La Cité de Dieu (Augustin)/Livre V/Chapitre XII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 103-105).
CHAPITRE XII.
PAR QUELLES VERTUS LES ANCIENS ROMAINS ONT MÉRITÉ QUE LE VRAI DIEU ACCRUT LEUR EMPIRE, BIEN QU’ILS NE L’ADORASSENT PAS.

Voyons maintenant en faveur de quelles vertus le vrai Dieu, qui tient en ses mains tous les royaumes de la terre, a daigné favoriser l’accroissement de l’empire romain. C’est pour en venir là que nous avons montré, dans le livre précédent, que les dieux que Rome honorait par des jeux ridicules n’ont en rien contribué à sa grandeur ; nous avons montré ensuite, au commencement du présent livre, que le destin est un mot vide de sens, de peur que certains esprits, désabusés de la croyance aux faux dieux, n’attribuassent la conservation et la grandeur de l’empire romain à je ne sais quel destin plutôt qu’à la volonté toute-puissante du Dieu souverain.

Les anciens Romains adoraient, il est vrai, les faux dieux, et offraient des victimes aux démons, à l’exemple de tous les autres peuples de l’univers, le peuple hébreu excepté ; mais leurs historiens leur rendent ce témoignage qu’ils étaient « avides de renommée et prodigues d’argent, contents d’une fortune honnête et insatiables de gloire[1] ». C’est la gloire qu’ils aimaient ; pour elle ils voulaient vivre, pour elle ils surent mourir. Cette passion étouffait dans leurs cœurs toutes les autres. Convaincus qu’il était honteux pour leur patrie d’être esclave, et glorieux pour elle de commander, ils la voulurent libre d’abord pour la faire ensuite souveraine. C’est pourquoi, ne pouvant souffrir l’autorité des rois, ils créèrent deux chefs annuels qu’ils appelèrent consuls. Qui dit roi ou seigneur, parle d’un maître qui règne et domine ; un consul, au contraire, est une sorte de conseiller[2]. Les Romains pensèrent donc que la royauté a un faste également éloigné de la simplicité d’un pouvoir qui exécute la loi, et de la douceur d’un magistrat qui conseille ; ils ne virent en elle qu’une orgueilleuse domination. Ils chassèrent donc les Tarquins, établirent des consuls, et dès lors, comme le rapporte à l’honneur des Romains l’historien déjà cité, « sous ce régime nouveau de liberté, la république, enflammée par un amour passionné de la gloire, s’accrut avec une rapidité incroyable ». C’est donc à cette ardeur de renommée et de gloire qu’il faut attribuer toutes les merveilles de l’ancienne Rome, qui sont, au jugement des hommes, ce qui peut se voir de plus glorieux et de plus digne d’admiration.

Salluste trouve aussi à louer quelques personnages de son siècle, notamment Marcus Caton et Caïus César, dont il dit que la république, depuis longtemps stérile, n’avait jamais produit deux hommes d’un mérite aussi éminent, quoique de mœurs bien différentes. Or, entre autres éloges qu’il adresse à César, il lui fait honneur d’avoir désiré un grand commandement, une armée et une guerre nouvelle où il pût montrer ce qu’il était. Ainsi, c’était le vœu des plus grands hommes que Bellone, armée de son fouet sanglant, excitât de malheureuses nations à prendre les armes, afin d’avoir une occasion de faire briller leurs talents. Et voilà les effets de cette ardeur avide pour les louanges et de ce grand amour de la gloire ! Concluons que les grandes choses faites par les Romains eurent trois mobiles : d’abord l’amour de la liberté, puis le désir de la domination et la passion des louanges. C’est de quoi rend témoignage le plus illustre de leurs poètes, quand il dit :

« Porsenna entourait Rome d’une armée immense, voulant lui imposer le retour des Tarquins bannis ; mais les fils d’Énée se précipitaient vers la mort pour défendre la liberté[3] »

Telle était alors leur unique ambition : mourir vaillamment ou vivre libres. Mais quand ils eurent la liberté, l’amour de la gloire s’empara tellement de leurs âmes, que la liberté n’était rien pour eux si elle n’était accompagnée de la domination. Aussi accueillaient-ils avec la plus grande faveur ces prophéties flatteuses que Virgile mit depuis dans la bouche de Jupiter :

« Junon même, l’implacable Junon, qui fatigue aujourd’hui de sa haine jalouse la mer, la terre et le ciel, prendra des sentiments plus doux et protégera, de concert avec moi, la nation qui porte la toge, devenue la maîtresse des autres nations. Telle est ma volonté ; un jour viendra où la maison d’Assaracus imposera son joug à la Thessalie et à l’illustre Mycènes, et dominera sur les Grecs vaincus[4] ».

