes, est de trois ans, et il est renouvelable. Mais, pendant toute sa durée, les citoyens n’abdiquent nullement leurs droits. Ils se réunissent quand ils le veulent et ne cessent de contrôler leurs mandataires à chaque instant révocables ; Les mandats sont gratuits. Il n’y a pas de délégation permanente et spéciale de la commune au canton, du canton à l’arrondissement, de l’arrondissement au département et du département à la province. Les rapports entre les conseils élus de chacune de ces divisions sont libres et directs. Lorsqu’une affaire doit être portée de l’une à l’autre, deux ou trois membres du conseil reçoivent de leurs collègues la mission d’aller l’exposer et la soutenir devant les conseils ou devant les fonctionnaires compétents. Dans ce dernier cas, c’est-à-dire si la cause doit être soumise à la juridiction du fonctionnaire de l’État, les rapports ne cessent pas d’être directs, mais les délégués reçoivent des conseils élus de la division où réside ce fonctionnaire toute l’assistance possible. La représentation des citoyens s’arrête à la province. Il n’existe pas d’assemblée élective près du gouvernement central de Pékin, ni de corps spécial et permanent tel qu’une Assemblée législative, une Chambre des pairs, une Chambre des lords ou un Sénat. On verra tout à l’heure de quelle façon ces corps politiques sont remplacés.

Les attributions des conseils élus sont de plusieurs sortes. Ils répartissent les impôts. Ils les perçoivent et les transmettent au fonctionnaire de l’État. Ils examinent la nécessité des travaux publics de leur localité, répartissent entre les habitants les dépenses que ces travaux occasionnent, sollicitent des plus riches des souscriptions volontaires qui leur permettent d’en décharger les plus pauvres. Ils proposent les travaux dont l’exécution intéresse plusieurs communes, se mettent en relations avec les conseils de ces communes de façon à unifier l’entreprise et la direction des travaux ; ou bien, ils les défèrent au fonctionnaire spécial de leur district, s’ils nécessitent l’intervention de l’État. Ils sont chargés de la surveillance et de la police des irrigations, prononcent entre les riverains, en appellent à un arbitrage entre communes ou à la juridiction de l’État pour les litiges graves. Ils ont la surintendance des établissements publics de bienfaisance. Enfin, ils sont souvent appelés à juger, en qualité d’arbitres, les différends qui n’ont pu être terminés dans le sein des corporations de métiers.

Dans les provinces frontières exposées aux incursions des peuplades encore insoumises, les conseils élus sont encore chargés de l’organisation et du recrutement d’une véritable garde nationale qui est soldée par les riches et dont ils nomment les chefs sans aucune intervention de la part des mandarins. Et il est à remarquer que ces soldats-citoyens, puisant leur courage dans l’amour du foyer, ont beaucoup plus de courage et se battent bien mieux que les soldats impériaux.

Dans les centres administratifs où se trouve un fonctionnaire de l’État, sous-préfet, préfet, gouverneur ou vice-roi, — les conseils élus sont placés auprès de ce fonctionnaire, et constituent alors, en outre de leur mandat ordinaire, un comité consultatif qui adoucit et facilite les rapports avec les citoyens, examine les mesures venant de l’initiative gouvernementale, les déconseille ou les fait accepter, suggère celles qu’il croit bonnes, contrôle les actes du fonctionnaire, étudie les litiges pendants entre les communes.

Telle est, dans son essence et dans ses moyens, la constitution de la souveraineté nationale en Chine. Quant aux divisions administratives du territoire, on compte dans tout l’Empire 18 provinces, 182 départements, 544 arrondissements, 1,293 cantons et un nombre indéterminé de communes. Pour une population totale de 537 millions d’habitants, c’est une moyenne d’environ29 millions par province, 2,800,000 par département, 900,000 par arrondissement et 430,000 par canton, en chiffres ronds. Le canton est, je l’ai dit, la plus petite circonscription administrative dans laquelle l’État soit représenté par un agent du gouvernement. Jusque-là, il n’y a que des maires, yang-yo, que les Européens prennent souvent et bien à tort pour des mandarins. Dans le canton, cet agent se nomme Tche-hien ; dans l’arrondissement, Tche-tcheou ; dans le département, Tche-fou ; dans la province, Tsong-tou. Au point de vue hiérarchique, on pourrait assimiler ces agents à nos sous-préfets, préfets, gouverneurs ou vice-rois. Quelquefois, plusieurs arrondissements sont réunis en un seul district, et, dans ce cas, le gouvernement place à la tête du district un Tao-tai, gouverneur général qui a sous ses ordres les préfets de ces arrondissements.

Quelquefois aussi deux provinces sont réunies sous l’administration d’un seul vice-roi. Ainsi, il n’y a que 11 vice-rois pour 18 provinces, et il y a des vice-royautés qui comptent jusqu’à 70 et 80 millions d’habitants. Tous ces fonctionnaires sont à la fois administratifs et judiciaires ; et, de leur double juridiction, on peut toujours appeler à la juridiction supérieure, remonter jusqu’à celle du gouvernement et de l’empereur. Chacun des vice-rois est assisté d’un lieutenant, Fou-yuen, à raison d’un par province. Il y a donc 18 lieutenants, bien qu’il n’y ait que 11 vice-rois. Tous les autres fonctionnaires sont doublés, selon l’importance de leurs circonscriptions, de deux, trois ou quatre suppléants ou conseillers (Tso-eul), aptes à les remplacer dans toutes les circonstances. Outre ces agents, il y a par chaque province un receveur général des finances, Pou-tchen-se, un grand-juge criminel, Gan-tcha-se, un ingénieur en chef des travaux publics, Fen-cheou, et trois ou quatre ingénieurs des ponts et chaussées, Fen-siun-tao. Tous ces agents relèvent du pouvoir central.


II


Le gouvernement de l’État est formé de six ministères: le Ly-pou, ou ministère des fonctionnaires civils ou du personnel ; le Hou-pou, ou ministère des finances ; un autre Ly pou, dont le nom s’écrit en chinois avec un caractère différent du premier Ly-pou, ou ministère des rites, — que l’on pourrait, à certains égards, comparer

notre ministère de l’intérieur. C’est également à lui que ressortissent les affaires étrangères, dont une de ses divisions, le Tsong-ly-ya-men, est spécialement chargée ; le Ping-pou, ou ministère de la guerre, qui nomme lui-même tous ses agents et ses officiers ; le Hing-pou ou ministère de la justice, et le Kong-pou ou ministère des travaux publics. Chacun d’eux, pourvu d’un comité consultatif dont les membres sont pris dans un grand Conseil, Louy-ko, analogue à notre conseil d’État, est divisé en autant de services que le comportent les affaires de son ressort. Ces ministres se réunissent sous la présidence de l’un d’eux, ou, selon la gravité des questions, sous celle de l’Empereur. — L’Empereur lui-même est assisté d’un conseil privé, Kiun-ki-tchou. Il y a aussi un ministère de la maison impériale, mais le titulaire ne fait pas partie du gouvernement et n’a pas entrée au conseil des ministres.

