La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre XXIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 84-86).
CHAPITRE XXIII.
LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER LA FÉLICITÉ, BIEN QU’ILS ADORASSENT UN TRÈS-GRAND NOMBRE DE DIVINITÉS, ET QUE CELLE-CI DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES.

Mais revenons à la question, et supposons que les livres et le culte des païens soient fondés sur la Vérité, et que la Félicité soit une déesse ; pourquoi ne l’ont-ils pas exclusivement adorée, elle qui pouvait tout donner et rendre l’homme parfaitement heureux ? Car enfin on ne peut désirer autre chose que le bonheur. Pourquoi ont-ils attendu si tard, après tant de chefs illustres, et jusqu’à Lucullus[1], pour leur élever des autels ? pourquoi Romulus, qui voulait fonder une cité heureuse, n’a-t-il pas consacré un temple à cette divinité, de préférence à toutes les autres qu’il pouvait se dispenser d’invoquer, puisque rien ne lui aurait manqué avec elle ? En effet, sans son assistance il n’aurait pas été roi, ni placé ensuite au rang des dieux. Pourquoi donc a-t-il donné pour dieux aux Romains Janus, Jupiter, Mars, Picus, Faunus, Tibérinus, Hercule ? Quelle nécessité que Titus Tatius y ait ajouté Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, la Lumière[2], et je ne sais combien d’autres, jusqu’à la déesse Cloacine, en même temps qu’il oubliait la Félicité ? D’où vient que Numa a également négligé cette divinité, lui qui a introduit tant de dieux et tant de déesses ? Serait-ce qu’il n’a pu la découvrir dans la foule ? Certes, si le roi Hostilius l’eût connue et adorée, il n’eût pas élevé des autels à la Peur et à la Pâleur. En présence de la Félicité, la Peur et la Pâleur eussent disparu, je ne dis pas apaisées, mais mises en fuite.

Au surplus, comment se fait-il que l’empire romain eût déjà pris de vastes accroissements, avant que personne adorât encore la Félicité ? Serait-ce pour cela qu’il était plus vaste qu’heureux ? Car comment la félicité véritable se fût-elle trouvée où la véritable piété n’était pas ? Or, la piété, c’est le culte sincère du vrai Dieu, et non l’adoration de divinités fausses qui sont autant de démons. Mais depuis même que la Félicité eut été reçue au nombre des dieux, cela n’empêcha pas les guerres civiles d’éclater. Serait-ce par hasard qu’elle fut justement indignée d’avoir reçu si tardivement des honneurs qui devenaient une sorte d’injure, étant partagés avec Priape et Cloacine, avec la Peur, la Pâleur et la Fièvre, et tant d’autres idoles moins faites pour être adorées que pour perdre leurs adorateurs ?

Si l’on voulait après tout associer une si grande déesse à une troupe si méprisable, que ne lui rendait-on tout au moins des honneurs plus distingués ? Est-ce une chose supportable que la Félicité n’ait été admise ni parmi les dieux Consentes[3], qui composent, dit-on, le conseil de Jupiter, ni parmi les dieux qu’on appelle Choisis ? qu’on ne lui ait pas élevé quelque temple qui se fît remarquer par la hauteur de sa situation et par la magnificence de son architecture ? Pourquoi même n’aurait-on pas fait plus pour elle que pour Jupiter ? car si Jupiter occupe le trône, c’est la Félicité qui le lui a donné. Je suppose, il est vrai, qu’en possédant le trône il a possédé la félicité ; mais la félicité vaut encore mieux qu’un trône : car vous trouverez sans peine un homme à qui la royauté fasse peur ; vous n’en trouverez pas qui refuse la félicité. Que l’on demande aux dieux eux-mêmes, par les augures ou autrement, s’ils voudraient céder leur place à la Félicité, au cas où leurs temples ne laisseraient pas assez d’espace pour lui élever un édifice digne d’elle ; je ne doute point que Jupiter en personne ne lui abandonnât sans résistance les hauteurs du Capitole. Car nul ne peut résister à la félicité, à moins qu’il ne désire être malheureux, ce qui est impossible. Assurément donc, Jupiter n’en userait pas comme firent à son égard les dieux, Mars et Terme et la déesse Juventas, qui refusèrent nettement de lui céder la place, bien qu’il soit leur ancien et leur roi. On lit, en effet, dans les historiens romains, que Tarquin, lorsqu’il voulut bâtir le Capitole en l’honneur de Jupiter, voyant la place la plus convenable occupée par plusieurs autres dieux, et n’osant en disposer sans leur agrément, mais persuadé en même temps que ces dieux ne feraient pas difficulté de se déplacer pour un dieu de cette importance et qui était leur roi, s’enquit par les augures de leurs dispositions ; tous consentirent à se retirer, excepté ceux que j’ai déjà dits : Mars, Terme et Juventas ; de sorte que ces trois divinités furent admises dans le Capitole, mais sous des représentations si obscures qu’à peine les plus doctes savaient les y découvrir. Je dis donc que Jupiter n’eût pas agi de cette façon, ni traité la Félicité comme il fut traité lui-même par Mars, Terme et Juventas ; mais assurément ces divinités mêmes, qui résistèrent à Jupiter, n’eussent pas résisté à la Félicité, qui leur a donné Jupiter pour roi ; ou si elles lui eussent résisté, c’eût été moins par mépris que par le désir de garder une place obscure dans le temple de la Félicité, plutôt que de briller sans elle dans des sanctuaires particuliers.