On remarquera que Virgile fait prédire à Jupiter des événements accomplis de son temps et dont lui-même était témoin ; mais j’ai cité ses vers pour montrer que les Romains, après la liberté, ont tellement estimé la domination, qu’ils en ont fait le sujet de leurs plus hautes louanges. C’est encore ainsi que le même poëte préfère à tous les arts des nations étrangères l’art propre aux Romains, celui de régner et de gouverner, de vaincre et de soumettre les peuples :

« D’autres, dit-il, animeront l’airain d’un ciseau plus délicat, je le crois sans peine ; ils sauront tirer du marbre des figures pleines de vie. Leur parole sera plus éloquente ; leur compas décrira les mouvements célestes et marquera le lever des étoiles. Toi, Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à ton empire. Tes arts, les voici : être l’arbitre de la paix, pardonner aux vaincus et dompter les superbes[5] ».

Les Romains, en effet, excellaient d’autant mieux dans ces arts qu’ils étaient moins adonnés aux voluptés qui énervent l’âme et le corps, et à ces richesses fatales aux bonnes mœurs qu’on ravit à des citoyens pauvres pour les prodiguer à d’infâmes histrions. Et comme cette corruption débordait de toutes parts au temps où Salluste écrivait et où chantait Virgile, on ne marchait plus vers la gloire par des voies honnêtes, mais par la fraude et l’artifice. Salluste nous le déclare expressément : « Ce fut d’abord l’ambition, dit-il, plutôt que la cupidité, qui remua les cœurs. Or, le premier de ces vices touche de plus près que l’autre à la vertu. En effet, l’homme de bien et le lâche désirent également la gloire, les honneurs, le pouvoir ; seulement l’homme de bien y marche par la bonne voie ; l’autre, à qui manquent les moyens honnêtes, prétend y arriver par la fraude et le mensonge[6] ». Quels sont ces moyens honnêtes de parvenir à la gloire, aux dignités, au pouvoir ? évidemment ils résident dans la vertu, seule voie où veuillent marcher les gens de bien. Voilà les sentiments qui étaient naturellement gravés dans le cœur des Romains, et je n’en veux pour preuve que ces temples qu’ils avaient élevés, l’un près de l’autre, à la Vertu et à l’Honneur, s’imaginant que ces dons de Dieu étaient des dieux. Rapprocher ces deux divinités de la sorte, c’était assez dire qu’à leurs yeux l’honneur était la véritable fin de la vertu ; c’est à l’honneur, en effet, que tendaient les hommes de bien, et toute la différence entre eux et les méchants, c’est que ceux-ci prétendaient arriver à leurs fins par des moyens déshonnêtes, par le mensonge et les tromperies.

Salluste a donné à Caton un plus bel éloge, quand il a dit de lui : « Moins il courait à la gloire, et plus elle venait à lui ». Qu’est-ce en effet que la gloire, dont les anciens Romains étaient si fortement épris, sinon la bonne opinion des hommes ? Or, au-dessus de la gloire il y a la vertu, qui ne se contente pas du bon témoignage des hommes, mais qui veut avant tout celui de la conscience. C’est pourquoi l’Apôtre a dit : « Notre gloire, à nous, c’est le témoignage de notre conscience[7] ». Et ailleurs : « Que chacun examine ses propres œuvres, et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans les autres[8] ». Ce n’est donc pas à la vertu à courir après la gloire, les honneurs, le pouvoir, tous ces biens, en un mot, que les Romains ambitionnaient et que les gens de bien recherchaient par des moyens honnêtes ; c’est à ces biens, au contraire, à venir vers la vertu ; car la vertu véritable est celle qui se propose le bien pour objet, et ne met rien au-dessus. Ainsi, Caton eut tort de demander des honneurs à la république ; c’était à la république à les lui conférer, à cause de sa vertu, sans qu’il les eût sollicités.