Tous ces fonctionnaires sont responsables, depuis le préfet jusqu’à l’Empereur, et cette responsabilité ne comprend pas seulement leurs actes publics ; elle s’étend jusqu’aux actes des citoyens et même jusqu’aux événements d’ordre naturel qui pourraient troubler l’ordre et la paix. Ainsi, un meurtre commis dans une sous-préfecture entraîne non seulement le changement du maire de la commune, mais la destitution du préfet et du sous-préfet. Il en est de même des sécheresses ou des inondations. Il paraît sans doute difficile de se rendre compte des raisons d’une pareille sévérité et il est permis de la trouver excessive. Cependant, il est des fléaux dont un peu de soin et de vigilance peuvent conjurer les conséquences. Telles sont, dans bien des cas, les sécheresses et les inondations qui dépendent du bon aménagement et de l’entretien des canaux ; et l’on sait que, au moins pour les canaux et les réservoirs principaux, c’est une des premières attributions des fonctionnaires. Puis, cette responsabilité empêche que ceux-ci, assurés quand même de leurs emplois, n’en viennent peu à peu à se désintéresser des événements qui peuvent affecter le sort des populations. Elle crée entre eux une solidarité effective qui a bien son importance. Enfin elle procure au peuple l’occasion de se débarrasser légalement des administrateurs qui, sans avoir pourtant commis rien de très grave, ne sont pas arrivés à mériter sa confiance. Qu’une sécheresse se produise, par exemple, qui croyez-vous que les Chinois en accusent ? Le Ciel, la Terre ? Non, eux-mêmes. Tout le monde rentre en soi. On jeûne. Chacun examine ses actes, les confesse publiquement. Les fonctionnaires impriment leurs confessions, les font afficher. Eux-mêmes signalent leurs fautes, leurs négligences, celles du peuple que leurs exemples ou leurs avis auraient dû mettre sur ses gardes. Ils promettent de mieux faire. Quelquefois leurs amendes honorables ne leur servent de rien. Les disgrâces arrivent et pleuvent comme grêle. Si elles ne viennent pas d’en haut, le peuple s’en charge. Pendant une de ces sécheresses, que je me rappelle bien, car, me trouvant en voyage, j’avais été obligé de jeûner comme tout le monde, j’ai vu destituer ou renvoyer trois ou quatre préfets ou sous-préfets. Huit jours de plus, le gouverneur aurait dû partir à son tour. La pluie tomba heureusement pour lui et pour le vice-roi, qui n’aurait pas échappé au même sort. Si les fléaux se prolongent ou sont trop fréquents, l’Empereur est remplacé, sa dynastie congédiée. Tous payent de la perte de leurs emplois ou de leur trône ce que le peuple a payé de son bien-être, le cultivateur de sa récolte. Il va sans dire que si ces occasions servent les ressentiments du peuple, elles lui servent aussi à témoigner ses sympathies en retenant malgré tout ceux qui ont su se les concilier. — Il y a encore d’autres circonstances où cette responsabilité devient une ressource et un moyen bien précieux. Personne n’est parfait, un fonctionnaire moins que tout autre ; du moins il n’est personne dont on ait plus souvent lieu de se plaindre. On patiente longtemps, on lui fait faire des remontrances ; enfin, lassés, les gens de la campagne refusent l’impôt et ceux de la ville ferment boutique. Plus d’affaires, rien ne va. Au bout de trois jours, si l’accord ne s’est pas rétabli, le fonctionnaire est destitué. C’est commode et cela se passe sans bruit. — Pour le général qui a livré une parcelle de territoire à l’ennemi, pour le gouverneur qui l’a laissé entrer dans une ville, pour l’ambassadeur qui n’a pas su éviter une guerre ou dont la signature a entraîné la violation du sol de la patrie, ce n’est plus d’une simple destitution qu’il s’agit. Le suicide seul peut faire excuser leur faute. L’expiation paraîtra, ici encore, d’une rigueur excessive ; mais du moins le peuple est assuré que personne ne l’engagera légèrement dans des aventures qu’il peut payer de son sang et de son travail ; et que si la guerre est un jour nécessaire, le soin de la plus légitime défense en a fait une inévitable nécessité.

Tous les fonctionnaires sont partagés en neuf ordres de deux classes chacun et reçoivent une solde fixe. Pour ceux du premier ordre,cette solde est de 1,620 francs et 189 boisseaux de riz ; mais ils sont autorisés à prélever sur les impôts une certaine somme qui varie suivant l’importance et la richesse du district, du département ou de la province dont ils sont chargés. Pour un vice-roi, cette somme peut s’élever jusqu’à 30,000 francs. C’est ce droit de prélèvement qui est la cause la plus ordinaire, bien qu’elle ne soit pas aussi fréquente qu’on le dit souvent, des griefs du peuple contre les administrateurs. — Un détail à ajouter et qui a son intérêt : tous les ministères et toutes les administrations publiques s’ouvrent à la première heure du jour et ne se ferment qu’au coucher du soleil.

J’ai dit tout à l’heure qu’il n’existait pas en Chine de Corps législatif, ni rien qui ressemblât à une assemblée, élue ou non, spécialement chargée de faire des lois, et qui rappelât un Sénat ou une Chambre des lords. On ne doit pas s’en étonner. Dans une société si anciennement formée, toutes les lois doivent être faites, et elles sont faites. Il ne s’agit plus que de mesures particulières, variables suivant les temps, les lieux et les circonstances. Les Chinois ne pensent pas que les formules essentielles, générales, universelles, auxquelles on puisse donner ce beau nom de lois, soient l’expression de toutes les volontés ou de la volonté d’un seul. Pour eux, la loi résulte des conditions d’existence de l’individu ou de la société. Cette loi est en l’homme ; il n’y a qu’à la laisser se développer librement. La liberté est donc la première loi, ou plutôt le principe de toute loi. — La seconde condition d’existence est la solidarité. Sans solidarité, point de société ; et sans société l’homme est impossible. — Il y a une troisième condition d’existence : l’égalité, sans laquelle la solidarité ne serait qu’un vain mot. La liberté, la solidarité et l’égalité, c’est la famille, la famille chinoise. C’est l’image de l’État, sa première phase. Tout ce qui pourrait amoindrir la famille ne serait pas une loi, mais un crime, et l’on ne saurait en concevoir d’autre que celle qui naît dans la famille, la maintient et sert à son développement. « L’État, disent encore les Chinois, n’est qu’une grande famille. » — Les conditions d’existence de la famille, je veux dire ses principes moraux de liberté, de solidarité et d’égalité, son unité, étant les mêmes partout, le caractère de toute loi est d’être universelle. Avec de telles idées, que serait, surtout dans un empire aussi vaste, la décision d’hommes venus de points si éloignés ? Ce serait l’autorité, non la loi. Rien de pire, de plus dissolvant qu’une assemblée exclusivement législative. — Avec de telles idées, ajouterai-je encore, et avec de tels principes, comment supposer, dire et écrire, ainsi qu’on le fait sans cesse en Europe, que la constitution sociale des Chinois leur interdit tous rapports avec les étrangers ? La vérité est au contraire qu’il est impossible d’en trouver une seconde qui soit aussi simple, aussi universelle, aussi scientifique par conséquent, aussi humaine et aussi peu exclusive.


III


Cependant, à côté ou au-dessous de ces lois essentielles, il peut arriver que l’on sente la nécessité d’autres lois complémentaires. Dans tous les cas, l’existence d’une société, le sort d’un État peuvent dépendre de faits extérieurs, de phénomènes et de questions dont il importe de ne pas laisser la solution au hasard ou à l’impéritie des hommes. Il faut que cette solution ne s’écarte pas des lois essentielles, ni ne les contrarie. Il faut que ces secondes lois soient en rapport avec les premières et aussi scientifiques qu’elles. Il n’y a qu’une réunion, non d’hommes ni de volontés, mais de savants, qui réponde à cette façon de voir les choses. L’Académie des sciences et des lettres de Pékin est, en effet, le seul pouvoir législatif. Voici de quelle manière se font les lois. Si, dans le district qui lui est confié, un fonctionnaire remarque une coutume qu’il croit pouvoir être généralisée avec avantage, il la fait connaître par voie hiérarchique au gouvernement. Le ministère des Rites la défère à l’examen de l’Académie, et si elle est approuvée, elle est communiquée à toutes les provinces pour être mise à l’essai. Si, finalement, elle est sanctionnée par la pratique et adoptée par la population, elle est inscrite dans le code et devient loi. Mais cette inscription n’a lieu qu’à l’avènement d’un nouvel Empereur. La loi a donc eu tout le temps de passer dans les mœurs. Si non, elle est rejetée. Il en est ainsi de tout projet de loi qui pourrait émaner de l’initiative du gouvernement ou des particuliers. Il faut dire de suite que le nombre de ces lois essentielles et accessoires est si réduit, malgré les siècles écoulés, que l’ensemble ne dépasse pas quelques pages. Je ne parle bien entendu que du Code civil ; le Code criminel, dont j’aurai à m’occuper dans une autre étude, est beaucoup plus long.

