La Cité chinoise/Le Gouvernement

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QUATRIÈME PARTIE
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LE GOUVERNEMENT


I


Il y a en Chine un mot qui revient à tout propos dans le discours: c’est le mot Gen[1]. On devrait le traduire littéralement en français par humanité ; mais les Chinois lui donnent un deuxième sens, et il n’a pas alors d’autre équivalent que solidarité. Encore faut-il l’expliquer. Le gen n’est pas seulement une aspiration à la solidarité, un sentiment ou une vertu tels que la charité, l’amour ou la fraternité. C’est un fait absolu, un état. Il ne comprend pas seulement les êtres qui vivent: il oblige à faire vivre, à appeler à la vie le plus d’êtres possible. Que signifieraient, en effet, le gen, l’humanité, la solidarité dans un pays où les hommes seraient tellement rares qu’ils ne se verraient point et se connaîtraient à peine ? Rappelez-vous ces préceptes religieux : « Que le passé et l’avenir soient devant vos yeux comme s’ils étaient. Il y a des choses cachées, mais elles sont. Vous ne pouvez voir tout le genre humain, mais il existe, et il est de votre devoir qu’il se manifeste de plus en plus. » Si le gen, ainsi défini, devient une réalité, il est la source de toutes les félicités. L’abondance, la richesse, la paix, la liberté, le bonheur en résultent naturellement. S’il est méconnu, la solidarité ne cesse pas. car l’unité d’essence est indestructible, mais c’est la solidarité dans la désunion, dans l’inégalité, dans la contradiction, dans le mal. Les conséquences inévitables sont alors la disette, la pauvreté, la guerre, la servitude, le malheur sous toutes ses formes. Il n’est donc pas étonnant que l’occasion d’en parler se présente si souvent.

Le gen n’a pas d’autre fondement que l’unité du ciel, de l’homme et de la terre, ou de l’univers physique ; et c’est peut-être parce que, d’après leurs doctrines, l’homme est l’intermédiaire entre le ciel et la terre et les incarne tous les deux, que les Chinois ont donné à cette façon de concevoir les choses le nom d’humanité.

Le gen n’est pas resté dans le domaine des idées. Les Chinois y ont conformé toutes leurs institutions. Tels, dans l’ordre spirituel, le culte du ciel et le culte des ancêtres ; tels, dans l’ordre physique, les soins qu’ils ont pris pour que l’union de la terre, non seulement avec l’humanité entière, mais avec chacun de ses membres et en chacun d’eux, pût être une réalité. C’est sur le champ patrimonial que repose le foyer de la famille. C’est la possession de la terre qui donne au citoyen sa valeur politique. C’est enfin, conséquence forcée, sur le droit et le devoir, aussi absolus l’un que l’autre et que l’idée dont ils procèdent ; c’est, dis-je, sur le droit et le devoir pour tout homme d’être uni à la terre, qu’ont été établis la collectivité du sol, le régime de la propriété usufruitière, le retour à l’État des terres non cultivées et le système de l’impôt superficiel, qui résume et consacre ces diverses dispositions. Le jus uti et abuti du droit romain serait donc, en Chine, un sacrilège et un crime de lèse-humanité. La terre libre, restée libre, est devenue le lien des hommes et l’instrument le plus efficace de leur multiplication et de leur solidarité. — Le gen, devenu corps, a été la pierre sur laquelle la civilisation s’est édifiée, et cette civilisation a donné des fruits ignorés ailleurs.

Une population d’une densité tellement inconnue dans les autres sociétés que l’on dirait que les morts, ressuscités, grossissent les rangs de la postérité, s’est produite au jour, sans rencontrer d’obstacles qui l’aient arrêtée. Non seulement ses progrès ont été suivis par ceux de la production de la terre, mais il lui a été donné de pourvoir à ses besoins moraux les plus essentiels, dans une mesure dont n’approche aucune nation. Si la liberté, le premier de ces besoins, est en raison de la part qu’un peuple sait prendre à sa propre direction, aucun autre, en effet, que le peuple chinois n’a réduit celle qu’il n’a pu garder à un aussi faible minimum. Au fur et à mesure que le gen devenait une réalité, au fur et à mesure que la densité de la population augmentait, l’impôt diminuait pour chaque habitant, au point de n’être plus aujourd’hui que de 3 francs. Au fur et à mesure que les circonscriptions territoriales se remplissaient d’hommes, l’action du gouvernement devenait de moins en moins sensible pour chacun d’eux, au point qu’elle se trouve suffisamment assurée par un seul fonctionnaire pour plus de 400,000 citoyens.

Le gen a donc eu deux immenses résultats. Par les droits et privilèges nécessairement attachés à l’institution familiale dont il est la base, il incite les citoyens à conserver toute leur indépendance. Par la nature des moyens dont le gouvernement peut disposer, non seulement il trace son rôle et son pouvoir de façon à prévenir toute usurpation de sa part, mais il les renferme dans des limites telles que le progrès des choses les réduit à presque rien.

Le gen, c’est-à-dire cette conception sociale, politique, économique et religieuse qui est, au fond, toute la civilisation chinoise, a une importance capitale au point de vue de l’intervention et de l’abstention du gouvernement dans l’État. C’est pourquoi, arrivée à cette partie de mon travail où je dois exposer le rôle du gouvernement, j’ai cru indispensable d’y consacrer d’abord les lignes qui précèdent.


I


Ce n’est pas du premier coup que les Chinois ont découvert la forme et l’objet du gouvernement. Bien qu’ils eussent fidèlement gardé le souvenir des doctrines que leurs anciens sages avaient laissées et qui devaient les y conduire, ce n’est cependant qu’à la suite de nombreux tâtonnements et de douloureuses expériences qu’ils y sont arrivés. On peut dire plus. L’application de ces doctrines exigeait une telle intelligence que, pendant des siècles, elle ne pouvait être dirigée que par un très petit nombre d’individus exceptionnellement doués. Les Rites de la dynastie des Tcheou[2], qui paraît avoir spécialement exercé, du IIe au IVe siècle avant notre ère, ce grand rôle d’initiateur, ne sont pas autre chose qu’un ensemble de lois et de règlements destinés à réaliser l’union de l’humanité et de l’homme avec la terre. Presque tous les fonctionnaires de ce temps sont des fonctionnaires agricoles. Les uns président aux irrigations ; non seulement ils en font exécuter les travaux, ils en indiquent le moment. Ceux-ci sont chargés de l’ensemencement du sol et disent au peuple les récoltes qui conviennent à telle ou telle terre. D’autres veillent aux engrais ; ils les font sévèrement recueillir, en prescrivent la préparation et l’emploi. Il en est qui conduisent dans les parties les moins peuplées du territoire des colonies militaires, auxquelles ils enseignent la pratique de l’agriculture. Pas une opération relative à la terre qui ne soit ordonnée dans les plus minutieux détails. Le progrès, la civilisation, le gen se développent par autorité, despotiquement. — L’initiation, je l’ai dit, dure des siècles ; mais enfin elle est faite, terminée. L’empire est partout peuplé, la terre partout animée, partout ouverte. Son haleine et celle de l’homme montent ensemble vers le ciel.

L’œuvre est accomplie. Oui, mais le souverain a pris l’habitude du despotisme. C’est alors que commence cette longue phase de revendications et de réactions dont j’ai antérieurement parlé et qui n’aboutit que vers le IIIe ou IVe siècle de notre ère au gouvernement qui fait le sujet de cette étude. Toutefois, le peuple sort plus puissant de cette période d’épreuves. Aux doctrines que l’on pourrait dire révélées des Tcheou, il ajoute les résultats de son expérience, qui lui en confirment la vérité.

