La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre XV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 167-168).
CHAPITRE XV.
LES DÉMONS NE SONT VRAIMENT SUPÉRIEURS AUX HOMMES, NI PAR LEUR CORPS AÉRIEN, NI PAR LA RÉGION PLUS ÉLEVÉE OÙ ILS FONT LEUR SÉJOUR.

À Dieu ne plaise donc qu’une âme vraiment pieuse se croie inférieure aux démons parce qu’ils ont un corps plus parfait ! À ce compte, il faudrait qu’elle mît au-dessus de soi un grand nombre de bêtes qui nous surpassent par la subtilité de leurs sens, l’aisance et la rapidité de leurs mouvements et la longévité de leur corps robuste ! Quel homme a la vue perçante des aigles et des vautours, l’odorat subtil des chiens, l’agilité des lièvres, des cerfs, de tous les oiseaux, la force du lion et de l’éléphant ? Vivons-nous aussi longtemps que les serpents, qui passent même pour rajeunir et quitter la vieillesse avec la tunique dont ils se dépouillent ? Mais, de même que la raison et l’intelligence nous élèvent au-dessus de tous ces animaux, la pureté et l’honnêteté de notre vie doivent nous mettre au-dessus des démons. Il a plu à la divine Providence de donner à des êtres qui nous sont très-inférieurs certains avantages corporels, pour nous apprendre à cultiver, de préférence au corps, cette partie de nous-mêmes qui fait notre supériorité, et à compter pour rien au prix de la vertu la perfection corporelle des démons. Et d’ailleurs, ne sommes-nous pas destinés, nous aussi, à l’immortalité du corps, non pour subir, comme les démons, une éternité de peines, mais pour recevoir la récompense d’une vie pure ?

Quant à l’élévation de leur séjour, s’imaginer que les démons valent mieux que nous parce qu’ils habitent l’air et nous la terre, cela est parfaitement ridicule. Car à ce titre nous serions au-dessous de tous les oiseaux. Mais, disent-ils, les oiseaux s’abattent sur la terre pour se reposer ou se repaître, ce que ne font pas les démons[1]. Je leur demande alors s’ils veulent estimer les oiseaux supérieurs aux hommes, au même titre qu’ils préfèrent les démons aux oiseaux ? Que si cette opinion est extravagante, l’élément supérieur qu’habitent les démons ne leur donne donc aucun droit à nos hommages. De même, en effet, que les oiseaux, habitants de l’air, ne sont pas pour cela au-dessus de nous, habitants de la terre, mais nous sont soumis au contraire à cause de l’excellence de l’âme raisonnable qui est en nous, ainsi les démons, malgré leur corps aérien, ne doivent pas être estimés plus excellents que nous, sous prétexte que l’air est supérieur à la terre ; mais ils sont au contraire au-dessous des hommes, parce qu’il n’y a point de comparaison entre le désespoir où ils sont condamnés et l’espérance des justes. L’ordre même et la proportion que Platon établit dans les quatre éléments, lorsqu’il place entre le plus mobile de tous, le feu, et le plus immobile, la terre, les deux éléments de l’air et de l’eau comme termes moyens[2], en sorte qu’autant l’air est au-dessus de l’eau et le feu au-dessus de l’air, autant l’eau est au-dessus de la terre, cet ordre, dis-je, nous apprend à ne point mesurer la valeur des êtres animés selon la hiérarchie des éléments. Apulée lui-même, aussi bien que les autres platoniciens, appelle l’homme un animal terrestre ; et cependant cet animal est plus excellent que tous les animaux aquatiques, bien que Platon place l’eau au-dessus de la terre. Ainsi donc, quand il s’agit de la valeur des âmes, ne la mesurons pas selon l’ordre apparent des corps, et sachons qu’il peut se faire qu’une âme plus parfaite anime un corps plus grossier, et une âme moins parfaite un corps supérieur.

  1. Voyez Apulée, De deo Socratis, page 46, 47.
  2. Voyez le Timée, Ed. Bekker, 32, B, C ; trad. de M. Cousin, t. XII, p. 121.