La Cité de Dieu (Augustin)/Livre V/Chapitre XVIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 108-111).
CHAPITRE XVIII.
LES CHRÉTIENS N’ONT PAS À SE GLORIFIER DE CE QU’ILS FONT POUR L’AMOUR DE LA PATRIE CÉLESTE, QUAND LES ROMAINS ONT FAIT DE SI GRANDES CHOSES POUR UNE PATRIE TERRESTRE ET POUR UNE GLOIRE TOUT HUMAINE.

Qu’y a-t-il donc de si grand à mépriser tous les charmes les plus séduisants de la vie présente pour cette patrie éternelle et céleste, quand pour une patrie terrestre et temporelle Brutus a pu se résoudre à faire mourir ses enfants, sacrifice que la divine patrie n’exige pas ? Il est sans doute bien plus difficile d’immoler ses enfants que de faire ce qu’elle exige, je veux dire de donner aux pauvres ou d’abandonner pour la foi ou pour la justice des biens qu’on n’amasse et qu’on ne conserve que pour ses enfants. Car ce ne sont pas les richesses de la terre qui nous rendent heureux, nous et nos enfants, puisque nous pouvons les perdre durant notre vie ou les laisser après notre mort en des mains inconnues ou détestées ; mais Dieu, qui est la vraie richesse des âmes, est aussi le seul qui puisse leur donner le bonheur. Brutus a-t-il été heureux ? Non, et j’en atteste le poëte même qui célèbre son sacrifice :

« Ce père, dit-il, enverra au supplice des fils séditieux au nom de la liberté sainte. Malheureux, quelque jugement que porte sur lui la postérité ! »

Et il ajoute pour le consoler :

« Mais l’amour de la patrie est plus fort, et la tendresse paternelle cède à un immense désir de la gloire[1] ».

C’est cet amour de la patrie et ce désir de la gloire qui ont inspiré aux Romains tout ce qu’ils ont fait de merveilleux. Si donc, pour la liberté de quelques hommes qui mourront demain, et pour une gloire terrestre, un père a pu sacrifier ses propres enfants, est-ce beaucoup faire pour gagner la liberté véritable, qui nous affranchit du péché, de la mort et du démon, et pour contenter, non pas notre vanité, mais notre charité, par la délivrance de nos semblables, captifs, non de Tarquin, mais des démons et de leur roi, est-ce beaucoup faire, encore une fois, je ne dis pas de faire mourir nos enfants, mais de mettre au nombre de nos enfants les pauvres de Jésus-Christ ?