La préparation des lois, il n’est pas nécessaire de le dire, n’est pas l’attribution principale de l’Académie des Han lin. Il en est une qui la place au-dessus du gouvernement, et pourtant ce n’est pas davantage sa fonction essentielle. Mais avant de parler des différents devoirs qui lui incombent, je dois dire quelques mots de sa composition. L’Académie compte 232 membres qui se recrutent eux-mêmes parmi les lettrés et les savants les plus éminents. Plusieurs femmes en ont déjà fait partie. L’État assure à chacun d’eux la jouissance d’une maison avec jardin et une légère indemnité pécuniaire. Le surplus de ses ressources vient de dotations publiques anciennes et de dons aléatoires. Malgré l’aide qu’elle reçoit de l’État et que le gouvernement ne peut lui retirer, elle est absolument indépendante. A certains égards, on pourrait la comparer à nos vieilles Universités. C’est elle qui supplée à l’absence du ministère de l’instruction publique et qui pourvoit aux besoins de l’enseignement supérieur et de deuxième degré, avec cette réserve que cette mission ne lui confère aucun monopole. Personne n’est obligé d’aller recevoir l’instruction dans ses collèges, et tout le monde est libre d’ouvrir des écoles semblables. Cependant ceux qui veulent entrer dans les carrières officielles doivent se soumettre à ses examens, et ses dignitaires, aussi bien que ses agents principaux, sont les seuls qui aient le rang et les prérogatives honorifiques des fonctionnaires de l’État. Mais, au point de vue spécial de l’enseignement, son unique objectif est de stimuler l’instruction dans la nation, et l’on est fondé à croire que ses privilèges n’ont pas d’autre but que de faciliter sa tâche. De ce chef, elle a sous son administration directe un certain personnel qui se décompose de la manière suivante : 18 (un par province) directeurs-administrateurs des études ou recteurs, Hio-Chen-ta, fonctionnaires du 4e ordre ; 189 inspecteurs départementaux, Kia-cheou, 6e ordre ; 210 proviseurs de collèges d’arrondissement, Hio-chen, 7e ordre ; 1,111 principaux de collèges de canton, Kiao-yu, 8e ordre[1] ; 1,521 chefs de diverses autres institutions agrégées, bibliothèques, etc., Hiun-tao, 8e ordre. Mais, sans parler davantage aujourd’hui du service de l’enseignement, je reviens à celles des fonctions de l’Académie qui se rattachent plus étroitement au sujet qui nous occupe. On a vu comment se faisaient les lois ; mais il ne suffit pas de les avoir faites ou d’en garder le dépôt : il faut qu’elles soient observées. Pour s’en assurer, il existe depuis la plus haute antiquité une institution qui n’a rien d’équivalent dans aucun autre État civilisé : c’est la cour des censeurs. Elle est formée de quarante membres pris au sein de l’Académie. Les uns sont placés près du souverain et surveillent non seulement les actes de sa vie publique, mais ceux mêmes de sa vie privée qui pourraient être des infractions aux principes fondamentaux de l’État. Parmi ces dernières, les plus grandes, celles qui sont le plus sévèrement censurées, sont ses manquements aux devoirs du culte des ancêtres et de la famille, et il n’est guère de faute que les censeurs ne trouvent moyen de ramener à ces manquements. En veut-on un exemple ? Veut-on savoir de quelle façon ils savent parler au souverain le langage de la réprobation ? C’était en 1860. Les armées alliées de la France et de l’Angleterre menaçaient la capitale. L’Empereur, conseillé par des courtisans qui cherchaient à flatter ses sentiments, parlait de fuir le palais de Yuen-ming-yuen, qu’il habitait alors, pour celui de Géhol, en Mongolie, et, pour colorer sa fuite, faisait organiser des chasses au delà de la Grande Muraille. Voici en quels termes l’un des censeurs lui écrivait: « Moi, Tsao Yung-Yang, censeur de la province du Hou-Kouang, présente à l’Empereur ce mémoire. » Puis, après avoir en quelques lignes exposé la situation, il continue : « Le dessein formé par l’Empereur, de prendre le commandement de l’armée, rencontrerait, au dire de quelques personnes, une sérieuse opposition. Le désordre était déjà au comble, mais rien encore n’avait produit une impression aussi fâcheuse que le bruit en circulation aujourd’hui, d’après lequel Votre Majesté se proposerait de se rendre à Géhol. Cette rumeur, à laquelle je me refuse de croire, a causé une consternation profonde. Un grand nombre de fonctionnaires ont déjà supplié en vain Votre Majesté de rentrer dans la capitale. Une crainte vague, à laquelle personne ne peut se soustraire, règne dans tous les esprits. Si l’Empereur s’éloigne réellement, les malheurs qui pourront résulter de son départ seront irréparables. De quel œil Votre Majesté considère-t-elle donc le peuple ? Quel prix attache-t-elle aux cendres de ses ancêtres ? Abandonnerez-vous l’héritage qu’ils vous ont légué, comme un vêtement usé ? Que dira de vous l’histoire dans les siècles à venir ? Jamais encore on n’a vu un souverain choisir le moment du danger et de la détresse pour se rendre à la chasse, sous prétexte que son départ préviendra toute complication. Que Votre Majesté se laisse donc convaincre et revienne sans délai résider dans la capitale, etc. » Un autre censeur va jusqu’à prédire à l’Empereur que, s’il va à Géhol, il ne rentrera jamais en Chine. Un troisième l’avertit que, s’il met son projet de fuite à exécution, le peuple ira bouleverser les sépultures de ses aïeux. Enfin, dans un des nombreux mémoires envoyés à cette occasion, Tsioung-King, ministre d’État, et vingt-trois autres dignitaires, censeurs, etc., adjurent le souverain de rentrer dans la capitale et lui disent : « Dans les moments de détresse publique, un serviteur zélé doit être prêt à mourir à son poste pour le grand intérêt de la cause publique. » — Je me bornerai à ces citations.

D’autres membres de la cour des censeurs sont envoyés de temps à autre en missions spéciales dans les provinces ; là ils sont chargés d’inspecter la conduite et les actes publics et privés des fonctionnaires et d’écouter les plaintes des conseils élus qui les assistent. Un certain nombre enfin sont chargés de recueillir les matériaux et les documents qui devront servir à l’histoire du règne pour les déposer au fur et à mesure dans un coffre scellé qui n’est ouvert qu’à la mort de l’Empereur. Quant aux éventualités graves et difficiles, telles qu’un changement de règne, des troubles intérieurs s des différends avec les nations étrangères, etc., tous ces cas sont soumis à une grande assemblée ou Grand Conseil, composé de tous les membres de l’Académie, des ministres et des personnages influents qu’ils jugent à propos de s’adjoindre.


IV


Ainsi, la nation d’abord, l’Académie ensuite, et avec l’Académie tous les lettrés, tels sont en réalité ceux qui gouvernent la Chine ; et comme le nombre des lettrés est immense dans toutes les provinces, il y a, grâce à eux, grâce à la considération et à la confiance dont ils jouissent, des communications incessantes et une parfaite communion de vues et de pensées entre les uns et les autres. Les avis de l’Académie arrivent dans les districts les plus reculés avec une rapidité étonnante pour un pays encore dépourvu des moyens électriques, et la population met à les suivre une unanimité et un empressement des plus remarquables. Alors éclatent, comme dernièrement à Canton, ces agitations menaçantes qui ne se tournent pas seulement contre ceux dont les actes ont motivé l’intervention des lettrés, mais aussi contre le gouvernement auquel elles ne laissent pas de causer de sérieux embarras. Obsédés par les représentants des puissances étrangères, sous le coup de leurs objurgations comminatoires, parfaitement conscients de la terrible et effective responsabilité qui pèse sur eux, les ministres et les fonctionnaires cherchent par des temporisations, par des échappatoires, par tous les moyens possibles, en un mot, à éviter ou la guerre ou une paix humiliante et trop onéreuse auxquelles le peuple ne souscrirait pas. Mais les Européens, peu au courant des mœurs politiques de la Chine, ne comprennent pas les hésitations de ces fonctionnaires, et ils les accusent de fourberie et de duplicité. Ces reproches ne sont pas fondés et ne sont dignes ni de l’un ni de l’autre des adversaires. On le reconnaîtra le jour où, ayant adopté pour nous-mêmes les principes d’un véritable État démocratique, nous nous déciderons à ne considérer les gouvernements que pour ce qu’ils doivent être.

Si les peuples européens étaient aussi fortement organisés que le peuple chinois, leurs gouvernements n’auraient ni plus d’action ni plus d’initiative et toutes les guerres seraient, demain, terminées. Malheureusement, nous n’en sommes pas là, en Europe. Nos civilisations, mélanges d’éléments apportés par les émigrations les plus diverses, ou produits de notre esprit dont la tendance à l’analyse est le caractère général, sont tellement incohérentes que, pour nous préserver de la dissolution, nous avons toujours cherché à remplacer par une forte centralisation politique et administrative l’unité et la solidarité que nos institutions ne présentaient pas. De là une telle habitude d’être gouvernés que nous n’imaginons pas qu’une société puisse exister sans gouvernement et que nous ne rêvons encore que d’un bon gouvernement, c’est-à-dire d’un gouvernement fort. Notre idéal ne va pas au delà. Tel est même à cet égard notre cécité que ce que nous ne possédons pas, nous sommes incapables de le soupçonner chez les autres. Le souffle vigoureux et régulier qui, sorti des larges poumons de la nation chinoise, fait fonctionner tous les organes ; la pensée énergique et saine qui, émanée de l’Académie comme de son cerveau, va partout porter le sentiment et la vie, ne nous paraissent que des influences mystérieuses, une sorte de pouvoir occulte dont il n’y a rien à prévoir et tout à redouter. La vérité est au contraire qu’en Chine la civilisation est si synthétique — toutes les institutions sont si bien fonction les unes des autres, si harmoniques que le pouvoir de l’État et le gouvernement sont presque nuls[2]. Voilà ce qu’il est absolument indispensable de comprendre ; et tant que nous ne nous en serons pas pénétrés, ne comptons pas entretenir avec la Chine des relations sûres et profitables. Attendons-nous, au contraire, à être joués et dupés, non par elle, mais par notre ignorance et la versatilité de nos gouvernements. Et pourtant de quelle importance ne serait pas pour nous une amitié comme la sienne, fondée sur une connaissance complète de sa constitution et de ses intérêts ! La Chine n’est pas une puissance militaire, non ; mais elle possède assez de centaines de millions d’hommes pour que le moindre mouvement de sa part inquiète l’Europe et l’oblige à se tenir en armes. À l’autre extrémité de notre double continent, quels services n’eût-elle pas pu nous rendre à un instant donné ! Quels empêchements ne peut-elle pas créer à telle autre puissance plus rapprochée et plus apte à nous aider ! Ah ! que ceux qui ont réussi à nous mettre aux prises avec elle ne se sont-ils montrés mieux avisés !