Il n’a pas seulement appris à s’unir avec la terre, il a appris à se gouverner. La terre ne lui a pas seulement donné la vie, elle lui donne la liberté. Il pense, il compare, il raisonne. Aux axiomes philosophiques et aux aphorismes quasi sacrés de ses premiers sages, succèdent les formules que ses lettrés, surgissant de toutes parts, ont déduites de l’observation. « L’ordre ne vient pas du pouvoir, disent-ils. — La société se gouverne du dedans au dehors. — La famille est un petit État ; l’État n’est qu’une fédération de familles. — L’État n’est qu’une société d’assurances mutuelles ; plus les assurés sont nombreux, moins les risques sont grands et plus les charges sont légères. — Le gouvernement n’est que le syndic de la société. — Rien n’est plus difficile à indiquer que les limites de son action. Essentiellement, son but et sa fonction ne doivent être que de préserver les institutions de toute atteinte intérieure et extérieure, en s’abstenant lui-même d’y toucher. — Il ne doit pas enrayer la civilisation, mais seulement maintenir sa marche dans la voie tracée par les traditions et les siècles. — Si le gouvernement se conforme strictement à ces règles de conduite, il n’aura jamais besoin de les enfreindre. — S’il les observe, les familles se multiplieront et seront en mesure de pourvoir elles-mêmes aux affaires de leurs communes et de leurs provinces, et le gouvernement n’aura point à s’en occuper. — Le meilleur gouvernement est celui qu’on ne voit pas. »

En résumé, il semble que les Chinois considèrent le gouvernement comme un étranger dont le progrès doit les débarrasser peu à peu ou tout au moins réduire le rôle à sa plus simple expression. C’est leur idéal. Les pages qui vont suivre montreront jusqu’à quel point ils s’en sont approchés.


II


Le nombre de ministères qui forment le gouvernement est un premier indice. Il n’y en a que six. L’énumération de ces ministères en est un second : personnel, finances, rites (c’est-à-dire intérieur et extérieur réunis), armée, justice et travaux publics. C’est tout. Ainsi, ni cultes, ni agriculture, ni instruction publique, ni beaux-arts, ni postes, ni commerce, ni marine, ni colonies. Ce n’est pas qu’ils soient tous absolument éliminés ; mais quand il en reste, c’est si peu de chose qu’autant vaut n’en pas parler. Il en est d’ailleurs qui seraient de véritables superfétations.

Pourquoi, par exemple, un ministère spécial des cultes dans un État où il n’y a pas d’autre religion que la civilisation elle-même, ni d’autres cultes qu’un culte domestique, tel que celui des ancêtres, et un culte officiel réduit à quatre ou cinq solennités annuelles sans autre prêtre que l’Empereur ? Dans une pareille civilisation, le ministère des cultes est partout distribué : dans chaque famille d’abord, dans les autres ministères ensuite ; mais il n’est spécialement nulle part. Quant aux croyances individuelles, quant aux fantaisies particulières, aux caprices de l’imagination, s’en occuper serait les reconnaître et leur donner une importance qu’ils ne doivent pas avoir. On n’en supprime aucune, parce que l’on ne supprime pas d’autorité les tendances superstitieuses des individus, et que personne n’a le droit de les rechercher ; mais il semblerait injuste d’en faire l’objet d’un service public dont tout le monde aurait à supporter les charges. On les laisse entièrement libres, à la condition toutefois qu’elles ne sortent pas trop du domaine du rêve ou de l’illusion. C’est ainsi qu’à différentes reprises le gouvernement a cru devoir confisquer les propriétés des pagodes bouddhiques, pour les rendre au peuple, et qu’il s’oppose aux empiétements des religions étrangères sur le domaine civil. Voilà en quoi, tout considéré, consiste le rôle du gouvernement dans les choses religieuses[3]. On voit que si le ministère des cultes a pu être, dans l’origine, une institution officielle, il est depuis longtemps résorbé, pour ainsi dire, par la nation.

Une autre absorption du même genre, qui me semble un des plus beaux succès de la civilisation chinoise, c’est celle du ministère de l’agriculture. Je disais tout à l’heure qu’il avait été, sous la dynastie des Tcheou, tout le gouvernement. Il a complètement disparu. Et cependant l’agriculture n’est nulle part aussi florissante. C’est qu’il ne faut pas s’y tromper : ce qui fait l’agriculture prospère, c’est avant tout la justice. Je me répète, je le sais. Et pourtant non ; ce n’est pas moi, c’est la civilisation chinoise qui se répète. Mais quel plus bel éloge, et qui prouve mieux son unité, que tous ses aspects soient éclairés des mêmes rayons ou que tous ses rayons se confondent en la même lumière ? Faites justice à la terre. Rendez-lui ce qu’elle vous donne. Gaspiller ce qui en reste est un crime. Ne le jetez pas à la mer. N’exportez pas votre territoire. La terre est le corps de l’humanité. Unissez-vous à elle comme l’âme est unie au corps. Faites justice au cultivateur. Ne lui prenez point, oisifs, le fruit de son travail, ni la sueur qui a fécondé vos champs. N’ajoutez pas au labeur qui le courbe un impôt qui l’écrase. Que les terres qui servent à vos plaisirs payent au moins autant que celles qui vous nourrissent. Alors l’humanité, le gen, porteront leurs fruits. Et ils les ont déjà portés. Les générations ont augmenté. Grâce à la densité de la population, la terre est arrivée à une fertilité qu’aucun savant n’oserait rêver. Sur le même champ et dans la même année, les récoltes succèdent aux récoltes, les moissons s’entassent, et sur une surface où quelques hommes vivaient à peine il y a mille ans, cinq cents sont aujourd’hui dans l’abondance. Et personne n’a le droit de penser que ce nombre ne puisse encore s’accroître. Humanité, unité, justice... « Des mœurs ! disait Confucius ; le reste n’est rien. » Le reste, il est depuis des siècles dans le cœur, dans la tête, dans les membres de chaque Chinois. Tous naissent cultivateurs, on en a souvent fait la remarque. Atavisme ? Si vous voulez. Religion, culture, en un mot la vie. sont où est la vie, dans le sang du peuple entier. Et voilà comment il n’est plus question du ministère de l’agriculture.

Pour l’instruction publique, il faut distinguer. L’enseignement primaire, on le sait déjà, est absolument privé. Les enfants le reçoivent dans la famille, dans les écoles attachées aux temples des ancêtres, lorsque les familles en ont établi, ou dans les écoles que chacun a le droit d’ouvrir où il lui plaît et qui sont très nombreuses. Le culte domestique, qui fait de l’instruction une des obligations les plus étroites, supplée à toute loi et à toute intervention du gouvernement et les rend complètement inutiles. D’un autre côté, comme la population est très dense, le gouvernement n’a pas davantage à se préoccuper du sort des instituteurs, toujours assurés d’un nombre d’élèves suffisant. Les parents des plus riches payent pour les plus pauvres, et, en définitive, il n’y a, pour ainsi dire, pas un enfant en Chine qui ne puisse aller chaque jour à l’école plus sûrement, hélas ! que les nôtres ne vont chez le boulanger. J’ai dit ailleurs quelques mots des objets essentiels de cet enseignement. J’y reviendrai avec beaucoup plus de détails dans une étude spéciale sur l’instruction élémentaire et supérieure. Mais, sans attendre jusque-là, il est une observation que je voudrais présenter. On sait que l’écriture chinoise est idéographique, c’est-à-dire que chacun des signes de cette écriture ne représente pas seulement une lettre comme dans les alphabets phonétiques, ni même un mot, mais une idée. En apprenant à lire ou à écrire, un enfant ne remplit donc pas sa mémoire de mots seulement, mais d’idées qu’il doit expliquer, commenter ou comparer, ce qui ne peut que hâter le développement de son intelligence.

Combien de fois n’ai-je pas été témoin de la stupéfaction d’Européens, plaisantés sur la façon gauche dont ils s’y prenaient dans certaines occasions où i] s’agissait d’œuvres de force ou de combinaison, et redressés par des bambins de dix à douze ans qui leur donnaient de véritables leçons de choses, et montraient une remarquable rectitude de jugement ! Et moi-même, combien de fois ne me suis-je pas surpris, causant très sérieusement avec eux, tout étonné ensuite de la netteté, de la justesse de leurs réponses ou de leurs réflexions ! Eh bien, sans doute, les enseignements de la famille, ses lectures de toutes sortes, les conseils de quinzaine auxquels ils assistent, les inscriptions aussi, répandues à profusion sur les édifices, sur les routes, au bord des canaux, à l’entrée des ponts, dans les pagodes, dans les cimetières publics ou privés, et qui toutes rappellent un devoir, une pensée propre à stimuler l’esprit ou le cœur ; par-dessus tout, l’exercice accompli, sous leurs yeux, par leurs parents, du pouvoir judiciaire, suffisent et au delà à faire comprendre cette précocité qui nous frappe tant. Mais l’écriture, qui est à la base de cette méthode si intégrale d’éducation et d’instruction, ne serait-elle pas elle-même une des grandes causes du fait dont je viens de parler ? C’est la question que je voulais soumettre au lecteur. Quoi qu’il en soit, il est bien certain qu’il existe dans le peuple une dose de bon sens et une somme également remarquable d’idées, dont il me paraîtrait difficile de ne pas faire hommage à l’instruction primaire telle que les Chinois l’ont comprise.