Supposons donc la Félicité établie dans un lieu vaste et éminent ; tous les citoyens sauraient alors où doivent s’adresser leurs vœux légitimes. Secondés par l’inspiration de la nature, ils abandonneraient cette multitude inutile de divinités, de sorte que le temple de la Félicité serait désormais le seul fréquenté par tous ceux qui veulent être heureux, c’est-à-dire par tout le monde, et qu’on ne demanderait plus la félicité qu’à la Félicité elle-même, au lieu de la demander à tous les dieux. Et en effet que demande-t-on autre chose à quelque dieu que ce soit, sinon la félicité ou ce qu’on croit pouvoir y contribuer ? Si donc il dépend de la Félicité de se donner à qui bon lui semble, ce dont on ne peut douter qu’en doutant qu’elle soit déesse, n’est-ce pas une folie de demander la félicité à toute autre divinité, quand on peut l’obtenir d’elle-même ? Ainsi donc il est prouvé qu’on devait lui donner une place éminente et la mettre au-dessus de tous les dieux. Si j’en crois une tradition consignée dans les livres des païens, les anciens Romains avaient en plus grand honneur je ne sais quel dieu Summanus[4], à qui ils attribuaient les foudres de la nuit, que Jupiter lui-même, qui ne présidait qu’aux foudres du jour ; mais depuis qu’on eut élevé à Jupiter un temple superbe et un lieu éminent, la beauté et la magnificence de l’édifice attirèrent tellement la foule, qu’à peine aujourd’hui se trouverait-il un homme, je ne dis pas qui ait entendu parler du dieu Summanus, car il y a longtemps qu’on n’en parle plus, mais qui se souvienne même d’avoir jamais lu son nom. Concluons que la Félicité n’étant pas une déesse, mais un don de Dieu, il ne reste qu’à se tourner vers Celui qui seul peut la donner, et à laisser là cette multitude de faux dieux adorée par une multitude d’hommes insensés, qui travestissent en dieux les dons de Dieu et offensent par l’obstination d’une volonté superbe le dispensateur de ces dons. Il ne peut manquer en effet d’être malheureux celui qui sert la Félicité comme une déesse et abandonne Dieu, principe de la félicité, semblable à un homme qui lécherait du pain en peinture, au lieu de s’adresser à qui possède du pain véritable.

  1. C’est vers l’an de Rome 679 que Lucinius Lucullus, après avoir vaincu Mithridate et Tigrane, éleva un temple à la Félicité.
  2. Il est probable qu’en cet endroit saint Augustin s’appuie sur Varron. Dans le De ling. lat., lib. v, § 74, le théologien romain cite comme divinités sabines, introduites par le roi Titus Tatius : Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, et en outre le dieu Summanus, dont saint Augustin va parler à la fin du chapitre.
  3. Il parait que ce nom est d’origine étrusque, et que les grands dieux étaient appelés Consentes et Complices à cause de l’harmonie de leurs mouvements célestes. Voyez Varron, d’après Arnobe, Contr. gent., lib. iii, p. 117, et l’Hist. des relig. de l’antiq., par Creuzer et Guignaut, liv. 5, ch. 2, sect. 2.
  4. Cette tradition sur le dieu Summanus est en effet rapportée par Pline l’Ancien, Hist. nat., lib. ii, cap. 53. Cicéron (De divin., lib. i, cap.1), et Ovide (Fastes, lib. vi., v. 731 et 732) parlent aussi du dieu Summanus, qui n’était peut-être pas différent de Pluton.