La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XXVIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 67-68).
CHAPITRE XXVIII.
COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE DES CRUAUTÉS DE MARIUS.

Sylla, qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant de sang, mit fin à la guerre ; mais comme sa victoire n’avait pas détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière. À toutes les atrocités du premier Marius, son fils Marius le Jeune et Carbon en ajoutèrent de nouvelles. Instruits de l’approche de Sylla et désespérant de remporter la victoire, et même de sauver leurs têtes, ils remplirent Rome de massacres où leurs amis n’étaient pas plus épargnés que leurs adversaires. Ce ne fut pas assez pour eux de décimer la ville ; ils assiégèrent le sénat et tirèrent du palais, comme d’une prison, un grand nombre de sénateurs qu’ils firent égorger en leur présence. Le pontife Mucius Scévola fut tué au pied de l’autel de Vesta, où il s’était réfugié comme dans un asile inviolable, et il s’en fallut de peu qu’il n’éteignît de son sang le feu sacré entretenu par les vestales. Bientôt Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes désarmés et sans défense[1]. Ce n’était plus la guerre qui tuait, c’était la paix ; on ne se battait plus contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. Dans la ville, les partisans de Sylla massacrèrent qui bon leur sembla ; les morts ne se comptaient plus, jusqu’à ce qu’enfin on conseilla à Sylla de laisser vivre quelques citoyens, afin que les vainqueurs eussent à qui commander. Alors s’arrêta cette effroyable liberté du meurtre, et on accueillit avec reconnaissance la table de proscription où étaient portés deux mille noms de sénateurs et de chevaliers. Ce nombre, si attristant qu’il pût être, avait au moins cela de consolant qu’il mettait fin au carnage universel, et on s’affligeait moins de la perte de tant de proscrits qu’on ne se réjouissait de ce que le reste des citoyens n’avait rien à craindre. Mais malgré cette cruelle sécurité, on ne laissa pas de gémir des divers genres de supplices qu’une férocité ingénieuse faisait souffrir à quelques-unes des victimes dévouées à la mort. Il y en eut un que l’on déchira à belles mains, et on vit des hommes plus cruels pour un homme vivant que les bêtes farouches ne le sont pour un cadavre[2]. On arracha les yeux à un autre et on lui coupa tous les membres par morceaux, puis on le laissa vivre ou plutôt mourir lentement au milieu de tortures effroyables[3]. On mit des villes célèbres à l’encan, comme on aurait fait d’une ferme ; il y en eut même une dont on condamna à mort tous les habitants, comme s’il se fût agi d’un seul criminel. Toutes ces horreurs se passèrent en pleine paix, non pour hâter une victoire, mais pour n’en pas perdre le fruit. Il y eut entre la paix et la guerre une lutte de cruauté, et ce fut la paix qui l’emporta ; car la guerre n’attaquait que des gens armés, au lieu que la paix immolait des hommes sans défense. La guerre laissait à l’homme attaqué la faculté de rendre blessure pour blessure ; la paix ne laissait au vaincu, à la place du droit de vivre, que la nécessité de mourir sans résistance.

  1. Les historiens ne sont pas d’accord sur le chiffre des morts, que les uns fixent au-dessus de sept mille et les autres au-dessous. Saint Augustin paraît avoir adopté le récit de Velleius Paterculus (livre ii, ch. 28).
  2. Voyez Florus, lib. iii, cap. 21.
  3. L’homme qui subit ce sort cruel fut le préteur Marcus Marius, parent du rival de Sylla. Voyez Florus, lib. iii, cap. 21, et Valère Maxime, lib. ix, cap. 2, § 1.