Quant à l’enseignement supérieur, accessible à tous, mais dont tous n’ont pas soit le même goût, soit le même besoin, il semblerait injuste que le gouvernement en eût l’administration, puisque tout le monde serait contraint d’en payer les dépenses. Le gouvernement n’en a donc pas assumé la charge. Cependant, comme l’instruction supérieure est une chose trop importante pour qu’on puisse la laisser entièrement aux particuliers et se reposer sur leur initiative du soin de la faire avancer et de la répandre dans le public, la direction en a été remise à l’Académie des Han-Lin. La part contributive du gouvernement se borne ensuite aux frais strictement nécessaires ; les autres sont couverts soit par des donations, soit par les étudiants de tout âge qui, au milieu d’une population aussi dense, sont toujours en très grand nombre. Ainsi, dans les subventions qu’il verse à l’Académie, se trouve la solde du personnel dirigeant dont j’ai donné l’énumération dans un précédent article ; mais le personnel enseignant, les professeurs, sont payés par les élèves.

Néanmoins si, même au point de vue de l’enseignement, l’État est à ce point ménager des deniers publics, il y a des encouragements dont il est beaucoup moins avare. On sait que c’est parmi les lettrés qu’il choisit, suivant les grades qu’ils ont obtenus aux concours, les fonctionnaires pour toutes les situations, même les plus élevées. Le lettré, sorti le premier au concours du doctorat, peut aspirer à la main d’une des filles de la famille impériale. Si l’empereur n’en a pas, il adopte celle de l’un de ses ministres et la lui donne en mariage. Mais, avantages plus positifs, ce docteur a immédiatement rang de ministre ou de vice-roi, et il en exerce les fonctions après un voyage de deux ou trois ans dans les différentes provinces. Partout il est reçu avec les honneurs impériaux. Seul, avec les ministres, les vice-rois et les grands inspecteurs de l’instruction publique, il peut habiter les splendides palais des Universités. Toutefois, son premier devoir est de venir saluer ses parents, auxquels il est chargé d’offrir des marques de distinction de la part de l’Empereur, et de les remercier des honneurs qu’il doit à leurs premiers soins. Malheureusement ou heureusement, tous les lettrés ne peuvent être docteurs ni même bacheliers, car les concours sont très sévères, et tous les bacheliers ne peuvent être fonctionnaires. Il y en a si peu ! Les autres sont rejetés dans la foule, dont ils contribuent à élever le niveau intellectuel dans les différentes professions qu’ils embrassent.

Il est aisé de pressentir maintenant les raisons pour lesquelles les beaux-arts ne sont ni représentés dans le gouvernement, ni même encouragés d’une façon officielle. Malgré l’estime que l’on en fait et la hauteur de vues, l’enthousiasme même avec lesquels les lettrés en parlent, de la musique surtout, on ne pense pas que l’État doive s’en occuper. C’est de ses revenus privés qu’un des premiers Empereurs de la dynastie actuelle payait les peintres français dont il avait fait installer les ateliers dans son palais. Il n’y a pas d’école officielle pour l’art, sous aucune de ses formes, et on ne lui accorde aucune subvention. Que ceux qui en ont le goût fassent pour cela les sacrifices qu’ils voudront ; on trouverait scandaleux de l’imposer aux autres. Mais ici, comme toujours, la population intervient et fournit pour toutes les branches de l’art un si grand nombre d’amateurs, que je ne crois pas qu’il y ait, proportions gardées, moins de musiciens qu’en Allemagne, ni moins de dessinateurs et de peintres qu’en France ou en Italie. Tous les domestiques savent jouer d’un instrument de musique quelconque, et presque tous les ouvriers sont capables de décorer une maison. Beaucoup de ponts sont aussi beaux que les plus beaux qu’on puisse citer en Europe, et les travaux de canalisation ne le cèdent en rien à ceux dont nous étions le plus fiers avant le percement du mont Cenis. J’ai dit ailleurs que les théâtres, même dans les villages les plus reculés, trouvent un public assez nombreux pour y jouer plusieurs fois par mois. Cependant, si j’avais à parler ici de la valeur de l’art chinois, de l’esthétique en général, je ne m’en ferais assurément pas le défenseur à tous les points de vue. Encore moins voudrais-je comparer les arts chinois aux arts européens, bien que les seconds aient depuis quelques années fait de remarquables emprunts aux premiers sous le rapport décoratif ; mais ce dont je suis absolument convaincu, c’est que la somme d’art répandue dans le peuple est, en Chine, beaucoup plus grande qu’en Europe. Et, en effet, si l’art est, de son essence, symbolique, comment un peuple dont tous les individus savent lire et écrire une écriture aussi symbolique que l’écriture chinoise, pourrait-il ne pas être artiste ?

Voulez-vous connaître quelques-unes des récréations préférées des Chinois ? On loue pour la journée un kiosque au bord de l’eau, dans un beau site, à la campagne. On part le matin avec quelques amis, en emportant des pinceaux, un bâton d’encre et du papier ; on déjeune, on dîne, et entre temps, on met au concours une page de vers sur des sujets libres ou donnés. Ceux qui préfèrent la musique font partie de quelque société lyrique, car toutes ces sociétés sont très nombreuses. On voit, en définitive, que l’art, en Chine, n’est pas plus négligé qu’ailleurs, et que le Chinois ne vit pas constamment penché vers la terre. La poésie et l’art de la musique ne sont pas les seules causes de ces distractions. Je crois bien que je suis encore membre d’une société nautique, pour un ou deux prix de 8 francs chacun institués par moi un jour que j’arrivai en pleine fête et au milieu de régates organisées dans le voisinage d’une petite ville du Hou-Pe, sur les bords du Yang-tse-Kiang.

Les postes publiques sont laissées à l’industrie privée, et grâce aux concurrences établies ou toujours prêtes à s’établir au milieu d’une population active et nombreuse, je n’ai jamais entendu de plaintes sérieuses touchant l’exactitude ou la fidélité du service. Quant aux besoins de l’État, le gouvernement emploie des courriers à cheval, qui franchissent des distances énormes en un temps incroyablement court. Ainsi, j’ai entendu affirmer que de Pékin à Han-Keou ou à Tchen-tou-sen, capitale du Se-Tchuen, la distance, qui est au moins de quatre à cinq cents lieues, pouvait être franchie pour des cas urgents en moins de cinq jours ; par exemple, les Européens résidant à Shanghaï ont été plus d’une fois surpris par des nouvelles de Canton et de Pékin, connues et répandues par les Chinois plusieurs jours avant l’arrivée des navires à vapeur envoyés exprès pour les apporter. Chaque ministère fait le transport de ses dépêches.