Quoi qu’il en soit, combien il serait sage et digne, surtout de la part du gouvernement d’une nation démocratique, d’essayer, s’il en est temps encore, de s’inspirer à l’avenir, dans les rapports avec la nation chinoise, des faits que je viens de faire connaître relativement à la constitution réelle de son gouvernement. Combien de funestes mécomptes ne s’épargnerait-on pas ! S’imaginer que l’on a cause gagnée lorsque, le pistolet au poing, on a contraint les ministres chinois à souscrire un traité quelconque, est une idée tout à fait puérile et qui ferait sourire les ministres eux-mêmes si elle ne les faisait trembler. La vérité est qu’un traité ne signifie absolument rien si l’on n’a pris le soin d’en faire accepter l’esprit à la nation par ses lettrés. C’est près des docteurs de l’Académie des Hanlin, autant que près de l’Empereur, que nos ambassadeurs devraient s’accréditer eux-mêmes. J’ai déjà eu l’occasion de le dire : mes visites aux principaux lettrés des villes où je m’arrêtais au cours de mes voyages ont été pour beaucoup plus que les ordres du ministère de Pékin dans l’accueil que j’ai toujours reçu.

Il paraît d’autant plus nécessaire d’insister sur ces considérations, que l’on prête à notre gouvernement, à l’occasion du traité qu’il compte obtenir de la Chine, des vues bien différentes de celles qui devraient le guider. Voici, en effet, le raisonnement qu’on lui attribue : « La Chine ne peut pas nous attaquer ; elle ne saurait nous faire la guerre, et nous pouvons la porter chez elle. On déclarera donc le blocus de ses ports. À ce moment, l’Angleterre, jusqu’ici bienveillante pour la Chine, exercera une pression à Pékin, afin d’éviter des dommages considérables pour son commerce. Notre plénipotentiaire, son traité à la main, fera ressortir l’avantage pour la Chine d’acquérir, sans coup férir, une bonne partie du nord du Tonkin, et, l’imprévu aidant, enlèvera la signature d’un traité qui, en définitive, fait la partie assez belle pour la Chine. »

Je laisse de côté la question de savoir si l’on a tort ou raison d’escompter ainsi les dispositions de l’Angleterre, et sans doute aussi des autres puissances intéressées dans le commerce de l’Extrême-Orient. J’admets même que l’intervention de l’Angleterre réussisse et que l’on obtienne le traité en question ; mais la nation chinoise le ratifiera-t-elle ? Après avoir conquis le Tonkin le posséderons-nous ? Depuis quinze ou seize cents ans il porte le cachet de la Chine dans ses mœurs, dans ses institutions et dans ses lois. Le régime de la propriété, le système de l’impôt, l’organisation, les libertés et les privilèges de la famille, le culte des ancêtres sont les mêmes. La langue des lettrés est la langue chinoise, le langage du peuple en est dérivé. Chinois et Tonkinois sont, en un mot, de la même famille, du même groupe politique. Cependant, le Tonkin n’est point resté une dépendance immédiate de la Chine, parce qu’il n’entre pas dans la politique de cette dernière puissance d’entretenir des possessions lointaines ; mais les incursions qu’ils faisaient sur son territoire une fois réprimées, la Chine a organisé et civilisé les Tonkinois, et elle les a rendus à eux-mêmes aussitôt qu’elle l’a pu. C’est à elle que le pays doit sa prospérité passée, son existence. Le danger pour nous est qu’elle y serait acclamée le jour où il lui plairait d’y rentrer.

En présence de pareils titres, il paraît singulièrement difficile de la séduire et de la réduire en lui offrant un lambeau d’un territoire qu’elle croit posséder. Il se peut que l’on arrive à surprendre l’acquiescement des ministres chinois ; mais, loin d’avoir conclu un traité de paix, on aura créé un état de guerre permanent qui nous obligera à maintenir au Tonkin une armée de 50,000 à 60,000 hommes. Des provinces chinoises limitrophes de l’espace, pour ainsi dire insaisissable, qui les sépare du Tonkin, des recrues inépuisables et incessantes, sorties de l’armée régulière ou non, viendront remplacer les pertes de ceux que nous aurons à combattre. Le ministère chinois les désavouera, parce qu’en effet il les ignorera ; mais nous nous trouverons aux prises avec la nation la plus colossale et la moins réductible du monde. Voilà où nous allons. Voilà les dépenses et les dangers certains au-devant desquels nous courons aveuglément. Quant aux résultats probables que nous en tirerons, ils sont loin, à mon avis, de ceux auxquels on s’attend. Mais puisque j’ai été amené à parler de la question considérable qui se débat actuellement entre la France et l’Extrême-Orient, peut-être me permettra-t-on, au risque d’une digression que je m’efforcerai d’ailleurs de rendre aussi courte que possible, de présenter à ce sujet quelques considérations qui paraissent avoir échappé à l’attention de nos gouvernants.


V


Les raisons des conquérants sont toujours spécieuses. Faire rayonner au loin le génie de la patrie, étendre son influence, ouvrir à son commerce et à son industrie de nouveaux débouchés, augmenter par conséquent la quantité de travail et de pain à donner aux ouvriers de ses cités ; amener à la civilisation des populations attardées, les affranchir du despotisme et leur rendre à la fois liberté et dignité, etc.: tel est leur but. Si ces perspectives inspirent quelques doutes, ils en appellent aux générations futures, à l’avenir. Mais dans le cas dont il s’agit ici, il se trouve que l’avenir a déjà parlé et qu’il ne cesse de parler. Il ne faut qu’ouvrir les oreilles. Les espérances dont on se berce ne sont-elles pas, en effet, les mêmes que celles dont on se flattait à la veille de nos guerres avec la Cochinchine et avec la Chine en 1858 et en 1860 ? Il y a de cela bientôt un quart de siècle. Qu’en est-il résulté ? Ce n’est pas avec la France que se fait le commerce de la Cochinchine ; et, quant à la Chine, j’ai montré dans une précédente étude que les exportations de l’Europe étaient restées à peu près les mêmes qu’avant 1860, tandis que les exportations de la Chine avaient plus que doublé. Nous vendons par an pour soixante centimes environ de nos produits à chaque Chinois ; il n’y a aucune raison de supposer que nous en vendrons davantage aux Tonkinois. Ils sont, dit-on, 12 millions d’individus ; cela fera 6 à 7 millions de francs lorsque le pays, armé et outillé selon ses besoins, sera rentré dans ses conditions normales. Encore ne faut-il pas oublier que la France n’aura, pas plus qu’en Chine, le monopole de ce commerce. Elle n’y est pour presque rien, quelques millions à peine. Le chiffre des importations du Tonkin en Europe sera plus considérable. La Chine nous envoie pour 6 ou 700 millions de thé, de soie, etc. ; le Tonkin en enverra dans les mêmes proportions. Ce sera surtout de la soie. Mais remarquez que nos cultivateurs du Midi se plaignent beaucoup du voisinage du marché des soies chinoises établi à Lyon, trop près de la fabrique. Je ne veux pas rechercher s’ils ont tort ou raison ; je veux dire seulement que les avantages que l’on se promet ne sont pas absolument incontestables ni incontestés. Il est vrai que, dans tout ce qui précède, je n’ai absolument considéré que les affaires possibles avec le Tonkin lui-même. C’est qu’en effet, hors des limites de notre protectorat, nous ne serons plus chez nous, nous ne serons plus les maîtres. Escompter le commerce que nous pourrions faire au delà serait s’exposer à de graves mécomptes, surtout si nos relations avec la Chine, je dis avec les Chinois et non pas seulement avec leur gouvernement, n’étaient pas entièrement cordiales. Que, de son propre mouvement ou poussée par je ne sais quelle influence, elle nous ferme ses frontières de ce côté, voilà nos châteaux en Espagne par terre. Le Tonkin qui, à proprement dire, n’est qu’une route, ne devient plus qu’une impasse. On a parlé d’un commerce possible de 200 millions avec les provinces occidentales de la Chine, le Yu-nan, le Koueï-tcheou, le Kouang-si, une partie du Se-tchuen, etc. C’est beaucoup pour 50 millions d’habitants, puisque, pour les 500 millions qui forment la totalité de la population chinoise, notre trafic n’est que de 1,100 à 1,200 millions, importations et exportations réunies. Et il faut se rappeler que, de ce chiffre d’affaires, la France ne retiendra très probablement que la plus minime partie.

