La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre XXVI

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 176-177).
CHAPITRE XXVI.
TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT À ADORER DES HOMMES MORTS.

Quand il déplore la ruine future de ce culte, qui pourtant, de son propre aveu, ne doit son existence qu’à des hommes pleins d’erreurs, d’incrédulité et d’irréligion, notre égyptien écrit ces mots dignes de remarque : « Alors cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera remplie de sépulcres et de morts ». Comme si les hommes ne devaient pas toujours être sujets à mourir, alors même que l’idolâtrie n’eût pas succombé ! comme si on pouvait donner aux morts une autre place que la terre ! comme si le progrès du temps et des siècles, en multipliant le nombre des morts, ne devait pas accroître celui des tombeaux ! Mais le véritable sujet de sa douleur, c’est qu’il prévoyait sans doute que les monuments de nos martyrs devaient succéder à leurs temples et à leurs autels ; et peut-être, en lisant ceci, nos adversaires vont-ils se persuader, dans leur aversion pour les chrétiens et dans leur perversité, que nous adorons les morts dans les tombeaux comme les païens adoraient leurs dieux dans les temples. Car tel est l’aveuglement de ces impies, qu’ils se heurtent, pour ainsi dire, contre des mensonges, et ne veulent pas voir des choses qui leur crèvent les yeux. Ils ne considèrent pas que, de tous les dieux dont il est parlé dans les livres des païens, à peine s’en trouve-t-il qui n’aient été des hommes, ce qui ne les empêche pas de leur rendre les honneurs divins. Je ne veux pas m’appuyer ici du témoignage de Varron, qui assure que tous les morts étaient regardés comme des dieux mânes, et qui en donne pour preuve les sacrifices qu’on leur offrait, notamment les jeux funèbres, marque évidente, suivant lui, de leur caractère divin, puisque la coutume réservait cet honneur aux dieux ; mais pour citer Hermès lui-même, qui nous occupe présentement, dans le même livre où il déplore l’avenir en ces termes : « Cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera remplie de sépulcres et de morts », il avoue que les dieux des Égyptiens n’étaient que des hommes morts. Il vient, en effet, de rappeler que ses ancêtres, aveuglés par l’erreur, l’incrédulité et l’oubli de la religion divine, trouvèrent le secret de faire des dieux, « et, cet art une fois inventé, y joignirent une vertu mystérieuse empruntée à la nature universelle ; après quoi, dans l’impuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons et des anges, et, les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, donnèrent ainsi à leurs idoles le pouvoir de faire du bien et du mal » ; puis, il poursuit, comme pour confirmer cette assertion par des exemples, et s’exprime ainsi : « Votre aïeul, Esculape, a été l’inventeur de la médecine, et on lui a consacré sur la montagne de Libye, près du rivage des Crocodiles, un temple où repose son humanité terrestre, c’est-à-dire son corps ; car ce qui reste de lui, ou plutôt l’homme tout entier, si l’homme est tout entier dans le sentiment de la vie, est remonté meilleur au ciel ; et maintenant il rend aux malades, par sa puissance divine, les mêmes services qu’il leur rendait autrefois par la science médicale ». Peut-on avouer plus clairement que l’on adorait comme un dieu un homme mort, au lieu même où était son tombeau ? Et, quant au retour d’Esculape au ciel, Trismégiste, en l’affirmant, trompe les autres et se trompe lui-même. « Mon aïeul Hermès », ajoute-t-il, « ne fait-il pas sa demeure dans une ville qui porte son nom, où il assiste et protége tous les hommes qui s’y rendent de toutes parts ? » On rapporte, en effet, que le grand Hermès, c’est-à-dire Mercure, que Trismégiste appelle son aïeul, a son tombeau dans Hermopolis. Voilà donc des dieux qui, de son propre aveu, ont été des hommes, Esculape et Mercure. Pour Esculape, les Grecs et les Latins en conviennent ; mais à l’égard de Mercure, plusieurs refusent d’y voir un mortel, ce qui n’empêche pas Trismégiste de l’appeler son aïeul. À ce compte le Mercure de Trismégiste ne serait pas le Mercure des Grecs, bien que portant le même nom. Pour moi, qu’il y en ait deux ou un seul, peu m’importe. Il me suffit d’un Esculape qui d’homme soit devenu dieu, suivant Trismégiste, son petit-fils, dont l’autorité est si grande parmi les païens.

Il poursuit, et nous apprend encore « qu’Isis, femme d’Osiris, fait autant de bien quand elle est propice, que de mal quand elle est irritée ». Puis il veut montrer que tous les dieux de fabrique humaine sont de la même nature qu’Isis, ce qui nous fait voir que les démons se faisaient passer pour des âmes de morts attachées aux statues des temples par cet art mystérieux dont Hermès nous a raconté l’origine. C’est dans ce sens qu’après avoir parlé du mal que fait Isis quand elle est irritée, il ajoute : « Les dieux de la terre et du monde sont sujets à s’irriter, ayant reçu des hommes qui les ont formés l’une et l’autre nature » ; ce qui signifie que ces dieux ont une âme et un corps : l’âme, c’est le démon ; le corps, c’est la statue. « Voilà pourquoi, dit-il, les Égyptiens les appellent de saints animaux ; voilà aussi pourquoi chaque ville honore l’âme de celui qui l’a sanctifiée de son vivant, obéit à ses lois, et porte son nom ». Que dire maintenant de ces plaintes lamentables de Trismégiste, s’écriant que la terre, sanctifiée par les temples et les autels, va se remplir de sépulcres et de morts ? Évidemment, l’esprit séducteur qui inspirait Hermès se sentait contraint d’avouer par sa bouche que déjà la terre d’Égypte était pleine en effet de sépulcres et de morts, puisque ces morts y étaient adorés comme des dieux. Et de là cette douleur des démons, qui prévoient les supplices qui les attendent sur les tombeaux des martyrs ; car c’est dans ces lieux vénérables qu’on les a vus plusieurs fois souffrir des tortures, confesser leur nom et sortir des corps des possédés.