Le meilleur ministre, c’est tout le monde, disent les Chinois. Cela semble particulièrement vrai du ministre du commerce. Quand un peuple est nombreux, c’est qu’il est prospère ; s’il est prospère, les affaires sont actives ; et si les affaires sont actives, à quoi bon un ministère du commerce ? Faites donc que le peuple soit nombreux, faites des lois justes, ayez des impôts justes et légers, et quant au reste«, moins vous vous en mêlerez, mieux cela vaudra. Les Chinois n’ont donc pas de ministère du commerce. Les douanes et les statistiques sont du ressort du ministère des finances. Je sais bien ce que l’on ne va pas manquer d’objecter. On dit : Oui, ce système pouvait être bon lorsque la Chine n’avait pas de relations commerciales avec l’étranger ; mais à présent qu’elle a des traités de commerce avec les puissances occidentales, peut-être sentira-t-elle un jour la nécessité d’un ministère spécial. J’ai déjà répondu à cette objection. N’oubliez pas que l’impôt total, réparti sur toute la population, ne représente que trois francs à peu près par habitant. Est-ce qu’un pays où l’impôt est aussi faible a besoin de traités de commerce ? Quelle concurrence pourrait-il craindre ? Quelles importations redouter, à moins que ce ne soit celle de l’opium ? Quels échanges aurait-il à prohiber ? Les façons de voir du gouvernement chinois ne sont sans doute pas toujours conformes à celles de l’Europe, mais il y a, même en Europe, bien des esprits qui ne sont pas absolument convaincus de l’excellence des théories européennes. Dans certains cas exceptionnels, il interdit la sortie de telle ou telle denrée de première nécessité ; et cela peut, en effet, gêner quelques négociants, quelques spéculateurs ; mais dans tous les cas, ces mesures sont accidentelles, de très courte durée, et elles n’infirment en rien les doctrines générales en matière d’échange. L’Europe a cru devoir imposer des traités de commerce à la Chine, et la Chine, qui professe que les traités de cette nature vont précisément à l’encontre de la liberté, ou bien qu’ils sont inutiles s’ils sont fondés sur les véritables intérêts des peuples, s’est défiée de ces exigences ; puis, forcée d’y souscrire, elle a fait de ces traités des instruments de fisc. On lui reproche d’en abuser quelquefois ; mais que ne lui reproche-t-on pas ? La vérité, c’est qu’avant le commerce occidental et les traités dont il a été la cause, les droits perçus sur les importations étrangères venues de l’Annam, de Siam, etc., étaient en général plus faibles qu’aujourd’hui. Cependant, même à présent, on sait que les droits de douane sur les marchandises européennes ne sont après tout que des droits ad valorem de 5 à 6 p. 100 pour la plupart des articles, de 8 à 12 pour quelques autres, et de 33 p. 100 pour l’opium seulement. Et pourtant, l’opium à part, toute l’Europe réunie ne parvient qu’à grand’peine à vendre à chaque Chinois pour 50 ou 55 centimes par an de cotonnade et de quincaillerie, tandis que la Chine vend pour 3 francs au moins de ses produits à chaque Français ! Les avantages que l’on se promettait des traités en sont réduits là, et tous les efforts possibles sont venus se briser contre ce tout petit chiffre de 3 francs d’impôt. Ce n’est vraiment pas la peine de faire des traités ni d’avoir un ministère spécialement chargé de les rédiger. Les 3 francs d’impôt et la densité de la population, — les Chinois ont raison : — voilà le meilleur ministre del Fomento. Le commerce intérieur, la production et la consommation locales exemptes de tout impôt et aussi intenses que possible, sans aucune éventualité étrangère qui puisse en troubler les rapports, en voilà les œuvres les plus immédiates.

La marine de guerre chinoise n’existait pour ainsi dire pas il y a trente ans. Elle ne se composait que d’un certain nombre de jonques de toute grandeur, dont le service consistait à protéger les côtes et à transporter les troupes d’une province à une autre, par les fleuves et les rivières qui les parcourent. C’était, en un mot, une simple marine de défense. La mer lui était à peu près interdite. Mais depuis les échecs qu’elle a subis, la Chine a compris que ces moyens étaient insuffisants, et que, même sans se départir d’un système purement défensif, il fallait être capable de lutter au moins d’agilité contre des ennemis très bien pourvus. Elle a donc, conseillée et dirigée par des Français, des Anglais et des Américains, commencé par édifier des arsenaux de constructions maritimes, dans lesquels on a, en effet, construit quelques navires de guerre à vapeur. Cependant, elle paraît s’être aperçue, à l’heure qu’il est, qu’il était beaucoup plus économique d’acheter en Europe les navires tout faits dont elle pourrait avoir besoin à l’occasion, que d’entretenir éternellement des arsenaux pour n’y construire qu’un, deux ou trois navires par an ; et je crois que ces arsenaux ne servent plus qu’aux réparations. Mais jonques ou frégates à vapeur, toute la marine n’est, comme dans le passé, qu’une dépendance du ministère de la guerre.

Puisque la Chine n’a pas de marine agressive, c’est qu’elle n’a pas de colonies extérieures. Elle n’en a jamais voulu. C’est un système. Jusqu’à il y a deux cents ans environ, il était interdit aux Chinois d’aller se fixer même dans les îles les plus voisines du littoral, telles que les Chusan, Haïnan. Ils y avaient des pêcheries et s’y installaient pour le temps de la pêche, mais leurs familles et leurs domiciles étaient sur le continent. C’étaient, pour le gouvernement, des points stratégiques où il entretenait des flottilles de surveillance, et voilà tout. Pourquoi cette défense ? Je ne l’ai su que fort tard. On me disait d’abord que c’était pour éviter des frais d’administration ; mais les Chinois se passent si facilement d’administration que cette réponse n’avait évidemment qu’un but : se débarrasser d’un questionneur profane et importun. On me dit ensuite que, d’après une croyance populaire, les âmes ne quittent point le sol qu’elles ont habité vivantes, de sorte que s’exposer à mourir sur une autre terre que celle des aïeux, c’est en même temps courir le risque de ne jamais être réuni à la famille éternelle. Cette explication était peut-être meilleure, mais elle ne me satisfaisait pas entièrement. Rien, en effet, n’eût été plus facile aux Chinois de Chusan que de faire rapporter leur corps en Chine, ainsi que le font ceux de San-Francisco, afin de forcer l’âme à le suivre et à réintégrer le domicile des ancêtres. Et puis, c’est affaire de goût, non de gouvernement. La vérité, je l’appris un jour en causant du gen avec « quelques amis chinois. « Oui, l’on rompt l’unité de l’humanité, en mettant entre soi et celle dans laquelle on est né des espaces inconnus. La rupture est peut-être éternelle, mais elle est immédiate. Seul, au milieu des contrées incultes qu’il vient de parcourir, l’émigré dit : « Ceci est à moi », et il est, dès ce moment, en dehors de l’humanité. Il élève des barrières, dresse des remparts, construit des forteresses et, d’étranger, il devient un ennemi. Il oublie que la terre n’est à personne et que l’homme n’en a l’usufruit qu’à la condition de la cultiver lui-même. La grande propriété, qu’on ne peut exploiter qu’au moyen de la grande culture, engendre la servitude, arrête la population et la détruit[4]. Et puis, quand on n’est plus d’accord sur les principes, et que les cœurs cessent de s’entendre, les bouches cessent de parler la même langue. D’où vient, monsieur, qu’issus de la même souche, tant de peuples sont maintenant ennemis ? »

Ainsi disaient mes amis, et pendant qu’ils parlaient, l’histoire des colonies européennes dans le monde entier me revenait à l’esprit. Je ne pouvais m’empêcher de songer aux injustices qu’elles avaient coûté, aux victimes qu’elles avaient faites, au sang qu’elles avaient fait verser. Mais, libres de s’approprier les dépouilles de ceux qu’elles suppriment, restent-elles, du moins, unies à leur pays natal ? Non. Les unes, longtemps rivées au joug de la mère patrie, s’en détachent un jour avec violence, imaginent des frontières, établissent des douanes, lèvent des armées, et les flottes coûteuses qui les protégeaient à l’origine peuvent recevoir d’un instant à l’autre l’ordre de les écraser. D’autres, échouées comme des épaves sur les bords d’un continent à peine connu d’hier, se jalousent dès aujourd’hui et n’aspirent qu’au moment où la plus forte pourra absorber les voisines.

Puis un des lettrés reprit : « Tout autre, monsieur, est notre méthode de coloniser. Nous nous desserrons et ne nous dispersons pas. Nous gagnons de proche en proche, sans nous quitter jamais. Nous ne prétendons pas à la possession d’une parcelle que nous n’occupons pas. Le sol où nous posons le pied est arrosé de notre sueur. Lui et nous ne faisons qu’un. C’est ainsi, c’est en se peuplant, que notre patrie s’est agrandie, et que les cent familles l’ont peu à peu étendue jusqu’aux montagnes du Tibet, jusqu’aux sables du désert et jusqu’à la mer. Ce n’est point par les armes, c’est par la charrue que nous l’avons conquise et que nous la défendons. Enfin, monsieur, et j’aurais peut-être dû commencer par là, nous ne nous trouvons pas malheureux chez nous ; nos champs nous rendent avec usure les épargnes que nous leur confions ; et, excepté les gens tarés, nous n’avons à sacrifier ni un homme ni une sapèque à des colonies extérieures. Que ceux auxquels il plaît d’aller courir de plus grandes chances de fortune dans les pays étrangers y aillent à leurs risques et périls. Nous n’en avons pas besoin et nous n’en attendons rien. » Telles sont les explications que l'on me donna de l’absence systématique de colonies extérieures. Toutefois, depuis un ou deux siècles, l’esprit public paraît s'être un peu relâché de la sévérité de ces principes.