On dit: Nous changerons tout cela. Non, nous ne changerons pas tout cela. Le Tonkin n’est pas une contrée déserte comme les contrées d’Afrique. Sa population est au moins aussi dense que la nôtre et nous ne la remplacerons pas. Or, on ne change pas plus les habitudes d’un peuple que le climat d’un pays. Quelques industriels, quelques capitalistes, quelques compagnies financières, — plutôt étrangers que français, — calculant le bon marché du coton, de la soie, du fer, du cuivre, de l’étain et autres produits par le sol du Tonkin, le bas prix de la main-d’œuvre et l’économie des distances, y introduiront, on doit le prévoir, les engins à vapeur d’Europe ; mais, excepté à eux-mêmes, à qui cela profitera-t-il ? Écoutez le cri d’alarme que jette en ce moment même la Chambre de commerce de Manchester. De quoi s’agit-il pourtant ? De quelques manufactures récemment construites à Calcutta ; mais c’est assez. Dès à présent, elle prévoit l’abandon de sa clientèle asiatique, la ruine de l’industrie nationale, la misère des ouvriers, etc. Vous parlez de l’avenir ? Le voilà: c’est le déplacement, au bénéfice de l’Extrême-Orient, des industries françaises, anglaises et autres. Je n’y vois, pour ma part, absolument rien de consolant. Qui sait même, encore une fois, si les Tonkinois et les Chinois ne viendront pas en Europe partager et augmenter la détresse de nos compatriotes ?

Je n’ai, jusqu’à présent, envisagé la question qu’à notre point de vue. Les Tonkinois auront-ils lieu d’être plus satisfaits ?

Dans la situation où ils se trouvent, ils sont certainement loin d’être heureux ; mais il leur semble que tous leurs maux ne leur viennent que des Annamites qui les pillent et ne leur laissent que les yeux pour pleurer ; ils se figurent qu’ils n’auraient plus rien à désirer s’ils en étaient débarrassés. Il ne leur manquerait rien, en effet, si on les laissait se gouverner et s’administrer eux-mêmes, fixer, percevoir et dépenser eux-mêmes les impôts, si on leur laissait en un mot les libertés et la douceur du régime chinois. Mais, entre ce régime et un gouvernement tel que nous sommes habitués à le concevoir, n’y a-t-il pas une trop grande différence pour qu’il soit possible de les concilier l’un et l’autre ? Et d’abord, est-il permis de supposer que les Tonkinois souscriront avec beaucoup d’enthousiasme aux frais d’un protectorat qui devra, non pas seulement les assurer contre les Annamites, mais s’assurer lui-même contre les ennemis du dehors et nécessiter des dépenses sur lesquelles ils sont à coup sûr loin de compter ? Ce n’est pas tout. Chez les Tonkinois, comme chez les Chinois, il n’y a pas de grandes fortunes, mais il n’y a pas non plus de grandes misères ; j’en excepte, bien entendu, celles que la domination annamite a pu produire. Au Tonkin, comme en Chine, c’est le règne de la petite propriété et de la petite industrie. Très peu d’ouvriers salariés, beaucoup de petits patrons, vivant d’un ou de plusieurs métiers, heureux et paisibles au sein de leur famille, comme des gens pour qui le lendemain n’a point d’angoisses. Eh bien ! croyez-vous que toute cette population verra sans déplaisir les grands capitaux, accumulés en peu de mains comme ils le sont en Europe, envahir leur pays, y prendre leurs allures ordinaires, monopoliser la terre et l’industrie, convertir en salariés cette foule de petits patrons, les enlever à leurs familles pour les concentrer dans de grands ateliers et les plonger peu à peu dans l’instabilité et l’insécurité des populations ouvrières d’Europe ? Et maintenant, serait-ce voir les choses trop en noir que de prédire un temps où il se produira au Tonkin, contre les étrangers, quelque chose d’analogue au mouvement antisémitique auquel nous assistons en Europe ? Je ne sais ; mais plus j’y pense, plus je crois que décidément nous n’allons faire au Tonkin que de mauvaise besogne. Est-ce à dire pourtant qu’il n’y avait rien à faire ? Assurément non. — Il faut reprendre les choses à l’origine. — Ce qui n’est au Tonkin ni un rêve, ni une fiction, mais une réalité tangible et positive, ce n’est pas le Tonkin lui-même : ce sont les mines situées en dehors de son territoire proprement dit, sur les frontières de la Chine, ainsi que dans les provinces occidentales de celle-ci, et qui ne peuvent être exploitées que par le Tonkin, c’est-à-dire par le fleuve qui le traverse. C’est encore, mais à un degré moindre, le commerce à établir par la même voie avec les populations de ces provinces. Tout le reste est au moins une illusion. Mais la Chine avait-elle donc attendu que la France lui signalât les richesses enfouies dans son sol et les moyens de les en tirer ? Est-ce donc la France qui les a découvertes ? Oui, un Français avait eu l’initiative des premières études ; mais, sur le simple rapport qu’il lui en fit, la Chine décida l’envoi d’une mission dont elle le nommait lui-même chef, dans le but de compléter ses études. Elle, dont on critique sans cesse l’apathie, la répugnance au progrès et l’hostilité aveugle contre les Européens, elle le chargeait de rouvrir avec des navires à vapeur la navigation du fleuve Rouge, interrompue depuis cent ans, et d’y amener l’industrie européenne, que trois ou quatre compagnies financières eussent suffisamment représentée. La mission rencontra de la part des Annamites des obstacles inattendus. Dupais passa outre, triompha des résistances, et il est certain que ses succès auraient été soutenus et récompensés par la Chine, s’il n’avait cru devoir à ce moment-là s’adresser à la France, qui intervint brusquement. La Chine alors se tint sur la réserve. Mais on peut dire que, sans la faute de notre ami, du reste toute à l’honneur de son patriotisme, la Chine serait venue à bout de toutes les difficultés ou bien se serait d’elle-même substituée aux Annamites, et les quatre ou cinq compagnies industrielles dont je viens de parler seraient depuis plusieurs années en pleines opérations. Eh bien ! ce qui serait fait aujourd’hui était précisément tout ce qu’il y avait à faire. Je crois que l’on doit regretter qu’il en ait été autrement et qu’à l’heure où nous sommes nos soldats et nos millions soient engagés dans une entreprise où les intérêts véritables de la nation et des contribuables ne sont en définitive que très indirectement et très médiocrement en cause. Peut-être même le lecteur, complétant ma pensée, serait-il d’avis que, s’il était un moyen possible de remettre les choses en l’état, il faudrait s’empresser de l'adopter. Je reviens à mon sujet[3].


