La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre VII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 50-51).
CHAPITRE VII.
DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIMBRIA, UN DES LIEUTENANTS DE MARIUS.

Quel nouveau crime en effet avait commis Troie pour mériter qu’au moment où éclatèrent les guerres civiles, le plus féroce des partisans de Marius, Fimbria, lui fît subir une destruction plus sanglante encore et plus cruelle que celle des Grecs ? Du temps de la première ruine, un grand nombre de Troyens trouva son salut dans la fuite, et d’autres en perdant la liberté conservèrent la vie ; mais Fimbria ordonna de n’épargner personne, et brûla la ville avec tous ses habitants. Voilà comment Troie fut traitée, non par les Grecs indignés de sa perfidie, mais par les Romains nés de son malheur, sans que les dieux, qu’elle adorait en commun avec ses bourreaux, se missent en peine de la secourir, ou pour mieux dire sans qu’ils en eussent le pouvoir. Est-il donc vrai que pour la seconde fois ils s’éloignèrent tous de leurs sanctuaires, et désertèrent leurs autels[1], ces dieux dont la protection maintenait une cité relevée de ses ruines ? Si cela est, j’en demande la raison ; car la cause des dieux me paraît ici d’autant plus mauvaise que je trouve meilleure celle des Troyens. Pour conserver leur ville à Sylla, ils avaient fermé leurs portes à Fimbria, qui, dans sa fureur, incendia et renversa tout. Or, à ce moment de la guerre civile, le meilleur parti était celui de Sylla ; car Sylla s’efforçait de délivrer la république opprimée. Les commencements de son entreprise étaient légitimes, et ses suites malheureuses n’avaient point encore paru. Qu’est-ce donc que les Troyens pouvaient faire de mieux, quelle conduite plus honnête, plus fidèle, plus convenable à leur parenté avec les Romains, que de conserver leur ville au meilleur parti, et de fermer leurs portes à celui qui portait sur la république ses mains parricides ? On sait ce que leur coûta cette fidélité ; que les défenseurs des dieux expliquent cela comme ils le pourront. Je veux que les dieux aient délaissé des adultères, et abandonné Troie aux flammes des Grecs, afin que Rome, plus chaste, naquît de ses cendres ; mais depuis, pourquoi ont-ils abandonné cette même ville, mère de Rome, et qui, loin de se révolter contre sa noble fille, gardait au contraire au parti le plus juste une sainte et inviolable fidélité ? pourquoi l’ont-ils laissée en proie, non pas aux Grecs généreux, mais au plus vil des Romains ? Que si le parti de Sylla, à qui ces infortunés avaient voulu conserver leur ville, déplaisait aux dieux, d’où vient qu’ils lui promettaient tant de prospérités ? cela ne prouve-t-il point qu’ils sont les flatteurs de ceux à qui sourit la fortune plutôt que les défenseurs des malheureux ? Ce n’est donc pas pour avoir été délaissée par les dieux que Troie a succombé. Les démons, toujours vigilants à tromper, firent ce qu’ils purent ; car au milieu des statues des dieux renversées et consumées, nous savons par Tite-Live[2] qu’on trouva celle de Minerve intacte dans les ruines de son temple ; non sans doute afin qu’on pût dire à leur louange :

« Dieux de la patrie, dont la protection veille toujours sur Troie[3] ! »

mais afin qu’on ne dît pas à leur décharge :

« Ils ont tous abandonné leurs sanctuaires et délaissé leurs autels ».

Ainsi, il leur a été permis de faire ce prodige, non comme une consécration de leur pouvoir, mais comme une preuve de leur présence.

  1. Énéide, livre II, vers 351.
  2. Ce récit devait se trouver dans le livre LXXXIII, un des livres perdus de Tite-Live. Voyez, sur la tradition du palladium, Servius ad Æneid., liv. ii, vers 166.
  3. Énéide, liv. ii, vers 702, 703.