L’archipel de Chusan compte aujourd’hui plus de 300,000 habitants. L’île de Haïnan est peuplée aussi. Formose elle-même renferme un nombre relativement considérable de Chinois. Mais Haïnan et Chusan ne peuvent pas plus être considérées comme des colonies que Hyères, le mont Saint-Michel ou la Corse. Formose est un peu plus éloignée du continent. Mais si, après y être allé dans le seul but de détruire un des plus importants refuges de pirates malais, le gouvernement chinois y est resté, c’est que les populations indigènes se sont montrées jusqu’à présent réfractaires à toute civilisation et qu’il n’a pas été possible de leur remettre l’administration de leur île. — Sur le continent, la Chine a dû pourvoir aussi à sa sûreté. Après avoir, à plusieurs reprises, refoulé les incursions que les Tonkinois, les Annamites, les Coréens et d’autres peuples faisaient sur son territoire, elle a laissé chez eux des colonies militaires agricoles, qui les ont initiés à la vie sédentaire et à la civilisation : puis elle les a rendus à eux-mêmes, ne se réservant qu’une surveillance et une suzeraineté des moins onéreuses. C’est une œuvre de cette nature qu’elle poursuit au Turkestan et dans les contrées qui la bornent au nord. Peut-être finira-t-elle par les annexer, si les populations le lui demandent, ainsi que cela est déjà arrivé[5], ou par s’en retirer, si elles lui donnent des gages de sécurité. Pour le moment, ce ne sont encore, ainsi que je le disais, que des colonies militaires n’ayant pas plus d’importance que celles qu’elle entretenait au Tonkin. On voit d’ailleurs qu’il n’y a, dans les motifs les plus secrets et les plus profonds de sa politique, aucune raison de supposer qu’elle se départe de sa ligne de conduite ni qu’elle songe jamais à créer un ministère spécial des colonies[6].

J’en ai fini avec les ministères absents en Chine de la nomenclature ordinaire des gouvernements européens. Je passe maintenant à l’examen des rapports des ministères présents avec le peuple.


III


Le premier de tous est le ministère du personnel. Mais son ancien nom, celui sous lequel il a été institué, était bien significatif : il s’appelait le ministère de la population. Sa mission spéciale était de la développer. A l’époque où, sous les Tcheou, le gouvernement n’était à peu près formé que du ministère de l’agriculture, c’est lui qui était ce ministère. Alors le peuple ne possédait pas encore, à titre héréditaire, l’usufruit des terres qu’on lui donnait à cultiver ; lorsque, sous la direction du gouvernement, la surface affectée à la nourriture de chaque famille était arrivée à produire au delà de ses besoins, le ministère de la population desserrait les habitants, les transportait ou les transplantait un peu plus loin, ainsi que cela se pratique encore au Japon. Le ministre de la population, à l’aide des fonctionnaires spéciaux dont j’ai parlé, enseignait en même temps aux habitants la pratique de l’agriculture. Ainsi, développer l’humanité, et, pour cela, initier les hommes à la culture, telle était sa fonction essentielle. Il est bien déchu aujourd’hui, et naturellement sa déchéance date du moment où le développement extensif de la population, devenu égal sur la surface du territoire, ne pouvait plus se produire que d’une façon intensive. C’est alors que le peuple se substitua peu à peu au ministère de la population qui, de tout ce système, ne garde plus que la direction du personnel, dont les noms et les services ont été modifiés selon les besoins des temps. Les recensements, qui étaient une conséquence directe de ses fonctions, lui ont même été enlevés pour être réunis au ministère des finances. Cependant, telle est la considération dont la tradition continue à l’entourer, qu’il est resté le premier de tous les ministères et qu’il est regardé comme le plus important. Deux choses encore contribuent à maintenir cette opinion. La première, c’est qu’il est le dispensateur des emplois publics, lesquels, pour la grande majorité des lettrés, sont la consécration du talent, et auxquels ils aspirent. La seconde, c’est qu’aux yeux du peuple il est le grand justicier des fonctionnaires, et que c’est à lui que vont d’abord les plaintes des administrés.

Je disais, en parlant du ministère du commerce, que, selon les Chinois, on n’était jamais mieux gouverné que par soi-même. Je ne puis m’empêcher de le rappeler à propos du ministère des finances. On n’a jamais eu plus belle occasion de se répéter, ni meilleure excuse. Un État riche comme pas un, un territoire de près de 2,000 milliards de francs, sans compter les autres valeurs qu’il renferme ou qui le couvrent, et un gouvernement sans finances, voilà qui ne s’est jamais vu. Sans finances, c’est trop dire ; mais enfin, excepté les revenus de l’impôt, ceux des douanes, du sel et des mines, qu’il se borne à distribuer après les avoir reçus, que lui reste-t-il à administrer ? Ni dette publique, ni emprunts, ni grand-livre, ni caisses d’épargne, ni monopoles, ni banques à contrôler, ni pensions à servir, à peine un personnel de trésoriers-payeurs généraux, — tel est le ministère des finances chinois. C’est plutôt un ministère de comptabilité, et c’est le nom qu’il devrait porter. La véritable administration des finances est entre les mains du peuple. Le grand-livre et les caisses d’épargne, c’est la terre. Chaque champ en est une page. Rien, à mon sens, ne témoigne d’une prospérité plus réelle. Ce qui, du moins, ne saurait être contesté, c’est qu’un peuple qui sait, à ce point, gouverner sa bourse, n’est ni apathique ni engourdi. Tel n’était cependant pas l’avis d’un jeune diplomate attaché à l’une des légations européennes de Pékin. A peine arrivé, il jugea la situation d’un coup d’œil, d’un coup d’œil d’aigle. Un gouvernement qui ne fait rien parce qu’il est sans finances, et un peuple qui n’avance pas parce qu’il n’a pas de gouvernement qui le fasse marcher ! Pauvre civilisation, somme toute. Aussitôt il se mit à l’œuvre, et, quelques jours après, il présenta au ministère chinois un docte et long mémoire où il prenait la peine de lui expliquer les ressources, les avantages et le mécanisme des emprunts d’État. On le remercia, et il n’en fut plus question ; mais un lettré, avec qui j’en causai, s’en étonnait beaucoup. « Je ne connais pas, me dit-il, l’organisation sociale de l’Europe ; mais, chez nous, les emprunts publics sont absolument impossibles. Nous ne connaissons pas le prêt à intérêt perpétuel. On se prête entre particuliers, sans intérêts si l’on est amis, à 30 p. 100 si l’on est étrangers, mais seulement pendant trois ans. Au bout de ce temps, on rembourse le capital si l’on peut, quand on le peut et même, jusqu’à un certain point, si on le veut. S’il est prouvé que l’on ait été cupide ou de mauvaise foi, on ne trouve plus à emprunter. Il n’y a guère d’autre pénalité. Les lois contre l’usurier sont très sévères ; elles fléchissent en faveur du débiteur. A qui le gouvernement pourrait-il emprunter à un intérêt si élevé et à de pareilles conditions, et comment servirait-il cet intérêt, puisque l’impôt est fixe ? Et puis, quels seraient les prêteurs ? Il n’y a pas d’oisifs. Chacun fait lui-même valoir ses fonds et en retire ainsi un profit plus grand que celui que l’État pourrait lui payer. Si les grands emprunts sont en usage en Occident, ajoutait le lettré, il est évident que la terre et l’épargne sont concentrées entre les mains d’un petit nombre de personnes, incapables de les mettre en œuvre elles-mêmes. Mais cette réflexion m’inquiète. Elle m’en suggère d’autres qui me font douter, je ne vous le cache pas, que la justice soit la loi de l’Occident. Peut-être aussi ne vois-je pas bien clair dans ma pensée. J’ai répondu, d’ailleurs, autant que je l’ai pu, à la question que vous m’avez posée. Permettez-moi de m’en tenir là. » Ainsi, là encore, c’est-à-dire dans les rapports qui existent entre la population et les finances du gouvernement, les Chinois trouvent la justification de leurs théories sur l’influence du gen, ou du développement de l’humanité : gouvernement riche, propriété concentrée, population rare ; gouvernement pauvre, propriété très divisée, population dense. Et ce qui semble confirmer le raisonnement de mon lettré, c’est que, pressé par des nécessités exceptionnelles et lancé depuis peu par les Européens dans la voie des emprunts, ce n’est que chez les Européens que le gouvernement chinois peut les émettre. En 1868, si mes souvenirs sont exacts, il y en avait eu deux, montant ensemble à 70 ou 80 millions de francs.