VI


Les entraves que le gouvernement chinois rencontrerait, s’il voulait engager la nation dans quelque entreprise opposée à la liberté ou à ses intérêts, ne viennent pas tous de la constitution démocratique de la société et du jeu de ses organes. Il y a un obstacle plus péremptoire, c’est l’absence d’une armée nombreuse et de ressources financières. Plusieurs journaux évaluaient dernièrement à plus de 2 millions de soldats les forces dont il peut disposer : c’est de la fantaisie. L’armée tartare ne doit pas compter beaucoup plus de 80,000 hommes effectifs, et les milices chinoises régulières qu’il est autorisé à faire marcher ne dépassent pas 400,000 hommes. Il est vrai qu’en certains cas déterminés il peut, si la nation consent aux sacrifices nécessaires, ajouter à ces chiffres ; mais ces suppléments d’hommes pris aux champs et non exercés n’ont qu’une valeur très relative. En tout cas, le gouvernement est trop pauvre, bien que chaque citoyen ait une plus grande aisance que dans aucun autre pays. On sait, en effet, que les revenus de l’État atteignent à peine 14 à 1,500 millions et qu’il ne peut les augmenter. Chaque fois que les dépenses publiques doivent excéder son budget, c’est par voie de souscription volontaire et gratuite qu’il doit arriver à les couvrir. Lorsque ces dépenses sont reconnues nécessaires par les conseils élus, et surtout dans un cas de légitime défense, les souscriptions sont abondantes et empressées, et il peut alors se trouver dans le peuple autant d’hommes qu’il a le moyen d’en entretenir. Mais si ses demandes ne paraissent pas justifiées, elles sont impitoyablement rejetées. Il faut ajouter que l’appréciation et le contrôle des dépenses sont d’autant plus faciles que la Chine n’a pas de colonies extérieures et que la défense se borne au territoire. Quant aux emprunts d’État, expédients ordinaires des gouvernements, ils n’étaient pas connus il y a vingt ans, et les bases sur lesquelles les Européens, qui en ont introduit la pratique, les ont eux-mêmes établis sont telles qu’ils ne sauraient fournir des ressources bien considérables. On n’ignore pas, en effet, que l’administration des douanes, dans les ports ouverts aux navires étrangers, est confiée à des Européens. De ce fait, le gouvernement chinois reçoit par an 150 millions environ qui échappent au contrôle de la nation. Ce sont ces revenus qu’il offre en garantie aux banquiers anglais, français et allemands qui le poussent sans cesse à des emprunts faits au taux de 9 ou 10 p. 100. C’est ce qu’on pourrait appeler les ressources extraordinaires du gouvernement chinois. On voit qu’en définitive elles sont assez limitées et même assez aléatoires, ce qui, dans de certaines circonstances, pourrait lui occasionner de graves difficultés. Les ressources ordinaires se composent du produit de l’impôt foncier, du revenu des mines et du monopole du sel. J’ai dit ailleurs que la liste civile de l’Empereur était alimentée par le produit de ses troupeaux de Mongolie, par une partie des revenus du sel et par les tributs des vassaux de la Chine. — C’est avec ces moyens, dont les bases n’ont jamais changé, que le gouvernement de la Chine suffit à toutes les nécessités que les progrès de la population ont pu faire naître depuis quinze cents ans au moins.


VII


Nous voici maintenant arrivés à une question qui s’est déjà bien des fois posée à propos des relations de l’Europe avec la Chine, et qui, à l’heure qu’il est, s’impose avec plus de force que jamais. On se demande le motif des antipathies que l’on rencontre, et, comme de juste, on les attribue tantôt, comme je l’ai dit tout à l’heure, à une prescription formelle de la constitution chinoise, — laquelle, ainsi que la loi juive ou la loi musulmane, interdirait tout rapport avec l’étranger, — tantôt à une sorte d’égoïsme étroit, tantôt enfin à des préventions ridicules et à des méfiances plus ou moins fondées. Le lecteur sait ce qu’il faut en penser. Ce que je viens de dire au sujet des emprunts d’État a dû faire entrevoir la nature des causes réelles de cette répulsion. — Les gouvernements se ressemblent tous, et celui de la Chine ne vaut que par les précautions dont les institutions du pays ont réussi à l’entourer. Mais il a fallu des siècles pour trouver des garanties suffisantes contre les entreprises qu’il serait tenté de faire aux dépens de la souveraineté du peuple. Si on lui offre les moyens de s’en affranchir et de se soustraire à tout contrôle, il est à craindre qu’il ne les accepte. Sans doute, on peut croire qu’il ne s’en servira d’abord que pour faire face aux difficultés et aux embarras suscités par ceux-là mêmes qui lui proposent ces expédients ; mais qui peut répondre qu’il ne les tournera pas un jour contre les citoyens dont il est chargé d’assurer la paix et la sécurité ? Les membres du gouvernement le sentent bien, et, tout en se courbant sous les exigences du moment, ils nous en veulent des dangers que nous faisons courir à l’État. Les lettrés s’en rendent parfaitement compte et le disent au peuple qui, d’instinct. le pressent. Voilà un premier point. Il y en a beaucoup d’autres. Notre commerce, sans apporter dans le pays aucun produit indispensable, trouble les rapports que les siècles ont créés entre la production et la consommation et déconcerte une économie politique dont les résultats valent bien, après tout, ceux que nous pouvons apprécier nous-mêmes en Europe. Il y introduit, en outre, par l’opium, un dissolvant des plus funestes. Bien que les fumeurs d’opium ne soient pas en aussi grand nombre qu’on le pense, puisque la consommation de cet article d’échange ne dépasse pas 400 millions pour 537 millions d’habitants, il a déjà jeté un désordre sensible dans l’aménagement du sol. La culture du pavot, interdite jusqu’en 1860, a dû être autorisée depuis que, les Européens ont contraint le gouvernement à en admettre le produit, et elle occupe des milliers d’hectares que le peuple ne voit pas sans colère enlever à des récoltes nécessaires. On dit que l’opium était déjà dans les habitudes de la nation. Toute société contient en germe tous les vices possibles. Je dirai plus tard les raisons morales du développement de celui-ci ; mais les raisons physiques sont de celles que le gouvernement avait le droit et le devoir de restreindre, et l’on est absolument fondé à reprocher aux Européens de n’avoir tenu compte ni de ce droit, ni de ce devoir. En 1861, me trouvant au Japon, l’on parlait à Nagasaki d’un navire chargé de cent fumeurs d’opium, envoyés par une maison européenne de Shang-haï pour y répandre l’habitude de ce vice.

Il n’y a pas jusqu’au luxe fastueux et tapageur des plus petits négociants européens établis en Chine qui ne soit un défi aux coutumes simples, égalitaires et modestes des mœurs chinoises.

Les relations officielles elles-mêmes, toujours si courtoises et si bienveillantes en Europe, changent de façons en Chine. Nos résidents diplomatiques ont souvent, à l’égard des fonctionnaires chinois, une attitude un peu trop empreinte du sentiment de la supériorité de la civilisation qu’ils représentent.

Mais à ce point de vue encore, il faut bien le dire, c’est aux missionnaires que l’on doit imputer les conflits les plus graves qui se soient produits entre nous et les Chinois. Ce n’est plus de leurs doctrines que je veux parler, mais de leurs agissements personnels et des moyens auxquels ils ont recours. Je me hâte cependant d’ajouter que tous ne méritent pas ce reproche et qu’il en est même qui blâment les excès de zèle, les imprudences et les abus dont ils sont les témoins. Ceux-là ont, autant qu’ils l’ont pu, abandonné peu à peu la catéchisation et se sont livrés à l’étude de la langue ou des livres chinois.

Paisibles habitants des villages où ils se sont fixés, accomplissant simplement et tranquillement les devoirs de leur ministère au milieu de leurs petites chrétientés, en réservant le plus de loisirs possible aux recherches de leur goût, ils jouissent de la part de toutes les populations et des mandarins de la considération que l’on a toujours pour les lettrés. Puis, de temps en temps, ils envoient en Europe des travaux considérables dont il ne faudrait toutefois, dans leur ensemble, ni méconnaître, ni s’exagérer la valeur, ainsi que je vais l’expliquer, mais qui, somme toute, contribuent grandement à accroître nos connaissances. C’est à ce groupe de missionnaires qu’appartenaient la plupart des anciens jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, les Amyot, les Ricci, les Prémare, les Verbiest, les Gaubil, etc., dont les noms sont arrivés jusqu’à nous. Savants autant que lettrés, ces anciens jésuites avaient compris, mieux qu’aucun de ceux qui les ont suivis, à quel formidable obstacle allait se heurter leur propagande, et ils avaient voulu le tourner en essayant de concilier le culte chrétien avec les deux grands cultes nationaux de la Chine ; aussi étaient-ils intéressés, non seulement à ne pas trop en médire, mais à la montrer sous le jour qui pouvait le mieux justifier leurs vues. Leurs panégyristes assurent que si on les eût laissé faire, toute la Chine serait aujourd’hui catholique. Il faut distinguer. Si l’on veut dire que le catholicisme eût fini par triompher et par devenir la religion exclusive de la majorité des Chinois, c’est, à mon avis, une pure illusion. Le lecteur doit en être maintenant convaincu. Si l’on veut dire seulement qu’il aurait pu, de même que le bouddhisme, par exemple, se juxtaposer aux idées fondamentales de la civilisation chinoise, j’y contredirai moins ; mais cela supposerait les mêmes qualités que le bouddhisme, c’est-à-dire un renoncement absolu à toute suprématie et à toute domination temporelle et politique, et il n’est guère permis de croire que la nouvelle Église s’y serait longtemps résignée. Quoi qu’il en soit, dénoncés par les dominicains et par les lazaristes, suspendus ou supprimés par le pape Clément XI, les jésuites durent renoncer à leurs projets, et l’on sait trop les scènes scandaleuses et violentes à la suite desquelles le gouvernement chinois se décida à les expulser tous, jésuites et lazaristes, pour qu’il soit nécessaire de les rappeler ici. Admis de nouveau en Chine vers 1840, les missionnaires de tous ordres que l’on envoie maintenant en Chine sont et doivent être simplement des catéchistes auxquels il est expressément défendu de s’occuper de questions qui pourraient renouveler les disputes d’autrefois. Les recherches véritablement scientifiques leur sont donc interdites, et le très petit nombre de ceux auxquels, en considération d’aptitudes exceptionnelles, les évêques permettent de s’occuper d’autres sujets que de leur apostolat, ne peuvent guère se livrer qu’à des travaux de linguistique et de compilations. C’est sans doute assez pour qu’ils rendent et qu’ils aient en effet rendu de très grands services. Quant à regretter que le champ de leurs explorations ne soit plus aussi illimité qu’autrefois, je ne sais s’il ne faut pas au contraire s’en féliciter dans l’intérêt de la science et de la vérité. Ce que j’ai dit, au chapitre du Travail, des illusions du P. de Prémare et de sa tendance à forcer les textes est une première indication des dangers que les missionnaires même les plus instruits et les plus sincères peuvent faire courir à l’une et à l’autre.

