La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre XIV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 206).
CHAPITRE XIV.
IL NE FAUT ADORER QU’UN SEUL DIEU, NON-SEULEMENT EN VUE DES BIENS ÉTERNELS, MAIS EN VUE MÊME DES BIENS TERRESTRES QUI DÉPENDENT TOUS DE SA PROVIDENCE.

L’espèce humaine, représentée par le peuple de Dieu, peut être assimilée à un seul homme dont l’éducation se fait par degrés[1]. La suite des temps a été pour ce peuple ce qu’est la suite des âges pour l’individu, et il s’est peu à peu élevé des choses temporelles aux choses éternelles, et du visible à l’invisible ; et toutefois, alors même qu’on lui promettait des biens visibles pour récompense, on ne cessait pas de lui commander d’adorer un seul Dieu, afin de montrer à l’homme que, pour ces biens eux-mêmes, il ne doit point s’adresser à un autre qu’à son maître et créateur. Quiconque, en effet, ne conviendra pas qu’un seul Dieu tout-puissant est le maître absolu de tous les biens que les anges ou les hommes peuvent faire aux hommes, est véritablement insensé. Plotin, philosophe platonicien, a discuté la question de la providence ; et il lui suffit de la beauté des fleurs et des feuilles pour prouver cette providence dont la beauté est intelligible et ineffable, qui descend des hauteurs de la majesté divine jusqu’aux choses de la terre les plus viles et les plus basses, puisque, en effet, ces créatures si frêles et qui passent si vite n’auraient point leur beauté et leurs harmonieuses proportions, si elles n’étaient formées par un être toujours subsistant qui enveloppe tout dans sa forme intelligible et immuable[2]. C’est ce qu’enseigne Notre-Seigneur Jésus-Christ quand il dit : « Regardez les lis des champs ; ils ne travaillent, ni ne filent ; or, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’était point vêtu comme l’un d’eux. Que si ce Dieu prend soin de vêtir de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, que ne fera-t-il pas pour vous, hommes de peu de foi[3] ? » Il était donc convenable d’accoutumer l’homme encore faible et attaché aux objets terrestres à n’attendre que de Dieu seul les biens nécessaires à cette vie mortelle, si méprisables qu’ils soient d’ailleurs au prix des biens de l’autre vie, afin que, dans le désir même de ces biens imparfaits, il ne s’écartât pas du culte de celui qu’on ne possède qu’en les méprisant.

  1. Cette comparaison, si naturelle et pourtant si originale, se rencontre dans un autre écrit de saint Augustin sous une forme plus nette et plus grande encore : « La Providence divine, dit-il, qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l’enfance à la vieillesse, fournit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges (De quœst. octog. trib., qu. 58) ». On sait combien cette belle image a trouvé d’imitateurs parmi les plus illustres génies. Voyez notamment Bacon (Novum organum, lib. i, aph. 84) et Pascal (Fragment d’un traité du vide, page 436 de l’édition de M. Havet).
  2. Voyez Plotin, Enn., III, lib. 2, cap. 13.
  3. Matt. VI, 28, 29 et 30.