Le ministère des rites a plusieurs missions : il représente d’abord essentiellement ce que l’on pourrait appeler le pouvoir spirituel de la civilisation. On cite un temps où il le possédait tout entier. Il en est aujourd’hui dépouillé par les progrès de la civilisation elle-même. Il a dans ses principales attributions les temples du Ciel, de la Terre, du Tonnerre (ou de l’Électricité) et de la Lumière, ainsi que les temples consacrés à la mémoire de Confucius. C’est lui qui en dirige et surveille les solennités. Quant au culte des ancêtres, qui n’est, en définitive, que l’application individuelle des doctrines que ces solennités ont pour but de rappeler, le ministère des rites n’a pas à s’en occuper. Entré depuis des milliers d’années dans la pratique universelle, il suffit à ce culte pour se maintenir d’avoir rempli ses promesses et de n’avoir jamais déçu les espérances qu’il a fait naître. Le développement de la population, son enseignement principal, et les résultats qu’il a amenés lui ont donné une solidité à laquelle personne ne saurait ajouter. Le ministère des rites n’a donc aucune action directe sur les croyances religieuses ou superstitieuses du peuple, sans quoi il devrait changer de nom et s’appeler ministère des cultes. Il se borne à rappeler de temps en temps les principes philosophiques dont quarante siècles ont démontré l’efficacité, et à en préserver la pureté. C’est dans ce but qu’il a institué, depuis la plus haute antiquité, les instructions de quinzaine qu’il fait adresser au peuple par des mandarins ou par des lettrés délégués. J’ai dit ailleurs la recommandation qui distingue presque toutes ces instructions : « Défiez-vous des religions. »

La vieillesse est, en Chine, l’objet d’une sorte de culte qui est une des attributions du ministère des rites. A partir de l’âge de soixante-dix ans, les vieillards reçoivent des honneurs publics, officiels. Les fonctionnaires convient tous ceux de leurs districts, riches ou pauvres, à de grands banquets où ils les servent eux-mêmes. Pour les vieillards de quatre-vingt-dix ans, c’est pour les fonctionnaires de l’ordre le plus élevé un devoir, qu’ils ne délèguent à personne, et c’est une occasion de récompenser par quelques égards particuliers les services rendus par les plus humbles individus dans le cours de leur vie. Il existait, il y a une vingtaine d’années, dans une ville de Kouy-tcheon, un chrétien qui exerçait la profession de médecin-pharmacien et s’était acquis une grande notoriété pour les maladies des enfants. Il en avait sauvé beaucoup et, entre autres, celui du gouverneur de la ville. Il ne recevait pas d’honoraires et refusa même ceux que le gouverneur lui offrit. Celui-ci, alors, se fit renseigner sur l’âge du médecin, et la fête des vieillards étant arrivée, il alla lui-même, suivi de son cortège habituel, dans la boutique de celui à qui il devait la guérison de son enfant, s’inclina devant lui ainsi que tous ses gens, lui remit une inscription attestant sa reconnaissance et celle de tout le pays, et l’invita au banquet qui devait avoir lieu quinze jours après.

L’assistance publique est aussi du ressort du ministère des rites. C’est à lui qu’appartient l’appréciation des secours à accorder aux districts éprouvés par les fléaux, tels que remises d’impôts, prêts de grains ou d’argent. Il a encore l’administration des greniers de réserve et des établissements de bienfaisance fondés et entretenus par le gouvernement.

Le ministère des rites est en outre chargé de la promulgation et de l’exécution des lois, décrets et règlements qui, en raison de leur caractère trop spécial ou trop général, pourraient ne pas être compris du public et ne pas être observés. Enfin, l’on a vu que les rapports de la Chine avec les nations étrangères ressortissent au ministère des rites. Je n’y reviendrai pas.

Que dire du ministère de la guerre, que tout le monde ne puisse pressentir ? Dans un pays dont la civilisation est fondée sur le développement de l’humanité, sur la multiplication des hommes, c’est-à-dire sur une fraternité et sur une solidarité de fait, non de mots ; chez un peuple d’où l’idée même de la guerre, en tant qu’institution, a si bien disparu que rien n’est plus odieux que le souvenir ou la vue de ce qui la rappelle ; dans un tel pays, dis-je, et chez un tel peuple, que peut être un ministère de la guerre ? Ou un démenti violent, formel et constant de la civilisation, ou un simple ministère de défense. C’est à la défense que se borne, en effet, le rôle de l’armée chinoise. Il faut ajouter que les troupes sont toujours campées en dehors des villes et qu’elles n’y rentrent que sur les réquisitions des fonctionnaires civils. Cependant, même à ce seul point de vue de la défense, il est évident que l’armée est aujourd’hui insuffisante, et l’on peut se demander si cette infériorité est inhérente à la civilisation elle-même. J’aurais à présenter quelques considérations à ce sujet ; mais elles seront mieux à leur place dans une étude consacrée à l’examen critique de la civilisation chinoise que je compte publier dans un autre volume.

Plus facilement encore que du ministère de la guerre, le lecteur peut se faire une idée du ministère de la justice. Pour qui connaît l’organisation de la famille et l’étendue de son pouvoir judiciaire, la juridiction du gouvernement ne doit intervenir que dans les cas pour ainsi dire exceptionnels. C’est une juridiction d’appel ou une juridiction criminelle limitée aux crimes qui peuvent entraîner la peine de mort, que la famille n’a pas le droit de prononcer. Elle devient aussi la juridiction naturelle, civile ou criminelle, des individus isolés que des circonstances fortuites placent momentanément en dehors de leurs familles ou qui en ont été rejetés. Le cadre de ce travail ne me permet pas d’entrer dans l’étude détaillée que le sujet comporterait ; toutefois, on me saura peut-être gré d’en dire quelques mots rapidement. Il n’y a auprès des tribunaux de l’État ni ministère public, excepté en cas de meurtre, ni avocats. Le demandeur et le défendeur, aussi simplement et aussi brièvement que possible, exposent les faits eux-mêmes ou les font exposer par qui ils veulent. Le magistrat, assisté de deux assesseurs, prononce suivant l’équité. Les jugements sont publics et il peut se faire que l’on consulte l’auditoire. J’ajoute que, quelles que soient les affaires portées devant ces tribunaux, le magistrat commence toujours par demander si elles ont été jugées en famille, et il tient compte des jugements domestiques.

Le code pénal de la Chine ne comprend que trois genres de peines : la mort avec des aggravations, selon le cas, — c’est-à-dire l’empoisonnement ou le suicide, la strangulation ou la décapitation, — des châtiments corporels et la déportation. Pas de prison. Toutefois, comme, malgré toutes les évidences, l’aveu du coupable est absolument indispensable pour que la peine de mort puisse être prononcée, il arrive que cet aveu est refusé, et que pour ne pas laisser un scélérat en liberté, on le fait remettre en prison jusqu’à ce qu’il se décide à parler. Mais c’est une illégalité. On prévoit, sans qu’il soit nécessaire de les indiquer, les graves conséquences, accidentelles mais possibles, de cette procédure, imaginée pourtant en faveur de l’accusé.