Quelques-uns ne se contentent pas d’altérer le sens d’un caractère. Il existe, par exemple, une traduction de l’Y-King, le livre majeur et premier des Chinois, par le P. Régis, un ancien jésuite. Mais le P. Régis n’a pas seulement mal traduit l’Y-King ; se trouvant gêné par les commentaires que Confucius y a ajoutés, il les a tout bonnement supprimés pour y substituer les siens[4]. Doit-on attribuer uniquement à l’éducation religieuse particulière du P. Régis un procédé aussi inqualifiable ? Non : à en croire quelques sinologues, des laïcs même qu’il est inutile de citer se seraient rendus coupables de faits analogues. Tant il est vrai qu’en certaines matières il ne suffit pas de savoir une langue pour la bien interpréter, mais qu’il est indispensable d’y joindre une grande indépendance d’esprit et de caractère et certaines connaissances préalables. Or, si ces qualités réunies ne se rencontrent pas toujours chez les laïcs, combien doit-il être plus rare encore de les trouver chez les religieux !

Cependant, tout odieuses que soient ces infidélités de traducteur et ces violences faites aux livres consacrés de la Chine, elles n’ont, au moins directement, fait verser le sang de personne. Malheureusement, ce ne sont pas les seules que le zèle religieux fasse commettre aux bons missionnaires. J’arrive maintenant au groupe, beaucoup plus nombreux aujourd’hui que le premier, de ceux qui font de la propagande le but exclusif de leurs efforts. Quelles que soient d’ailleurs leur instruction et leur habileté acquise dans la pratique de la langue chinoise, ceux-ci, sauf de très honorables exceptions, sont un véritable fléau, et la civilisation européenne ne saurait avoir en Chine de plus terribles agents. « Tout pour la gloire de Dieu et de son Église catholique, aposto lique et romaine, voilà leur maxime. »

« Français, oui, ainsi que me le disait l’un d’eux, le P. Lemaître, qui l’avait également déclaré au général de Montauban, Français, sans doute, mais avant tout : Romains. » Voilà ce qu’ils sont. En 1860, notre plénipotentiaire, le baron Gros, avait comme premier interprète un prêtre des missions étrangères, M. Delamarre. Ce prêtre, abusant de ses fonctions et de la confiance du baron Gros, ne craignit pas d’insérer dans le texte chinois du traité, à l’insu et contre la volonté du plénipotentiaire, un article qui peut à chaque instant provoquer une guerre entre la France et la Chine et qui a déjà causé bien du mal[5]. D’après cet article, en effet, le gouvernement chinois s’oblige à restituer aux missionnaires actuels les propriétés confisquées, il y a cent cinquante ans, aux jésuites après leur expulsion. Mais ces propriétés, qui ont passé par plusieurs mains, divisées souvent entre un grand nombre de personnes, couvertes d’habitations et quelquefois de temples devenus populaires, sont la plupart du temps d’une restitution si difficile, que le gouvernement chinois, fidèle à sa signature, bien que parfaitement au courant de la fraude de l’abbé Delamarre, est disposé à tous les sacrifices possibles pour les racheter. J’ai pu en voir une à Tchong-Kingfou, au Se-Tchuen, en échange de laquelle il avait offert un terrain d’une superficie double et tout l’argent nécessaire à la construction d’une église catholique. — Les missionnaires montrent-ils du moins, dans la revendication de leurs prétendus droits, le même esprit de conciliation que les Chinois ? Ce serait mal les connaître que de le supposer. C’est le terrain sur lequel le Vrai Dieu a été adoré qu’ils veulent et non un autre, car c’est là que son culte doit être restauré. C’est la réponse que fit l’évêque du Se-Tchuen, M. Desflèches, à la proposition dont je viens de parler. De là les troubles et les pillages dont les chrétiens de Tchong-King furent d’abord victimes en 1862, puis largement indemnisés plus tard par le gouvernement chinois. De là encore, les meurtres de deux missionnaires[6] imprudemment envoyés par l’opiniâtre M. Desflèches, dans un village où ces événements et la répression sévère qui les avait suivis avaient porté au paroxysme la haine des Chinois contre les missionnaires.

En 1870, la Sainte-Enfance avait enfin, après plusieurs années d’insuccès, réussi à recueillir à Tien-Tsin un certain nombre d’enfants que les désastres causés par les inondations du fleuve Jaune avaient forcé les parents d’abandonner. Ceux-ci, ayant recouvré un peu d’aisance, étaient venus les réclamer ; mais comme ces enfants étaient baptisés, on refusa de les rendre, et pour plus de sûreté, on les fit disparaître en les envoyant dans une autre province. Telle est la cause du massacre dans lequel périrent non seulement les missionnaires, mais encore les Français présents à Tien-Tsin et le consul lui-même. « Si j’avais été là, me dit un jour » M. Delaplace, évêque de Ning-Pô, lazariste comme les prêtres chargés de l’orphelinat de Tien-Tsin, ce malheur ne serait point arrivé[7]. »

Un autre fait. Nous sommes en 1860. A l’appel des missionnaires, la France a envoyé son armée ; c’est pour eux qu’elle est venue ; ce sont eux qui triomphent. Ils le disent, et c’est plus vrai qu’on ne le pense, mais il faut aussi qu’on le voie. Alors, de tous côtés, à Ning-Pô, à Shang-haï, à Canton, à Pékin, s’élèvent, grâce à l’indemnité de guerre et aux libéralités du gouvernement français, des églises, témoins publics et éternels de la puissance des missionnaires. A Canton, l’évêque, M. Guillemin, voulut que cette église fût une cathédrale qui devait coûter des millions. Pourquoi, ou pour qui, puisque la ville ne compte guère plus de deux à trois cents malheureux chrétiens ? Qu’importe ! Comment et avec quoi, puisqu’il n’avait reçu d’abord, ainsi que tous ses collègues, qu’une part de cent mille francs ? Dieu y pourvoira, se dit l’évêque. Avec cette première somme, on fit les fondations de l’édifice. Puis on posa la première pierre, et l’on convia à la cérémonie le vice-roi, qui voulut bien y assister. Cette pierre posée, il n’y en avait plus d’autres.

On s’adresse au consul : « Ne pourrait-on pas, monsieur le consul, obtenir l’autorisation d’enlever les pierres tombées de telle montagne, à certaine distance de la ville, et qui obstruent la route ; ce serait rendre service à la circulation ? » Le consul la demande au vice-roi, qui l’accorde. Mais l’argent manque. Nouvelle allocation prise sur l’indemnité de guerre. Les pierres font encore défaut.

« Si l’on prenait sur la montagne même celles qui n’y tiennent presque plus, cela les empêcherait de tomber ? » Accordé encore. Troisième allocation ; et bientôt aussi, plus de pierres. « Ah ! monsieur le consul, si vous pouviez nous faire donner la permission d’entamer la montagne ! Si peu que rien nous suffirait. — Oui, dit le vice-roi, mais prenez garde au cimetière qui est sur la montagne. Ne creusez pas trop avant, car vous en compromettriez la sûreté, et la population se fâcherait. » On creusa. Mais si peu que rien ne suffit pas ; et l’on creusa tant et si bien que la ville s’émut et gronda. Avis du vice-roi. « Bah ! allons toujours. » Et l’on alla, jusqu’à ce qu’un beau matin les habitants s’en prirent aux chrétiens qu’ils malmenèrent quelque peu.

