La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre X

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 76-77).
CHAPITRE X.
DES SYSTÈMES QUI ATTACHENT DES DIEUX DIFFÉRENTS AUX DIFFÉRENTES PARTIES DE L’UNIVERS.

Pourquoi avoir marié Jupiter avec Junon qu’on nous donne pour être à la fois « et sa sœur et sa femme[1]? » C’est, dit-on, que Jupiter occupe l’éther, Junon, l’air, et que ces deux éléments, l’un supérieur, l’autre inférieur, sont étroitement unis. Mais alors, si Junon remplit la moitié du monde, elle ôte de sa place à ce dieu dont le poëte a dit :

« Tout est plein de Jupiter ».

Dira-t-on que les deux divinités remplissent l’une et l’autre les deux éléments et qu’elles sont ensemble chacun d’eux ? Je demanderai pourquoi l’on assigne particulièrement l’éther à Jupiter et l’air à Junon ? D’ailleurs, s’il suffit de ces deux divinités pour tout remplir, à quoi sert d’avoir donné la mer à Neptune et la terre à Pluton ? Et qui plus est, de peur de laisser ces dieux sans femmes, on a marié Neptune avec Salacie et Pluton avec Proserpine. C’est, dit-on, que Proserpine occupe la région inférieure de la terre, comme Salacie la région inférieure de la mer, et Junon la région inférieure du ciel, qui est l’air. Voilà comment les païens essaient de coudre leurs fables ; mais ils n’y parviennent pas. Car si les choses étaient comme ils le disent, leurs anciens sages admettraient trois éléments et non pas quatre, afin d’en accorder le nombre avec celui des couples divins. Or, ils distinguent positivement l’éther d’avec l’air. Quant à l’eau, supposé que l’eau supérieure diffère en quelque façon de l’eau inférieure, en haut ou en bas, c’est toujours de l’eau. De même pour la terre ; la différence du lieu peut bien changer ses qualités, mais non sa nature. Maintenant, avec ces trois ou ces quatre éléments, voilà le monde complet : où donc sera Minerve ? quelle partie du monde aura-t-elle à remplir, quel lieu à habiter ? Car on s’est avisé de la mettre au Capitole[2] avec Jupiter et Junon, bien qu’elle ne soit pas le fruit de leur mariage. Si on dit qu’elle habite la plus haute région de l’air et que c’est pour cela que les poëtes la font naître du cerveau de Jupiter, je demande pourquoi on ne l’a pas mise à la tête des dieux, puisqu’elle est située au-dessus de Jupiter. Serait-ce qu’il n’eût pas été juste de mettre la fille au-dessus du père ? mais alors pourquoi n’a-t-on pas gardé la même justice entre Jupiter et Saturne ? C’est, dira-t-on, que Saturne a été vaincu par Jupiter. Ces deux dieux se sont donc battus ! Point du tout, s’écrie-t-on ; ce sont là des bavardages de la fable. Eh bien ! soit ; ne croyons pas à la fable et ayons meilleure opinion des dieux. Puis donc que l’on n’a pas mis Saturne au-dessus de Jupiter, que ne plaçait-on le père et le fils sur le même rang ? C’est, dit-on, que Saturne est l’image du temps[3]. À ce compte, ceux qui adorent Saturne adorent le temps, et voilà Jupiter, le roi des dieux, qui est issu du temps. Aussi bien, quelle injure fait-on à Jupiter et à Junon de dire qu’ils sont issus du temps, s’il est vrai que Jupiter soit le ciel et Junon la terre[4], le ciel et la terre ayant été créés dans le temps ? C’est la doctrine qu’on trouve dans les livres de leurs savants et de leurs sages ; et Virgile s’inspire, non des fictions de la poésie, mais des systèmes des philosophes, quand il dit :

« Alors le Père tout-puissant, l’Éther, descend au sein de son épouse et la réjouit par des pluies fécondes[5] ».

c’est-à-dire qu’il descend au sein de Tellus ou de la Terre ; car encore ici, on veut voir des différences et soutenir qu’autre chose est la Terre, autre chose Tellus, autre chose enfin Tellumo[6]. Chacune de ces trois divinités a son nom, ses fonctions, son culte et ses autels. On donne encore à la terre le nom de mère des dieux, en sorte qu’il n’y a pas tant à se récrier contre les poëtes, puisque voilà les livres sacrés qui font de Junon, non-seulement la sœur et la femme, mais aussi la mère de Jupiter. On veut encore que la terre soit Cérès ou Vesta, quoique le plus souvent Vesta ne soit que le feu, la divinité des foyers, sans lesquels une cité ne peut exister. Et c’est pour cela que l’on consacre des vierges au service de Vesta, le feu ayant cette analogie avec les vierges, que, comme elles, il n’enfante rien. Mais tous ces vains fantômes devaient s’évanouir devant celui qui a voulu naître d’une vierge. Et qui pourrait souffrir, en effet, qu’après avoir attribué au feu une dignité si grande et une sorte de chasteté, ils ne rougissent point d’identifier quelquefois Vesta avec Vénus, afin sans doute que la virginité, si révérée dans les vestales, ne soit plus qu’un vain nom ? Si Vesta n’est autre que Vénus, comment des vierges la serviraient-elles en s’abstenant des œuvres de Vénus ? Y aurait-il par hasard deux Vénus, l’une vierge et l’autre épouse ? ou plutôt trois, la Vénus des vierges ou Vesta, la Vénus des femmes, et la Vénus des courtisanes, à qui les Phéniciens offraient le prix de la prostitution de leurs filles avant que de les marier[7] ? Laquelle de ces trois Vénus est la femme de Vulcain ? Ce n’est pas la vierge, puisqu’elle a un mari. Loin de moi la pensée que ce soit la courtisane ! ce serait faire trop d’injure au fils de Junon, à l’émule de Minerve. C’est donc la Vénus des épouses ; mais alors que les épouses prennent garde d’imiter leur patronne dans ce qu’elle a fait avec Mars. Vous en revenez encore aux fables, me dira-t-on ; mais, en vérité, où est la justice à nos adversaires de s’emporter contre nous, quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et de ne pas s’emporter contre eux-mêmes, quand ils assistent avec tant de plaisir au spectacle des crimes de ces dieux, et, chose incroyable si le fait n’était pas avéré, quand ils veulent faire tourner à l’honneur de la divinité ces représentations scandaleuses ?

  1. Virgile, Énéide, livre i, vers 47.
  2. Minerve fut placée au Capitole sous Tarquin le Superbe. Voyez Denys d’Halycarnasse, Antiq., lib. iv, cap. 62.
  3. Voyez Cicéron, de Nat. deor., lib. ii, cap. 25.
  4. Junon, citée ici comme figurant la terre, est citée plus haut comme figurant l’air. Il n’y a pas là proprement inexactitude, ni contradiction. Junon, par rapport à Jupiter, c’est l’élément inférieur par rapport à l’élément supérieur. Quand Jupiter figure l’éther, Junon figure l’air ; quand Jupiter désigne le ciel, Junon désigne la terre. Voyez Varron, De ling. lat., lib. v, cap. 27.
  5. Virgile, Georg., liv. ii, vers 325, 326.
  6. Terra désignait l’élément terrestre dans son unité, Tellus, la capacité passive de la terre, Tellumo, son énergie active et fécondante. Voyez plus bas, livre vii, ch. 23.
  7. Au témoignage d’Eusèbe, d’après Sanchoniathon ; voyez Præp. Evang. lib. i, cap. 10.