Le code est des plus sévères. Pour la troisième récidive de vol simple, pour le vol simple d’une somme d’environ deux cents francs, pour le viol, l’adultère, le meurtre simple, la mort. Point de circonstances atténuantes. Le complice, dans certains cas, est puni de la même peine que le coupable principal. Pour les crimes politiques, considérés comme les plus grands de tous, en ce qu’ils sont les attentats les plus graves contre l’unité de la société, la mort, et souvent, à ce que l’on assure, une mort cruelle. Pour les complices les moins coupables, le bannissement, ou plutôt la déportation dans les districts de l’Illi[7].

Toutes les condamnations à mort doivent recevoir la sanction de l’Empereur, qui, avant de les examiner, observe pendant trois jours le jeûne et l’abstinence.

Je viens de dire que la loi n’admet aucune circonstance atténuante. Cependant, s’il s’agit de meurtres accidentels, ou même, dans certains cas, de meurtres sans préméditation, elle autorise la composition.

Il est encore une exception dont je n’ai pas pu arriver à comprendre la raison. Dans certaines circonstances particulières, et lorsqu’il n’y a pas eu de meurtre, la loi autorise le coupable à se faire remplacer pour la peine de mort. Il y faut d’abord le consentement de la partie plaignante, et ensuite, comme de juste, celui du remplaçant. Mais ce dernier n’est pas le plus difficile à obtenir. La famille du condamné s’adresse à l’un de ces scélérats endurcis dont il était question tout à l’heure, lui offre le moyen de se réhabiliter près des siens qu’il a déshonorés, ruinés, réduits à la pire misère, et il accepte. Il se dévoue. Cela, encore une fois, est très rarement permis. Pendant que j’étais à Pékin, je fus presque témoin de l’exécution d’un officier supérieur de l’armée, lequel, coupable du viol d’une enfant, n’avait pu obtenir la substitution, malgré les indemnités d’argent qu’il avait offertes, la famille n’ayant point consenti à la composition. Il faut ajouter que le condamné en tout cas est forcé de s’exiler.

Une autre singularité du code criminel chinois, c’est le suicide légal. Sénèque n’enseignait pas seulement à attendre la mort avec courage, il conseillait aussi de la prévenir. C’est, disait-il, la mort volontaire qui permet à un homme isolé, au plus faible et au plus chétif des hommes, de tenir tête au maître du monde. Elle lui donne des forces en face de ce pouvoir sans limite par la pensée qu’il peut toujours lui échapper, et il ne se regarde pas comme tout à fait esclave, puisqu’il lui reste la liberté de mourir. En Chine, il ne saurait être question de se délivrer d’une tyrannie ; mais il peut arriver, comme chez nous-mêmes, que l’on épuise tous les moyens de juridiction sans obtenir justice, ou bien que, accusé, on ne puisse prouver son innocence ; alors, le désespoir, la conscience de son droit et la loi offrent au malheureux un dernier recours et un dernier moyen d’avoir raison contre l’évidence même. Il peut, devant la porte de son accusateur ou de son persécuteur affirmer par sa mort la vérité de ses déclarations. Son ennemi est ensuite poursuivi comme coupable de meurtre. Un Chinois avait défriché et cultivé un lopin de terre dépendant d’une propriété de l’évêque de Pékin ; les récoltes y venaient bien, ce que voyant, les chrétiens veulent lui reprendre le terrain. Mais la loi est pour le paysan et lui en garantit l’usufruit. Alors, les chrétiens entreprennent de l’en dégoûter, lui jouent tous les mauvais tours possibles, et finalement vont, par une belle nuit, couper ses récoltes sur pied. Le paysan se plaint ; le procès, grâce au prestige dont l’évêque était encore couvert en 1862, traîne en longueur ; si bien que, de guerre las et désespéré, le cultivateur va se couper la gorge devant la porte de l’un des chrétiens. Cela se passait dans un village de Mongolie, en dehors de la Grande Muraille. J’y arrivai le jour de l’arrestation des chrétiens.

Autre fait. Un homme chargé de sapèques rencontre sur un pont un autre homme qui les lui enlève : « Voleur, rends-moi mes sapèques ! » Le voleur court, « Voleur, si tu ne me rends mon argent, je me noie. » Le voleur rapporte les sapèques.

Quoi qu’il en soit des étrangetés et des sévérités de la loi chinoise, et des réflexions qu’elles feront naître, il ne faut pas oublier qu’après tout, et en dépit de ses rigueurs, le nombre des condamnations à mort, en temps ordinaire, est très restreint. Dans des provinces de vingt-cinq à trente millions d’habitants, on n’en compte que douze ou quatorze par an ; il en est d’autres aussi peuplées où il n’en a été prononcé aucune depuis plusieurs années. Ce qu’il faut surtout ne pas perdre de vue, c’est que les tribunaux officiels n’ont, en définitive, pas d’autres justiciables que des individus que leurs fautes ont déjà fait rejeter de leurs familles et qui ne sont dès lors que des récidivistes, et des récidivistes de la pire espèce : avant d’arriver à cet état d’exception, combien de fautes, de crimes même, leurs familles n’ont-elles pas dû leur pardonner ! Dans d’autres pays, un criminel, repoussé de la société dès une première condamnation, peut souvent être nécessairement conduit à un deuxième crime. En Chine, cela n’est pas.

En réalité, les véritables tribunaux du pays, ce sont les tribunaux domestiques ; la vraie justice, la justice humaine dont les avis, les admonitions et jusqu’aux punitions retiennent dans l’humanité les égarés qu’un droit impitoyable pourrait en chasser irrévocablement ; la justice qui, même en frappant un coupable de ses plus grandes peines, laisse toujours la porte ouverte au repentir et à la réhabilitation, c’est la justice de la famille. C’est celle-là qu’il faut considérer.

On peut se demander quelle est la règle de ces tribunaux. Puisque le droit civil de la Chine est réduit au très petit nombre d’articles indispensables à formuler et à assurer les principes généraux de la société, puisque le code n’est qu’un code pénal criminel, où donc est la loi qui inspire les magistrats de la maison, où est le droit sur lequel ils s’appuient ? On peut également demander quelle est la sanction des jugements des tribunaux domestiques, quelle force contraint le condamné à se soumettre. Je ne vois aux deux questions qu’une seule réponse. La loi qui inspire le juge est la loi que tout homme possède naturellement en soi. La force qui courbe le coupable devant ses arrêts, c’est le sentiment de la justice que le coupable lui-même ne peut longtemps méconnaître. J’ai parlé, dans une autre occasion, du respect dont les conseils de famille sont l’objet, ainsi que leurs décisions. Mais on voit bien qu’il lui faut quelque chose de plus. Cela est facile à expliquer. Les magistrats publics écoutent, jugent et condamnent. Les magistrats domestiques éclairent avant de prononcer. Avant d’être condamné, le coupable est convaincu. Sa conscience endormie s’est réveillée, et il se rend. Aucune force n’est utile. J’ai vu des convicts chinois tendre eux-mêmes leurs jarrets aux fers qu’on allait leur mettre.

Il est certain que tout cela suppose une idée de la justice portée à une puissance extraordinaire. Quoi d’étonnant pour nous qui connaissons maintenant les institutions chinoises et qui nous rappelons en particulier les coutumes relatives au pouvoir judiciaire domestique ? Je ne sais plus qui a dit que tout homme est l’addition de sa race. Et vous, lecteur, qui admettez la transmission héréditaire de certaines facultés, songez à l’accumulation produite en chaque Chinois par tant de siècles écoulés.

Les Chinois, qui eux-mêmes prétendent à un sentiment très développé de la justice, l’expliquent d’une autre façon. Cette croyance n’est, après tout, ni plus métaphysique ni plus mystique que l’explication qui se fonde sur l’atavisme. La voici, vous choisirez.