Et toutefois, de ces deux grands contemporains, Caton et César, Caton est incontestablement celui dont la vertu approche le plus de la vérité. Voyez, en effet, ce qu’était alors la république et ce qu’elle avait été autrefois, au jugement de Caton lui-même : « Gardez-vous de croire, dit-il, que ce soit par les armes que nos ancêtres ont élevé la république, alors si petite, à un si haut point de grandeur. S’il en était ainsi, elle serait aujourd’hui plus florissante encore, puisque, citoyens, alliés, armes, chevaux, nous avons tout en plus grande abondance que nos pères. Mais il est d’autres moyens qui firent leur grandeur, et que nous n’avons plus : au dedans, l’activité ; au dehors, une administration juste ; dans les délibérations, une âme libre, affranchie des vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l’avarice ; l’État est pauvre, et les particuliers sont opulents ; nous vantons la richesse, nous chérissons l’oisiveté ; entre les bons et les méchants, nulle différence, et toutes les récompenses de la vertu sont le prix de l’intrigue. Pourquoi s’en étonner, puisque chacun de vous ne pense qu’à soi ; esclave, chez soi, de la volupté, et au dehors, de l’argent et de la faveur ? Et voilà pourquoi on se jette sur la république comme sur une proie sans défense[9] ».

Quand on entend Caton ou Salluste parler de la sorte, on est tenté de croire que tous les anciens Romains, ou du moins la plupart, étaient semblables au portrait qu’ils en tracent avec tant d’admiration ; mais il n’en est rien ; autrement il faudrait récuser le témoignage du même Salluste dans un autre endroit de son ouvrage, que j’ai déjà eu occasion de citer : « Dès la naissance de Rome, dit-il, les injustices des grands amenèrent la séparation du peuple et du sénat, et une suite de dissensions intérieures ; on ne vit fleurir l’équité et la modération qu’à l’époque de l’expulsion des rois, et tant qu’on eut à redouter les Tarquins et la guerre contre l’Étrurie ; mais le danger passé, les patriciens traitèrent les gens du peuple comme des esclaves, accablant celui-ci de coups, chassant celui-là de son champ, gouvernant en maîtres et en rois… Les luttes et les animosités ne prirent fin qu’à la seconde guerre punique, parce qu’alors la terreur s’empara de nouveau des âmes, et, détournant ailleurs leurs pensées et leurs soucis, calma et soumit ces esprits inquiets[10] ». Mais à cette époque même, les grandes choses qui s’accomplissaient étaient l’ouvrage d’un petit nombre d’hommes, vertueux à leur manière, et dont la sagesse, au milieu de ces désordres par eux tolérés, mais adoucis, faisait fleurir la république. C’est ce qu’atteste le même historien, quand il dit que, voulant comprendre comment le peuple romain avait accompli de si grandes choses, soit en paix, soit en guerre, sur terre et sur mer, souvent avec une poignée d’hommes contre des armées redoutables et des rois très-puissants, il avait remarqué qu’il ne fallait attribuer ces magnifiques résultats qu’à la vertu d’un petit nombre de citoyens, laquelle avait donné la victoire à la pauvreté sur la richesse, et aux petites armées sur les grandes. « Mais depuis que Rome, ajoute Salluste, eut été corrompue par le luxe et l’oisiveté, ce fut le tour de la république de soutenir par sa grandeur les vices de ses généraux et de ses magistrats  ». Ainsi donc, lorsque Caton célébrait les anciens Romains qui allaient à la gloire, aux honneurs, au pouvoir, par la bonne voie, c’est-à-dire par la vertu, c’est à un bien petit nombre d’hommes que s’adressaient ses éloges ; ils étaient bien rares ceux qui, par leur vie laborieuse et modeste, enrichissaient le trésor public tout en restant pauvres. Et c’est pourquoi la corruption des mœurs amena une situation toute contraire : l’État pauvre et les particuliers opulents.

  1. Salluste, De conj. Catil., cap. 7.
  2. Saint Augustin fait dériver consul de consulere, regnum de rex, et rex de regere.
  3. Virgile, Énéide, livre viii, vers 646, 647.
  4. Virgile, Énéide, livre  i, vers 279 à 285.
  5. Ibid., livre vi, vers 847 et suiv.
  6. Salluste, De conj. Catil., cap. 11.
  7. ii Cor. i, 12.
  8. Galat. vi, 1.
  9. Discours de Caton au sénat dans Salluste, De conj. Catil., cap. 52.
  10. Voyez plus haut le chap. 18 du livre.