La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 54-55).
CHAPITRE XIII.
PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT POUR LA PREMIÈRE FOIS DES ÉPOUSES.

Comment se fait-il que ni Junon, qui dès lors, d’accord avec son Jupiter,

« Couvrait de sa protection les Romains dominateurs du monde et le peuple vêtu de la toge[1] »,

ni Vénus même, protectrice des enfants de son cher Énée, n’aient pu leur procurer de bons et honnêtes mariages ? car ils furent obligés d’enlever des filles pour les épouser, et de faire ensuite à leurs beaux-pères une guerre où ces malheureuses femmes, à peine réconciliées avec leurs maris, reçurent en dot le sang de leurs parents ? Les Romains, dit-on, sortirent vainqueurs du combat ; mais à combien de proches et d’alliés cette victoire coûta-t-elle la vie, et de part et d’autre quel nombre de blessés ! La guerre de César et de Pompée n’était que la lutte d’un seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle éclata, la fille de César, l’épouse de Pompée n’était plus ; et cependant, c’est avec un trop juste sentiment de douleur que Lucain s’écrie :

« Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs de l’Émathie et où le crime fut justifié par la victoire[2] ».

Les Romains vainquirent donc, et ils purent dès lors, les mains encore toutes sanglantes du meurtre de leurs beaux-pères, obliger leurs filles à souffrir de funestes embrassements, tandis que celles-ci, qui pendant le combat ne savaient pour qui elles devaient faire des vœux, n’osaient pleurer leurs pères morts, de crainte d’offenser leurs maris victorieux. Ce ne fut pas Vénus qui présida à ces noces, mais Bellone, ou plutôt Alecton, cette furie d’enfer qui fit ce jour-là plus de mal aux Romains, en dépit de la protection que déjà leur accordait Junon, que lorsqu’elle fut déchaînée contre eux par cette déesse[3]. La captivité d’Andromaque fut plus heureuse que ces premiers mariages romains[4] ; car, depuis que Pyrrhus fut devenu son époux, il ne fit plus périr aucun Troyen, au lieu que les Romains tuaient sur le champ de bataille ceux dont ils embrassaient les filles dans leurs lits. Andromaque, sous la puissance du vainqueur, avait sans doute à déplorer la mort de ses parents, mais elle n’avait plus à la craindre ; ces pauvres femmes, au contraire, craignaient la mort de leurs pères, quand leurs maris allaient au combat, et la déploraient en les voyant revenir, ou plutôt elles n’avaient ni la liberté de leur crainte ni celle de leur douleur. Comment, en effet, voir sans douleur la mort de leurs concitoyens, de leurs parents, de leurs frères, de leurs pères ? Et comment se réjouir sans cruauté de la victoire de leurs maris ? Ajoutez que la fortune des armes est journalière et que plusieurs perdirent en même temps leurs époux et leurs pères ; car les Romains ne furent pas sans éprouver quelques revers. On les assiégea dans leur ville, et après quelque résistance, les assaillants ayant trouvé moyen d’y pénétrer, il s’engagea dans le Forum même une horrible mêlée entre les beaux-pères et les gendres. Les ravisseurs avaient le dessous et se sauvaient à tous moments dans leurs maisons, souillant ainsi par leur lâcheté d’une honte nouvelle leur premier exploit déjà si honteux et si déplorable. Ce fut alors que Romulus, désespérant de la valeur des siens, pria Jupiter de les arrêter, ce qui fit donner depuis à ce dieu le surnom de Stator. Mais cela n’aurait encore servi de rien, si les femmes ne se fussent jetées aux genoux de leurs pères, les cheveux épars, et n’eussent apaisé leur juste colère par d’humbles supplications[5]. Enfin, Romulus, qui n’avait pu souffrir à côté de lui son propre frère, et un frère jumeau, fut contraint de partager la royauté avec Tatius, roi des Sabins ; à la vérité il s’en défit bientôt, et demeura seul maître, afin d’être un jour un plus grand dieu. Voilà d’étranges contrats de noces, féconds en luttes sanglantes, et de singuliers actes de fraternité, d’alliance, de parenté, de religion ! voilà les mœurs d’une cité placée sous le patronage de tant de dieux ! On devine assez tout ce que je pourrais dire là-dessus, si mon sujet ne m’entraînait vers d’autres discours.

  1. Virgile, Énéide, v. 281, 282.
  2. Lucain, Pharsale, v. 1 et 2.
  3. Voyez Virgile, Énéide, liv. vii, vers 323 et suiv.
  4. On sait qu’Andromaque, veuve d’Hector, fut emmenée captive par le fils d’Achille, Pyrrhus, qui l’épousa.
  5. Voyez Tite-Live, lib. I, cap. 10-13.