Ces exemples pourraient être multipliés. Un enfant se fait chrétien ; il renonce par conséquent au culte de ses ancêtres et surtout aux frais de culte. « Rends l’héritage, alors, lui disent ses frères et ses parents. » Il refuse. Procès. Les missionnaires s’en mêlent. On les prie d’aller ailleurs. Persécution, disent les Annales de la Propagation de la Foi.

Un malfaiteur est poursuivi. Il demande le baptême. Il l’aura. Et en attendant, on lui donne ce dont il a le plus besoin: un asile. Mais si la grâce a touché son cœur, elle a laissé absolument insensible celui du magistrat qui saisit l’accusé. Persécution, disent les Annales. — Sait-on le rêve qui hante le plus les missionnaires ? C’est le droit de justice sur leurs chrétiens, tout simplement. Et l’on peut croire qu’ils n’hésiteraient pas à provoquer une nouvelle guerre, s’ils pouvaient espérer faire insérer, ne fut-ce que de la façon de M. Delamarre, un tout petit article en ce sens dans le nouveau traité. N’est-ce pas ainsi, d'ailleurs, que jadis, à Rome, le christianisme fit ses premiers progrès ?

Le pouvoir, le pouvoir sous toutes ses formes, tel est le but des convoitises les plus ardentes des missionnaires. Et, en effet, ce n’est pas seulement la preuve du succès, c’en est le meilleur moyen. Que ne font-ils pas pour en posséder les apparences à défaut de la réalité ? En voici un, c’est M. Delamarre, et c’est lui-même qui me l’a conté, en voici un qui, n’étant pas reçu chez le vice-roi du Se-Tchuen avec tous les honneurs réservés aux mandarins du plus haut rang, entre en fureur, frappe les huissiers chargés de faire respecter la consigne, traverse violemment les cours et les appartements et se présente devant le vice-roi, la menace à la bouche. Il prétend, il est vrai, qu’il était délégué de la Légation de France, mais à quelle fin s’était-il fait donner ce titre de délégué ? En voici deux autres, M. Faurie, évêque du Kouei-tcheou, et l’évêque du Chensi, qui usurpent les insignes des fonctionnaires les plus élevés des villes qu’ils habitent, et parcourent les provinces entourés de cortèges où l’on voit confondus la croix, la bannière, la mitre et la crosse, les ornements catholiques, la robe rouge des enfants de chœur, avec les éventails, les parasols et tout l’appareil de l’autorité en Chine, provoquant les risées et les moqueries des uns, la colère des autres. En vérité, l’on peut dire que, pendant deux ou trois ans après la guerre de 1860, ce fut un débordement inouï des prétentions les plus grotesques et les plus saugrenues. Et ce qu’il y a de très remarquable, c’est que personnellement et quand ils peuvent oublier le motif de leur présence en Chine, les missionnaires sont, au demeurant, les meilleurs gens du monde, aimables, pas plus fiers que vous ou moi et tout prêts à rendre service. Je leur dois même ce témoignage, et je le leur rends avec grand plaisir, que je n’ai qu’à me louer de mes relations privées avec la plupart d’entre eux. A les voir si polis, si doux, si obligeants, on leur donnerait, suivant une expression populaire, le bon Dieu sans confession. A les entendre parler de leur patriotisme, il n’est pas étonnant que l’on ait quelquefois songé à utiliser l’influence, assez problématique du reste, qu’ils assurent avoir dans les pays qu’ils cherchent à convertir. Mais défiez-vous, ces hommes si bons et si dévoués perdent la tête dès que l’intérêt de la religion ou de leurs congrégations peut être en jeu. Ils deviennent faux, égoïstes, durs, cupides, ne reculant devant rien, pas même devant le sacrifice de votre vie, pour arriver à leurs fins ou à celles qui leur ont été imposées. Je me souviendrai toujours des entraves de toutes sortes que l’évêque du Se-Tchuen, M. Desflèches, chercha à mettre à mon voyage dans cette province, avant que je l’entreprisse et des tours qu’il me joua une fois que j’y fus arrivé. Pensez donc, j’allais probablement montrer à des chrétiens, jusque-là préservés de tout contact profane, que tous les Français n’allaient pas à la messe[8] ; qu’ils ne fléchissaient pas les genoux devant les évêques, qu’ils ne baisaient pas leur anneau pastoral, etc. Quel scandale ! Le bonhomme n’en dormit pas pendant plusieurs nuits.

Mais les ruses sont éventées et j’approche de la frontière du Se-Tchuen. Alors, volte-face. Je trouve à l’entrée, gracieuse prévenance, un missionnaire, choisi de sa main, qui m’accompagne partout, se fait mon guide, mon interprète, se montre en un mot plein de dévouement. Naïf ! il s’agissait bien de moi ! L’évêque, je l’appris plus tard, avait sournoisement fait répandre le bruit que je venais pour constater les dégâts du soulèvement contre les chrétiens et pour hâter la punition des coupables ; et la présence, à mes côtés, du bon missionnaire semblait confirmer ses insinuations. Voilà le but de ses politesses. Puis un beau jour, malgré mes refus, mes avertissements et mes précautions, je me trouve, sans savoir comment, au milieu de l’église incendiée[9]. Il avait été plus fin que moi. Si j’en suis revenu, de sa province, on ne peut pas dire qu’il m’y ait aidé. Il avait tout fait pour que j’y restasse.

Un dernier fait, plus grave celui-là, car il coûta la vie de plusieurs Français et l’humiliation du drapeau, sans compter le massacre de milliers d’indigènes. C’est en Corée qu’il se passe. Le P. Féron, mécontent du roi et du gouvernement, avait résolu de les remplacer. Rien de plus simple. Il ne s’agissait que de s’emparer, pendant la nuit, des antiques et riches sépultures des anciens rois, d’en enlever ce qu’elles contenaient et de ne le rendre qu’à de certaines conditions. Et il le fit ou, du moins, tenta de le faire. Il vint à Shang-haï, s’entendit avec le capitaine d’un navire marchand portugais, un vrai forban. On promit le pillage aux hommes de l’équipage, et ils partirent. Le coup manqua et les missionnaires restés en Corée furent pendus. Le P. Féron fut renvoyé en France par la Légation. Mais quelque temps après, l’amiral commandant l’escadre française des mers de Chine, probablement obsédé par d’autres missionnaires, veut venger la mort des premiers ; il part pour la Corée, d’où il revient battu et ayant eu plusieurs hommes tués et blessés.

C’est par là que je terminerai ce chapitre. J’espère que le lecteur ne se sera pas mépris sur les motifs qui me l’ont fait écrire et qu’il m’en saura gré.


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  1. On remarquera peut-être que le nombre des collèges de département et d’arrondissement ne correspond pas exactement à celui des divisions administratives. Cette différence s’explique par le chiffre de la population dans les districts.
  2. Il semble qu’il y a entre les États européens et l’État chinois la même différence qu’entre les écritures européenne et chinoise: la première alphabétique, analytique ; la seconde : idéographique, synthétique. Peut-être cela pourrait-il expliquer bien des choses
  3. Ceci était écrit avant la fin de 1883.
  4. Voir la Préface d’un livre intitulé: Vestiges des principaux dogmes chrétiens, etc., page 10, par M. Bonnetty, ouvrage déjà mentionné.
  5. Je tiens le fait de plusieurs sources, et entre autres de M. Delamarre, qui se glorifiait beaucoup de sa supercherie.
  6. M. Mabileau et un autre dont je ne me rappelle pas le nom. Inutile de dire que M. Desflèches obtint également par la Légation de France une large indemnité pour la mort de ces deux prêtres.
  7. Nous pouvons ajouter que M. Delaplace ne se vantait pas. Quelques années auparavant, en 1866, ayant eu. lui aussi, là velléité de ne point rendre a enfant baptisé à ses parents, il eut la bonne inspiration de nous demander notre avis et la prudence de s’y conformer.
  8. J’y suis pourtant allé une fois à leur messe, mais pas où ils auraient voulu que j’y allasse. C’était à Tchen-Tou-Fou, la capitale. Il y avait bien 25,000 assistants, non chrétiens bien entendu, dans l’église, dans la cour, sur le toit, partout. Mais les plus ébaubis, c’étaient les deux missionnaires qui se trouvaient là. J’aurai peut-être un jour l’occasion de conter la chose.
  9. L’ensemble des dégâts se montait bien à deux cent mille francs. Il a obtenu une indemnité de plus d’un million ! Ce serait un chapitre intéressant que celui de la fortune des différentes congrégations catholiques en Chine, et des sources d’où elle provient, indemnités de pillages et de meurtres, dons, héritages, bénéfices réalisés sur les marchandises qu’on leur envoie d’Europe, au lieu de leurs subsides, etc., etc. Qui pourrait dire à quel chiffre elle se monte ?