La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre XXI

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 83-84).
CHAPITRE XXI.
LES PAÏENS, N’AYANT PAS LA CONNAISSANCE DES DONS DE DIEU, AURAIENT DÛ SE BORNER AU CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ.

Disons-le nettement : toutes ces déesses ne sont pas filles de la vérité, mais de la vanité. Dans le fait, les vertus sont des dons du vrai Dieu, et non pas des déesses. D’ailleurs, quand on possède la Vertu et la Félicité, qu’y a-t-il à souhaiter de plus ? et quel objet pourrait suffire à qui ne suffisent pas la Vertu, qui embrasse tout ce qu’on doit faire, et la Félicité, qui renferme tout ce qu’on peut désirer ? Si les Romains adoraient Jupiter pour en obtenir ces deux grands biens (car le maintien d’un empire et son accroissement, supposé que ce soient des biens, sont compris dans la Félicité), comment n’ont-ils pas vu que la Félicité, aussi bien que la Vertu, est un don de Dieu, et non pas une déesse ? Ou si on voulait y voir des divinités, pourquoi ne pas s’en contenter, sans recourir à un si grand nombre d’autres dieux ? Car enfin rassemblez par la pensée toutes les attributions qu’il leur a plu de partager entre tous les dieux et toutes les déesses, je demande s’il est possible de découvrir un bien quelconque qu’une divinités puisse donner à qui posséderait la Vertu et la Félicité. Quelle science aurait-il à demander à Mercure et à Minerve, du moment que la Vertu contient en soi toutes les sciences, suivant la définition des anciens, qui entendaient par Vertu l’art de bien vivre, et faisaient venir le mot latin ars du mot grec ἀρετή qui signifie vertu ? Si la Vertu suppose de l’esprit, qu’était-il besoin du père Catius, divinité chargée de rendre les hommes fins et avisés[1], la Félicité pouvant aussi d’ailleurs leur procurer cet avantage car naître spirituel est une chose heureuse ; et c’est pourquoi ceux qui n’étaient pas encore nés, ne pouvant servir la Félicité pour en obtenir de l’esprit, le culte que lui rendaient leurs parents devait suppléer à ce défaut. Quelle nécessité pour les femmes en couche d’invoquer Lucine, quand, avec l’assistance de la Félicité, elles pouvaient non-seulement accoucher heureusement, mais encore mettre au monde des enfants bien partagés ? était-il besoin de recommander à la déesse Opis l’enfant qui naît, au dieu Vaticanus l’enfant qui vagit, à la déesse Cunina l’enfant au berceau, à la déesse Rumina l’enfant qui tète, au dieu Statilinus les gens qui sont debout, à la déesse Adéona ceux qui nous abordent, à la déesse Abéona ceux qui s’en vont[2] ? pourquoi fallait-il s’adresser à la déesse Mens pour être intelligent, au dieu Volumnus et à la déesse Volumna pour posséder le bon vouloir, aux dieux des noces pour se bien marier, aux dieux des champs et surtout à la déesse Fructesea pour avoir une bonne récolte, à Mars et à Bellone pour réussir à la guerre, à la déesse Victoire pour être victorieux, au dieu Honos pour avoir des honneurs, à la déesse Pécunia pour devenir riche, enfin au dieu Æsculanus et à son fils Argentinus pour avoir force cuivre et force argent[3] ? Au fait, la monnaie d’argent a été précédée par la monnaie de cuivre ; et ce qui m’étonne, c’est qu’Argentinus n’ait pas à son tour engendré Aurinus, puisque la monnaie d’or est venue après. Si ce dieu eût existé, il est à croire qu’ils l’auraient préféré à son père Argentinus et à son grand-père Æsculanus, comme ils ont préféré Jupiter à Saturne. Encore une fois, qu’était-il nécessaire, pour obtenir les biens de l’âme ou ceux du corps, ou les biens extérieurs, d’adorer et d’invoquer cette foule de dieux que je n’ai pas tous nommés, et que les païens eux-mêmes n’ont pu diviser et multiplier à l’égal de leurs besoins, alors que la déesse Félicité pouvait si aisément les résumer tous ? Et non-seulement elle seule suffisait pour obtenir tous les biens, mais aussi pour éviter tous les maux ; car à quoi bon invoquer la déesse Fessonia contre la fatigue, la déesse Pellonia pour expulser l’ennemi, Apollon ou Esculape contre les maladies, ou ces deux médecins ensemble, quand le cas était grave ? à quoi bon enfin le dieu Spiniensis pour arracher les épines des champs, et la déesse Rubigo[4] pour écarter la nielle ? La seule Félicité, par sa présence et sa protection, pouvait détourner ou dissiper tous ces maux. Enfin, puisque nous traitons ici de la Vertu et de la Félicité, si la Félicité est la récompense de la Vertu, ce n’est donc pas une déesse, mais un don de Dieu ; ou si c’est une déesse, pourquoi ne dit-on pas que c’est elle aussi qui donne la vertu, puisque être vertueux est une grande félicité ?

  1. Le dieu Catius, dit le texte, rend les hommes cati, c’est-à-dire fins.
  2. Adeona de adire, aborder ; Abeona de abire, s’en aller.
  3. On sait que le nom de la déesse Mens signifie intelligence, que Pecunia veut dire monnaie, richesse. Æsculanus vient de æs, airain, cuivre.
  4. Ovide décrit les Rubiginalia, fêtes de la déesse Rubigo, dans ses Fastes, lib. iv, vers. 907 et seq.