On rapporte que Torquatus, général romain, punit de mort son fils victorieux, que l’ardeur de la jeunesse avait emporté à combattre, malgré l’ordre du chef, un ennemi qui le provoquait. Torquatus jugea sans doute que l’exemple de son autorité méprisée pouvait causer plus de mal que ne ferait de bien la victoire obtenue sur l’ennemi[2] ; mais si un père a pu s’imposer une si dure loi, de quoi ont à se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois de la céleste patrie, méprisent les biens de la terre, moins chers à leur cœur que des enfants ? Si Camille[3], après avoir délivré sa patrie des redoutables attaques des Véiens, ne laissa pas, quoiqu’elle l’eût sacrifié à ses envieux, de la sauver encore en repoussant les Gaulois, faute de trouver une autre patrie où il pût vivre avec gloire, pourquoi celui-là se vanterait-il, qui, ayant reçu dans l’Église la plus cruelle injure de la part de charnels ennemis, loin de se jeter parmi les hérétiques ou de former une hérésie nouvelle, aurait défendu de tout son pouvoir la pureté de la doctrine de l’Église contre les efforts de l’hérésie, pourquoi se vanterait-il, puisqu’il n’y a pas d’autre Église où l’on puisse, je ne dis pas jouir de la gloire des hommes, mais acquérir la vie éternelle ? Si Mucius Scévola[4], trompé dans son dessein de tuer Porsenna qui assiégeait étroitement Rome, étendit la main sur un brasier ardent en présence de ce prince, l’assurant qu’il y avait encore plusieurs jeunes Romains aussi hardis que lui qui avaient juré sa mort, en sorte que Porsenna, frappé de son courage et effrayé d’une conjuration si terrible, conclut sans retard la paix avec les Romains, qui croira avoir mérité le royaume des cieux, quand, pour l’obtenir, il aura abandonné sa main, je dis plus, tout son corps aux flammes des persécuteurs ? Si Curtius[5] se précipita tout armé avec son cheval dans un abîme, pour obéir à l’oracle qui avait commandé aux Romains d’y jeter ce qu’ils avaient de meilleur (les Romains, qui excellaient surtout par leurs guerriers et par leurs armes, ne croyaient rien avoir de meilleur qu’un guerrier armé), qui s’imaginera avoir fait quelque chose de grand en vue de la Cité céleste, pour avoir souffert, sans la prévenir, une semblable mort, quand surtout il a reçu de son Seigneur, du Roi de sa véritable patrie, cet oracle bien plus certain : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme[6] ». Si les Décius[7], se consacrant à la mort par de certaines paroles, ont versé leur sang pour apaiser les dieux irrités et sauver l’armée romaine, que les saints martyrs ne croient pas que pour avoir, eux aussi, répandu leur sang, ils aient rien fait qui soit digne du séjour de la véritable et éternelle félicité, alors même que soutenus par la charité de la foi et par la foi de la charité, ils auraient aimé non-seulement leurs frères pour qui coulait leur sang, mais leurs ennemis mêmes qui le faisaient couler. Si Marcus Pulvillus[8], dédiant un temple à Jupiter, à Junon et à Minerve, se montra insensible à la fausse nouvelle de la mort de son fils, que ses ennemis lui portèrent pour qu’il quittât la cérémonie et en laissât à son collègue tout l’honneur ; si même il commanda que le corps de son fils fût jeté sans sépulture, faisant céder la douleur paternelle à l’amour de la gloire, osera-t-on prétendre avoir fait quelque chose de considérable pour la prédication de l’Évangile, qui délivre les hommes de mille erreurs pour les ramener vers la patrie véritable, par cela seul qu’on se sera conformé à cette parole du Seigneur, disant à un de ses disciples préoccupé d’ensevelir son père : « Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts[9] ». Si Régulus[10], pour ne pas manquer de parole à de cruels ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant plus, disait-il, vivre à Rome avec honneur, après avoir été esclave des Africains ; s’il expia par les plus horribles supplices le conseil qu’il avait donné au sénat de repousser les offres de Carthage, quels tourments le chrétien ne doit-il pas mépriser pour garder sa foi envers cette patrie dont l’heureuse possession est le prix de cette foi même ? Et rendra-t-il au Seigneur tout ce qu’il lui doit en retour des biens qu’il en a reçus, s’il souffre, pour garder sa foi envers son bienfaiteur, ce que Régulus souffrit pour garder la sienne envers des ennemis impitoyables ? Comment osera-t-il s’enorgueillir d’avoir embrassé la pauvreté afin de marcher d’un pas plus libre dans la voie qui mène à la patrie dont Dieu fait toute la richesse, quand il peut savoir que L. Valérius[11], mort consul, était si pauvre que le peuple dut contribuer aux frais de ses funérailles ; que Quintus Cincinnatus[12], dont la fortune se bornait à quatre arpents de terre qu’il cultivait lui-même, fut tiré de la charrue pour être fait dictateur, et qu’après avoir vaincu les ennemis et s’être couvert d’une gloire immortelle, il resta pauvre comme auparavant ? Ou qui croira avoir fait preuve d’une grande vertu en ne se laissant pas entraîner par l’attrait des biens de ce monde loin de la patrie bienheureuse, lorsqu’il voit Fabricius rejeter toutes les offres de Pyrrhus, roi d’Épire, même le quart de son royaume, pour ne pas quitter Rome et y rester pauvre et simple citoyen ? En effet, au temps où la république était opulente, où florissait vraiment la chose publique, la chose du peuple, la chose de tous, les particuliers étaient si pauvres, qu’un personnage, qui avait été deux fois consul, fut chassé du sénat par le censeur, parce qu’il avait dans sa maison dix marcs de vaisselle d’argent[13] Or, si telle était la pauvreté de ces hommes dont les victoires enrichissaient le trésor public, les chrétiens qui mettent leurs biens en commun pour une fin tout autrement excellente, c’est-à-dire pour se conformer à ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres : « Qu’il soit distribué à chacun selon ses besoins, et que nul ne possède rien en propre, mais que tout soit commun entre tous les fidèles[14] » ; les chrétiens, dis-je, doivent comprendre qu’ils n’ont aucun sujet de se glorifier de ce qu’ils font pour être admis dans la compagnie des anges, quand ces idolâtres en ont fait presque autant pour conserver la gloire du nom romain.

