La Cité de Dieu (Augustin)/Livre V/Chapitre XIV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 106-107).
CHAPITRE XIV.
IL FAUT ÉTOUFFER L’AMOUR DE LA GLOIRE HUMAINE, LA GLOIRE DES JUSTES ÉTANT TOUTE EN DIEU.

Il vaut donc mieux, n’en doutons point, résister à cette passion que s’y abandonner ; car on est d’autant plus semblable à Dieu qu’on est plus pur de cette impureté. Je conviens qu’en cette vie il n’est pas possible de la déraciner entièrement du cœur de l’homme, les plus vertueux ne cessant jamais d’en être tentés ; mais efforçons-nous au moins de la surmonter par l’amour de la justice, et si l’on voit languir et s’éteindre, parce qu’elles sont discréditées dans l’opinion, des choses bonnes et solides en elles-mêmes, que l’amour de la gloire humaine en rougisse et qu’il cède à l’amour de la vérité. Une preuve que ce vice est ennemi de la vraie foi, quand il vient à l’emporter dans notre cœur sur la crainte ou sur l’amour de Dieu, c’est que Notre-Seigneur dit dans l’Évangile : « Comment pouvez-vous avoir la foi, vous qui attendez la gloire les uns des autres, et ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ?[1] » L’évangéliste dit encore de certaines personnes qui croyaient en Jésus-Christ, mais qui appréhendaient de confesser publiquement leur foi : « Ils ont plus aimé la gloire des hommes que celle de Dieu[2] ». Telle ne fut pas la conduite des bienheureux Apôtres ; car ils prêchaient le christianisme en des lieux où non-seulement il était en discrédit et ne pouvait, par conséquent, selon le mot de Cicéron, rencontrer qu’une sympathie languissante, mais où il était un objet de haine ; ils se souvinrent donc de cette parole du bon Maître, du Médecin des âmes : « Si quelqu’un me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père qui est dans les cieux, et devant les anges de Dieu[3] ». En vain les malédictions et les opprobres s’élevèrent de toutes parts ; les persécutions les plus terribles, les supplices les plus cruels ne purent les détourner de prêcher la doctrine du salut à la face de l’orgueil humain frémissant. Et quand par leurs actions, leurs paroles et toute leur vie vraiment divine, par leur victoire sur des cœurs endurcis, où ils faisaient pénétrer la justice et la paix, ils eurent acquis dans l’Église du Christ une immense gloire, loin de s’y reposer comme dans la fin de leur vertu, ils la rapportèrent à Dieu, dont la grâce les avait rendus forts et victorieux. C’est à ce foyer qu’ils allumaient l’amour de leurs disciples, les tournant sans cesse vers le seul être capable de les rendre dignes de marcher un jour sur leur trace, et d’aimer le bien sans souci de la vaine gloire, suivant cet enseignement du Maître : « Prenez garde de faire le bien devant les hommes pour être regardés ; autrement vous ne recevrez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux[4] ». D’un autre côté, de peur que ses disciples n’entendissent mal sa pensée, et que leur vertu perdît de ses fruits en se dérobant aux regards, il leur explique à quelle fin ils doivent laisser voir leurs œuvres : « Que vos actions, dit-il, brillent devant les hommes, afin qu’en les voyant ils glorifient votre Père qui est dans les cieux[5] ». Comme s’il disait : Faites le bien, non pour que les hommes vous voient, non pour qu’ils s’attachent à vous, puisque par vous-mêmes vous n’êtes rien, mais pour qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux, et que, s’attachant à lui, ils deviennent ce que vous êtes. Voilà le précepte dont se sont inspirés tous ces martyrs qui ont surpassé les Scévola, les Curtius et les Décius, non moins par leur nombre que par leur vertu ; vertu vraiment solide, puisqu’elle était fondée sur la vraie piété, et qui consistait, non à se donner la mort, mais à savoir la souffrir. Quant à ces Romains, enfants d’une cité terrestre, comme ils ne se proposaient d’autre fin de leur dévouement pour elle que sa conservation et sa grandeur, non dans le ciel, mais sur la terre, non dans la vie éternelle, mais sur ce théâtre mobile du monde, où les morts sont remplacés par les mourants, qu’aimaient-ils, après tout, sinon la gloire qui devait les faire vivre, même après leur mort, dans le souvenir de leurs admirateurs ?

  1. Jean, v, 44.
  2. Ibid. xii, 43.
  3. Matt. x, 33.
  4. Ib. vi, 1.
  5. Matt. v, 16.