« Lorsque l’enfant naît, c’est un homme, et pourtant l’on ne voit en lui que l’enfant. Lorsqu’il grandit, ce ne sont pas seulement ses bras et ses jambes qui se développent, ce sont ses idées. De même l’humanité. Aucun homme ne la verra jamais tout entière, et cependant elle existe. Elle est un être en une multitude de membres. Toutes les idées sont en elles, et il n’y en a pas en dehors d’elle ; mais elle ne les manifeste qu’au fur et à mesure de sa croissance. L’avènement de l’humanité, de l’Homme-Un (Y-gen), est désirable, et l’on doit y tendre de toutes ses forces, car c’est l’avènement d’une justice de plus en plus complète. En un mot, plus la population est dense, plus l’idée de justice est développée. » Telles sont les théories des Chinois et si elles sont exactes, il faut reconnaître qu’aucun peuple n’a de meilleures raisons pour se croire en possession de la justice et pour se passer par conséquent d’un ministre chargé de l’enseigner et de l’appliquer. Mais laissons l’atavisme et la doctrine chinoise. Le fait constant, c’est qu’il est impossible qu’un peuple chez lequel, sans gendarmes ni déploiement d’aucune force publique, le coupable va au-devant de la peine qui le frappe ; chez lequel le suicide, comme présomption du droit, est un recours que l’accusé n’hésite point à employer ; il est impossible, dis-je, que chez un tel peuple, l’idée de justice ne soit, en effet, élevé à Une singulière hauteur. Il y a une considération d’une autre sorte. Le droit chinois est très simple et ne connaît que des infractions aux principes essentiels à la conservation de l’unité humaine. « Tu honoreras ton père et ta mère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne te parjureras pas, tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin, ni son champ. » C’est le droit naturel, et c’est ce qui explique peut-être pourquoi la loi publique est si sévère. Quant aux arrangements particuliers, artificiels ou conventionnels, la loi ne s’en occupe pas, mais ne laisse place à aucun recours.

Mais il ne suffit pas que l’idée de justice se manifeste dans les rapports des hommes entre eux ; il faut qu’elle pénètre toutes leurs œuvres, et qu’elle règne partout, sur la plante, sur l’animal et sur la terre, sur la matière. C’est la mission de l’Homme-Un, de l’Y-Gen, par qui le ciel agit et transforme, son médiateur sur le monde physique. Plus l’humanité est puissante, ou bien, plus les hommes, qui ne sont en définitive que ses moyens d’action, sont nombreux, plus cette mission est aisée.

Ce qui me reste à dire au sujet du ministère des travaux publics en sera une centième et dernière illustration.

Ce qu’était ce ministère, ou plutôt ce qu’était l’action du gouvernement, à l’époque où fut créé le système de canalisation de la Chine, une de ses plus belles gloires, et à l’époque, moins éloignée, où fut élevée la Grande Muraille, l’immensité de ces travaux et la date où ils furent accomplis le disent assez. Il est évident que le gouvernement, qui avait alors le droit de disposer des populations, encore rares, les transportait et les massait dans le voisinage des lieux où les travaux se faisaient. Des efforts collectifs et simultanés expliquent seuls des résultats aussi gigantesques que des canaux de plusieurs milliers de lieues de parcours, et des lacs qui, creusés et agrandis, ont 35 à 70 lieues de pourtour. Aujourd'hui, et depuis des milliers d’années, il en est des travaux publics essentiels comme des lois de la Chine, ils sont faits et ne sont plus à faire. Le gouvernement se borne à en avoir soin. Je ne dis pas qu’il s’acquitte toujours très bien de ce devoir, mais enfin il n’a plus d’autre fonction. Selon le degré d’intérêt qu’ils présentent, les travaux sont exécutés et entretenus par les provinces, par les départements ou par les communes, au moyen de souscriptions à moitié volontaires, à moitié imposées par les conseils élus d’après la richesse des habitants, mais dont sont dispensés les gens peu aisés. Il n’est pas rare de voir certains de ces travaux publics, tels que ponts, chemins, etc., accomplis aux frais d’un très petit nombre de riches qui, pour toute récompense, se contentent de l’inscription de leurs noms sur l’une des pierres de la construction. Mais les travaux actuels les plus étonnants sont ceux que réalise chaque jour l’initiative privée. Si on en considère l’ensemble, aucun de ceux qui les ont précédés, même parmi les plus importants, ne peut leur être comparé, et ils feraient pâlir les ingénieurs les plus hardis, les capitalistes les plus audacieux. Que diraient ceux-ci, en effet, si l’on proposait de terrasser toutes les montagnes ? Cependant cela se fait tous les jours, par de simples individus, sans emprunt public, sans garantie d’État, sans subvention officielle. Et la raison en est bien simple : c’est encore le gen qui nous la donne. Sous l’effort d’une population de plus en plus dense et sous l’influence d’une loi juste, la propriété est tellement morcelée, que tous ces travaux qui, avec une population clairsemée, seraient impossibles ou exigeraient une énorme concentration de forces, fragmentés deviennent aisés pour de simples individus et se font, en quelque sorte, à temps perdu. Pas un filet d’eau n’arrive dans les plaines sans avoir été vingt fois arrêté sur le flanc des montagnes ; et toutes ces terrasses qui, du sommet à la base, en font de véritables gradins, sont l’œuvre des paysans. Les ruisseaux de nos villes sont moins serrés que ceux qui arrosent leurs rizières, et ce sont eux qui les ont creusés. Que de fois, en les voyant accomplir tranquillement et comme en se jouant ces travaux qui, partout ailleurs, seraient inexécutables, ne me suis-je pas senti plein d’admiration ! Que de fois, en les voyant édifier, pierre par pierre, ces murs de soutènement qui, au point de vue de la fertilité, devaient mettre le sol des montagnes au niveau de celui des vallées, ou bien récolter du riz ou du blé dans les creux où les oiseaux de proie, jadis, plantaient leurs aires, que de fois ne me suis-je pas écrié en moi-même : Ah ! les braves gens, les braves gens ! J’étais touché de ce qu’ils faisaient. Je leur en étais reconnaissant. Je triomphais avec eux des obstacles qu’ils avaient vaincus.

Et, toutefois, le fait qui me semblait le plus merveilleux, le fait dont ces victoires n’étaient après tout que le témoignage éclatant, c’était la substitution progressive de l’action individuelle à l’action collective dans toutes les œuvres de la civilisation, depuis les plus simples jusqu’aux plus complexes, depuis celles de l’esprit jusqu’à celles de la matière. L’individu affranchi des servitudes de la collectivité, indépendant et libre dans l’unité et grâce à l’unité, — voilà le fait capital qui ressortait pour moi de l’étude des rapports des Chinois avec l’État et avec le gouvernement, et me paraissait justifier toutes leurs théories.


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  1. Gen se prononce comme dans Génération.
  2. Traduits en français par Ed. Biot.
  3. Pour le lecteur curieux de savoir ce que peuvent coûter aux Chinois les libres et capricieuses superstitions qu’ils pratiquent: taouïstes, bouddhistes, mahométanes, chrétiennes, etc., j’ajouterai que, suivant les calculs d’un missionnaire protestant, calculs dont j’ignore les éléments, l’ensemble de ces sacrifices s’élèverait à une somme presque égale à celle des impôts, soit à 3 francs par habitant, tout compris. C’est beaucoup, mais c’est peu si on le compare aux dépenses totales du culte chrétien : baptêmes, enterrements, mariages, messes de purgatoire, sans compter le budget officiel des cultes.
  4. A quelques lieues de Paris, sur la route de Senlis à Mortefontaine, on rencontre un village de trente-quatre maisons, Neuf-Moulins, complètement abandonné. Les terres de ce village ont été rattachées en majeure partie à l’ancien domaine seigneurial qui appartient à M"" G... et sont aujourd’hui en prairies.
  5. On a vu, au XVIIe siècle, des populations de 1,200,000 individus, les Tougourts, franchir des espaces de plusieurs centaines de lieues pour venir s’établir aussi près que possible de la Chine et lui demander ses lois.
  6. Peut-être est-il bon d’appeler ici l’attention sur ce fait, que tandis que beaucoup d’esprits en Europe semblent désespérer d’amener un jour les Arabes d’Afrique à notre civilisation, les Chinois ont réussi à convertir à la leur non seulement les peuples dont il vient d’être question, mais plusieurs tribus de Tartares dont quelques-unes étaient autrefois aussi nomades et aussi dédaigneuses du travail agricole que les Tartares encore pasteurs et que les Arabes avec lesquels elles ont plus d’un point de ressemblance. Il y aurait là, pour la France, un sujet d’études des plus intéressants.
  7. L’Illi est une contrée au nord-ouest de la Chine, dont le territoire, formé d’une vallée très profonde, est d’une fertilité proverbiale. Le climat en est extrêmement doux. Les melons de l’Illi sont renommés.