Il est assez clair que tous ces traits de grandeur et beaucoup d’autres, qui se rencontrent dans les annales de Rome, ne seraient point parvenus à un tel renom, si l’empire romain n’avait pris de prodigieux accroissements ; d’où l’on voit que cette domination si étendue, si persistante, illustrée par les vertus de si grands hommes, a eu deux principaux effets : elle a été pour les Romains amoureux de la gloire, la récompense où ils aspiraient, et puis elle nous offre, dans le spectacle de leurs grandes actions, un exemple qui nous avertit de notre devoir, afin que si nous ne pratiquons pas pour la glorieuse Cité de Dieu les vertus véritables dont les Romains n’embrassaient que l’image en travaillant à la gloire d’une cité de la terre, nous en ayons de la confusion, et que, si nous les pratiquons, nous n’en ayons pas de vanité. Car nous apprenons de l’Apôtre « que les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous[15] ». Quant à la gloire humaine et temporelle, la vertu des Romains y était proportionnée. Aussi, quand le Nouveau Testament, déchirant le voile de l’Ancien, est venu nous apprendre que le Dieu unique et véritable veut être adoré, non point en vue des biens terrestres et temporels que la Providence accorde également aux bons et aux méchants, mais en vue de la vie éternelle et des biens impérissables de la Cité d’en haut, nous avons vu les Juifs justement livrés à l’empire romain pour servir de trophée à sa gloire : c’est que Dieu a voulu que ceux qui avaient recherché et conquis par leurs vertus, quoique purement humaines, la gloire des hommes, soumissent à leur joug une nation criminelle qui avait rejeté et mis à mort le Dispensateur de la véritable gloire, le Roi de l’éternelle Cité.

  1. Virgile, Énéide, livre vi, vers 820, 823.
  2. Voyez plus haut, livre i, ch. 23.
  3. Voyez plus haut, livre ii, ch. 17, et livre iv, ch. 7.
  4. Voyez Tite-Live, lib. ii, cap. 12, 13.
  5. Voyez Tite-Live, lib. vii, cap. 6.
  6. Matt. x, 28.
  7. Voyez Tite-Live, lib. viii, cap. 9, et lib. x, cap. 28.
  8. Comp. Plutarque, Vie de Publicola, ch. 14, et Tite-Live, liv. ii, chap. 8.
  9. Matt. viii, 22.
  10. Voyez plus haut, livre i, ch. 15 et 34.
  11. Il y a ici quelque inexactitude : Valérius Publicola n’avait pas pour surnom Lucius, mais Publias ; il ne mourut pas consul, mais un an après son consulat, comme l’attestent Tite-Live (lib. ii, cap. 16) et les autres historiens romains.
  12. Voyez Tite-Live, lib. iii, cap. 26, et Valère Maxime, lib. iv, cap. 4, § 7.
  13. Ce personnage se nommait P. Cornélius Ruffinus, et c’est Fabricius qui le fit exclure du sénat. Voyez Valère Maxime, lib. ii, cap. 9, § 4, et Aulu-Gelle, Noc. att., lib. iv, cap. 4.
  14. Act., ii, 44, 45, et iv, 32.
  15. Rom. viii, 18.