La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XVIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 36-37).
CHAPITRE XVIII.
TÉMOIGNAGE DE SALLUSTE SUR LES MŒURS DU PEUPLE ROMAIN, TOUR À TOUR CONTENUES PAR LA CRAINTE ET RELACHÉES PAR LA SÉCURITÉ.

Au lieu donc de poursuivre, j’aime mieux rapporter le témoignage de ce même Salluste, qui m’a donné occasion d’aborder ce sujet en disant du peuple romain « que son caractère, autant que ses lois, le rendait bon et équitable ». Salluste veut ici glorifier ce temps où Rome, après la chute des rois, prit en très-peu d’années d’incroyables accroissements, et cependant il ne laisse pas d’avouer, dès le commencement du premier livre de son Histoire[1], que dans ce même temps, quand l’autorité passa des rois aux consuls, les patriciens ne tardèrent pas à opprimer le peuple, ce qui occasionna la séparation du peuple et du sénat et une foule de dissensions civiles. En effet, après avoir rappelé qu’entre la seconde et la troisième guerre punique, les bonnes mœurs et la concorde régnaient parmi le peuple romain, heureux état de choses qu’il attribue, non à l’amour de la justice, mais à cette crainte salutaire de l’ennemi que Scipion Nasica voulait entretenir en s’opposant à la ruine de Carthage, l’historien ajoute ces paroles : « Mais, Carthage prise, la discorde, la cupidité, l’ambition, et tous les vices qui naissent d’ordinaire de la prospérité se développèrent rapidement ». D’où l’on doit conclure qu’auparavant ils avaient commencé de paraître et de grandir. Salluste ajoute, pour appuyer son sentiment : « Car les violences des citoyens puissants, qui amenèrent la séparation du peuple et du sénat, et une foule de dissensions civiles, troublèrent Rome dès le principe, et l’on n’y vit fleurir la modération et l’équité qu’au temps où les rois furent expulsés, alors qu’on redoutait les Tarquins et la guerre avec l’Étrurie ». On voit ici Salluste chercher la cause de cette modération et de cette équité qui régnèrent à Rome pendant un court espace de temps après l’expulsion des Tarquins. Cette cause, à ses yeux, c’est la crainte ; on redoutait, en effet, la guerre terrible que le roi Tarquin, appuyé sur ses alliés d’Étrurie, faisait au peuple qui l’avait chassé de son trône et de ses États. Mais ce qu’ajoute l’historien mérite une attention particulière : « Après cette époque, dit-il, les patriciens traitèrent les gens du peuple en esclaves, condamnant celui-ci à mort et celui-là aux verges, comme avaient fait les rois, chassant le petit propriétaire de son champ, et imposant à celui qui n’avait rien la plus dure tyrannie. Accablé de ces vexations, écrasé surtout par l’usure, le bas peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient peser avec le service militaire les plus lourds impôts, prit les armes et se retira sur le mont Sacré et sur l’Aventin[2] ; ce fut ainsi qu’il obtint ses tribuns et d’autres prérogatives. Mais la lutte et les dissensions ne furent entièrement éteintes qu’à la seconde guerre punique ». Voilà ce que devinrent, au bout de quelque temps, peu après l’expulsion des rois, ces Romains dont Salluste nous dit : « Que leur caractère, autant que leurs lois, les rendait justes et équitables ». Or, si telle a été la république romaine aux jours de sa vertu et de sa beauté, que dirons-nous du temps qui a suivi, où, comme dit Salluste : « Changeant peu à peu, de belle et vertueuse qu’elle était, elle devint laide et corrompue », et cela, comme il a soin de le remarquer, depuis la ruine de Carthage ? On peut voir, dans son Histoire le tableau rapide qu’il trace de ces tristes temps, et par quels degrés la corruption, née des prospérités de Rome, aboutit enfin à la guerre civile : « Depuis cette époque, dit-il, les antiques mœurs, au lieu de s’altérer insensiblement, s’écoulèrent comme un torrent ; car le luxe et la cupidité avaient tellement dépravé la jeunesse que nul ne pouvait plus conserver son propre patrimoine ni souffrir la conservation de celui d’autrui ». Salluste parle ensuite avec quelque étendue des vices de Sylla et des autres hontes de la république, et tous les historiens sont ici d’accord avec lui, quoiqu’ils n’aient pas son éloquence.

Voilà, ce me semble, des témoignages suffisants pour faire voir à quiconque voudra y prendre garde dans quel abîme de corruption Rome était tombée avant l’avénement de Notre-Seigneur, car tous ces désordres avaient éclaté, non-seulement avant que Jésus-Christ revêtu d’un corps eût commencé à enseigner sa doctrine, mais avant qu’il fût né d’une vierge.

Si donc les païens n’osent imputer à leurs dieux les maux de ces temps antérieurs, tolérables avant la ruine de Carthage, intolérables depuis, bien que leurs dieux seuls, dans leur méchanceté et leur astuce, en jetassent la semence dans l’esprit des hommes par les folles opinions qu’ils y répandaient, pourquoi imputent-ils les maux présents à Jésus Christ, dont la doctrine salutaire défend d’adorer ces dieux faux et trompeurs, et qui, condamnant par une autorité divine ces dangereuses et criminelles convoitises du cœur humain, retire peu à peu sa famille d’un monde corrompu et qui tombe, pour établir, non sur les applaudissements de la vanité, mais sur le jugement de la vérité même, son éternelle et glorieuse cité !

  1. Salluste avait écrit l’histoire de Rome pendant la période de quatorze ans environ comprise entre 78 avant J.-C. et 65 après. Cet ouvrage est perdu ; il n’en reste que des fragments.
  2. Ce fut dix-sept ans après l’expulsion des Tarquins que le peuple se retira sur le mont Sacré. Voyez Tite-Live, lib. ii, cap. 32, et lib. iii, cap. 50.