La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre XI

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 77-79).
CHAPITRE XI.
DE CETTE OPINION DES SAVANTS DU PAGANISME QUE TOUS LES DIEUX NE SONT QU’UN SEUL ET MÊME DIEU, SAVOIR : JUPITER.

Qu’ils apportent donc autant de raisons physiques et autant de raisonnements qu’il leur plaira pour établir tantôt que Jupiter est l’âme du monde, laquelle pénètre et meut toute cette masse immense composée de quatre éléments ou d’un plus grand nombre ; tantôt qu’il donne une part de sa puissance à sa sœur et à ses frères ; tantôt qu’il est l’éther et qu’il embrasse Junon, qui est l’air répandu au-dessous de lui ; tantôt qu’avec l’air il est tout le ciel, et que, par ses pluies et ses semences, il féconde la terre, qui se trouve être à la fois sa femme et sa mère, car cela n’a rien de déshonnête entre dieux ; tantôt enfin, pour n’avoir pas à voyager dans toute la nature, qu’il est le dieu unique, celui dont a voulu parler, au sentiment de plusieurs, le grand poëte qui a dit :

« Dieu circule à travers toutes les terres, toutes les mers, toutes les profondeurs des cieux[1] ».

Qu’ainsi, dans l’éther, il soit Jupiter, dans l’air, Junon ; dans la région supérieure de la mer, Neptune, et Salacie dans la région inférieure ; Pluton au haut de la terre, et au bas, Proserpine ; dans les foyers domestiques, Vesta ; dans les forges, Vulcain ; parmi les astres, le Soleil, la Lune et les Étoiles ; parmi les devins, Apollon; dans le commerce, Mercure ; en tout ce qui commence, Janus, et Terminus en tout ce qui finit ; dans le temps, Saturne ; dans la guerre, Mars et Bellone ; dans les fruits de la vigne, Liber ; dans les moissons, Cérès ; dans les forêts, Diane ; dans les arts, Minerve ; enfin, qu’il soit encore cette foule de petits dieux, pour ainsi dire plébéiens : qu’il préside, sous le nom de Liber, à la vertu génératrice des hommes, et sous le nom de Libera à celle des femmes ; qu’il soit Diespiter[2], qui conduit les accouchements à terme ; Mona, qui veille au flux menstruel ; Lucina, qu’on invoque au moment de la délivrance ; que sous le nom d’Opis[3] il assiste les nouveau-nés et les recueille sur le sein de la terre ; qu’il leur ouvre la bouche à leurs premiers vagissements et soit alors le dieu Vaticanus ; qu’il devienne Levana pour les soulever de terre, et Cunina pour les soigner dans leur berceau ; qu’il réside en ces déesses qui prophétisent les destinées, et qu’on appelle Carmentes[4] ; qu’il préside, sous le nom de Fortune, aux événements fortuits ; qu’il soit Rumina, quand il présente aux enfants la mamelle, par la raison que le vieux langage nomme la mamelle ruma ; qu’il soit Potina pour leur donner à boire, et Educa[5] pour leur donner à manger ; qu’il doive à la peur enfantine le nom de Paventin ; à l’espérance qui vient celui de Venilia ; à la volupté celui de Volupia ; à l’action celui d’Agenoria ; aux stimulants qui poussent l’action jusqu’à l’excès, celui de Stimula ; qu’on l’appelle Strenia, parce qu’il excite le courage ; Numeria, comme enseignant à nombrer ; Camena, comme apprenant à chanter ; qu’il soit le dieu Consus, pour les conseils qu’il donne, et la déesse Sentia pour les sentiments qu’il inspire ; qu’il veille, sous le nom de Juventa, au passage de l’enfance à la jeunesse ; qu’il soit encore la Fortune Barbue, qui donne de la barbe aux adultes, et qu’on aurait dû, pour leur faire honneur, appeler du nom mâle de Fortunius, plutôt que d’un nom femelle, à