La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 74-75).
CHAPITRE VII.
S’IL FAUT ATTRIBUER À L’ASSISTANCE OU À L’ABANDON DES DIEUX LA PROSPÉRITÉ OU LA DÉCADENCE DES EMPIRES.

Si l’empire d’Assyrie a eu cette grandeur et cette durée sans l’assistance des dieux, pourquoi donc attribuer aux dieux de Rome la grandeur et la durée de l’empire romain ? Quelle que soit la cause qui a fait prospérer les deux empires, elle est la même dans les deux cas. D’ailleurs si l’on prétend que l’empire d’Assyrie a prospéré par l’assistance des dieux, je demanderai : de quels dieux ? car les peuples subjugués par Ninus n’adoraient point d’autres dieux que les siens. Dira-t-on que les Assyriens avaient des dieux particuliers, plus habiles ouvriers dans l’art de bâtir et de conserver des empires ; je demanderai alors si ces dieux étaient morts quand l’empire d’Assyrie s’est écroulé ? Ou bien serait-ce que faute d’avoir été payés de leur salaire, ou sur la promesse d’une plus forte récompense, ils ont mieux aimé passer aux Mèdes, pour se tourner ensuite du côté des Perses, en faveur de Cyrus qui les appelait et leur faisait espérer une condition plus avantageuse ? En effet, ce dernier peuple, depuis la domination, vaste en étendue, mais courte en durée, d’Alexandre le Grand, a toujours conservé son ancien État, et il occupe aujourd’hui dans l’Orient une vaste étendue de pays[1]. Or, s’il en est ainsi, ou bien les dieux sont coupables d’infidélité, puisqu’ils abandonnent leurs amis pour passer du côté de leurs ennemis, et font ce que Camille, qui n’était qu’un homme, ne voulut pas faire, quand, après avoir vaincu les ennemis les plus redoutables de Rome, il éprouva l’ingratitude de sa patrie, et qu’au lieu d’en conserver du ressentiment, il sauva une seconde fois ses concitoyens en les délivrant des mains des Gaulois ; ou bien ces dieux ne sont pas aussi puissants qu’il conviendrait à leur divinité, puisqu’ils peuvent être vaincus par la prudence ou par la force ; ou enfin, s’il n’est pas vrai qu’ils soient vaincus par des hommes, mais par d’autres dieux, il y a donc entre ces esprits célestes des inimitiés et des luttes, suivant que chacun se range de tel ou tel parti, et alors pourquoi un État adorerait-il ses dieux propres de préférence à d’autres dieux que ceux-ci peuvent appeler comme auxiliaires ? Quoi qu’il en soit au surplus de ce passage, de cette fuite, de cette migration ou de cette défection des dieux, il est certain qu’on ne connaissait point encore Jésus-Christ quand ces monarchies ont été détruites ou transformées. Car lorsque, après une durée de douze cents ans et plus, l’empire des Assyriens s’est écroulé, si déjà la religion chrétienne eût annoncé le royaume éternel et fait interdire le culte sacrilège des faux dieux, les Assyriens n’auraient pas manqué de dire que leur empire ne succombait, après avoir duré si longtemps, que pour avoir abandonné la religion des ancêtres et embrassé celle de Jésus-Christ. Que la vanité manifeste de ces plaintes soit comme un miroir où nos adversaires pourront reconnaître l’injustice des leurs, et qu’ils rougissent de les produire, s’il leur reste encore quelque pudeur. Mais je me trompe : l’empire romain n’est pas détruit, comme l’a été celui d’Assyrie ; il n’est qu’éprouvé. Bien avant le christianisme, il a connu ces dures épreuves et il s’en est relevé. Ne désespérons pas aujourd’hui qu’il se relève encore ; car en cela qui sait la volonté de Dieu ?

  1. L’empire des Perses, renversé par Alexandre (331 ans avant J.-C.), fut reconstitué par Arsace, chef des Parthes (246 ans avant J.-C.), pour reprendre une forme nouvelle sous Artaxerce, vainqueur des Parthes, vers 226 après J.-C..