moins qu’on n’eût préféré, selon l’analogie qui a tiré le dieu Nodatus des nœuds de la tige, donner à la Fortune le nom de Barbatus, puisqu’elle a les barbes dans son domaine; que ce soit encore le même dieu qu’on appelle Jugatinus, quand il joint les époux ; Virginiensis, quand il détache du sein de la jeune mariée la ceinture virginale ; qu’il soit même, s’il n’en a point de honte, le dieu Mutunus ou Tutunus[6], que les Grecs appellent Priape ; en un mot, qu’il soit tout ce que j’ai dit et tout ce que je n’ai pas dit, car je n’ai pas eu dessein de tout dire ; que tous ces dieux et toutes ces déesses forment un seul et même Jupiter, ou que toutes ces divinités soient ses parties, comme le pensent quelques-uns, ou ses vertus, selon l’opinion qui fait de lui l’âme du monde ; admettons enfin celle de ces alternatives qu’on voudra, sans examiner en ce moment ce qu’il en est, je demande ce que perdraient les païens à faire un calcul plus court et plus sage, et à n’adorer qu’un seul Dieu ? Que mépriserait-on de lui, en effet, en l’adorant lui-même ? Si l’on a eu à craindre que quelques parties de sa divinité omises ou négligées ne vinssent à s’en irriter, il n’est donc pas vrai qu’il soit, comme on le prétend, la vie universelle embrassant dans son unité tous les dieux comme ses vertus, ses membres ou ses parties ; et il faut croire alors que chaque partie a sa vie propre, séparée de la vie des autres parties, puisque l’une d’elles peut s’irriter, s’apaiser, s’émouvoir sans l’autre. Dira-t-on que toutes ses parties ensemble, c’est-à-dire tout Jupiter s’offenserait, si chaque partie n’était point particulièrement adorée ? Ce serait dire une absurdité ; car aucune partie ne serait négligée, du moment qu’on servirait celui qui les comprend toutes. D’ailleurs, sans entrer ici dans des détails infinis, quand les païens soutiennent que tous les astres sont des parties de Jupiter, qu’ils ont la vie et des âmes raisonnables, et qu’à ce titre ils sont évidemment des dieux, ils ne s’aperçoivent pas qu’à ce compte il y a une infinité de dieux qu’ils n’adorent pas et à qui ils n’élèvent ni temples, ni autels, puisqu’il y a très-peu d’astres qui aient un culte et des sacrifices particuliers. Si donc les dieux s’offensent quand ils ne sont pas singulièrement adorés, comment les païens ne craignaient-ils pas, pour quelques dieux qu’ils se rendent propices, d’avoir contre eux tout le reste du ciel ? Que s’ils pensent adorer toutes les étoiles en adorant Jupiter qui les embrasse toutes, ils pourraient donc aussi résumer dans le culte de Jupiter celui de tous les dieux. Ce serait le moyen de les contenter tous ; au lieu que le culte rendu à quelques-uns doit mécontenter le nombre beaucoup plus grand de ceux qu’on néglige, surtout quand ils se voient préférer un Priape étalant sa nudité obscène, eux qui resplendissent de lumière dans les hauteurs du ciel.

  1. Virgile, Georg., lib. iv, vers. 221, 222.
  2. Diespiter signifie probablement père du jour (diei pater). Voyez Aulu-Gelle, lib. v, cap. 12, et Varron, De ling. lat., lib. v, § 66.
  3. Opis, de ops, force, secours. La déesse Opis ne doit pas être confondue avec Opa ou Rhéa, femme de Saturne. Voyez Servius ad Virg. Æn., lib. xi, vers 532.
  4. Sur le rôle de ces déesses, voyez Aulu-Gelle, lib. xvi, cap. 16.
  5. Potina de potare, boire ; Educa de educare, nourrir.
  6. Sur le dieu Mutunus ou Tutunus, voyez Arnobe, Contr. gent., lib. iv, p. 134, et Lactance, Instit., lib. i, cap. 20.