La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre XXV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 213-214).
CHAPITRE XXV.
TOUS LES SAINTS QUI ONT VÉCU SOUS LA LOI ÉCRITE ET DANS LES TEMPS ANTÉRIEURS ONT ÉTÉ JUSTIFIÉS PAR LA FOI EN JÉSUS-CHRIST.

C’est par leur foi en ce mystère, accompagnée de la bonne vie, que les justes des anciens jours ont pu être purifiés, soit avant la loi de Moïse (car en ce temps Dieu et les anges leur servaient de guides), soit même sous cette loi, bien qu’elle ne renfermât que des promesses temporelles, simple figure de promesses plus hautes, ce qui a fait donner à la loi de Moïse le nom d’Ancien Testament. Il y avait alors, en effet, des Prophètes dont la voix, comme celle des anges, publiait la céleste promesse, et de ce nombre était celui dont j’ai cité plus haut cette divine sentence touchant le souverain bien de l’homme : « Être uni à Dieu, voilà mon bien[1] ». Le psaume d’où elle est tirée distingue assez clairement les deux Testaments, l’ancien et le nouveau ; car le prophète dit que la vue de ces impies qui nagent dans l’abondance des biens temporels a fait chanceler ses pas, comme si le culte fidèle qu’il avait rendu à Dieu eût été chose vaine, en présence de la félicité des contempteurs de la loi. Il ajoute qu’il s’est longtemps consumé à comprendre ce mystère, jusqu’au jour où, entré dans le sanctuaire de Dieu, il a vu la fin de cette trompeuse félicité. Il a compris alors que ces hommes, par cela même qu’ils se sont élevés, ont été abaissés, qu’ils ont péri à cause de leurs iniquités, et que ce comble de félicité temporelle a été comme le songe d’un homme qui s’éveille et tout à coup se trouve privé des joies dont le berçait un songe trompeur. Et comme dans cette cité de la terre, ils étaient pleins du sentiment de leur grandeur, le Psalmiste parle ainsi : «Seigneur, vous anéantirez leur image dans votre Cité[2] ». Il montre toutefois combien il lui a été avantageux de n’attendre les biens mêmes de la terre que du seul vrai Dieu, quand il dit : « Je suis devenu semblable, devant vous, à une bête brute, et je demeure toujours avec vous[3] ». Par ces mots, semblable à une bête brute, le Prophète s′accuse de n’avoir pas eu l’intelligence de la parole divine, comme s’il disait : Je ne devais vous demander que les choses qui ne pouvaient m’être communes avec les impies, et non celles dont je les ai vus jouir avec abondance, alors que le spectacle de leur félicité était un scandale à mes faibles yeux. Toutefois le Prophète ajoute qu’il n’a pas cessé d’être avec le Seigneur, parce qu’en désirant les biens temporels il ne les a pas demandés à d’autres que lui. Il poursuit en ces termes : « Vous m’avez soutenu par la main droite, me conduisant selon votre volonté, et me faisant marcher dans la gloire[4] » ; marquant par ces mots, la main droite, que tous les biens possédés par les impies, et dont la vue l’avait ébranlé, sont choses de la gauche de Dieu. Puis il s’écrie : « Qu’y a-t-il au ciel et sur la terre que je désire, si ce n’est vous[5] ? » il se condamne lui-même ; il se reproche, ayant au ciel un si grand bien, mais dont il n’a eu l’intelligence que plus tard, d’avoir demandé à Dieu des biens passagers, fragiles, et pour ainsi dire une félicité de boue. « Mon cœur et ma chair, dit-il, sont tombés en défaillance, ô Dieu de mon cœur[6] ! » Heureuse défaillance, qui fait quitter les choses de la terre pour celles du ciel ! ce qui lui fait dire ailleurs : « Mon âme, enflammée de désir, tombe en défaillance dans la maison du Seigneur[7] ». Et dans un autre endroit : « Mon âme est tombée en défaillance dans l’attente de votre salut[8] ». Néanmoins, après avoir dit plus haut : Mon cœur et ma chair sont tombés en défaillance, il n’a pas ajouté : Dieu de mon cœur et de ma chair, mais seulement : Dieu de mon cœur, parce que c’est le cœur qui purifie la chair. C’est pourquoi Notre-Seigneur a dit : « Purifiez d’abord le dedans, et le dehors sera pur[9] ». Le Prophète continue et déclare que Dieu même est son partage, et non les biens qu’il a créés : « Dieu de mon cœur, dit-il, Dieu de mon partage pour toujours[10] » ; voulant dire par là que, parmi tant d’objets où s’attachent les préférences des hommes, il trouve Dieu seul digne de la sienne. « Car », poursuit-il, « voilà que ceux qui s’éloignent de vous périssent, et vous avez condamné à jamais toute âme adultère[11] ». Entendez toute âme qui se prostitue à plusieurs dieux. Ici, en effet, se place ce mot qui nous a conduit à citer tout le reste : « Être uni à Dieu, voilà mon bien » ; c’est-à-dire, mon bien est de ne point m’éloigner de Dieu, de ne point me prostituer à plusieurs divinités. Or, en quel temps s’accomplira cette union parfaite avec Dieu ? alors seulement que tout ce qui doit être affranchi en nous sera affranchi. Jusqu’à ce moment, qu’y a-t-il à faire ? ce qu’ajoute le Psalmiste : « Mettre son espérance en Dieu[12] ». Or, comme l’Apôtre nous l’enseigne : « Lorsqu’on voit ce qu’on a espéré, ce n’est plus espérance. Car, qui espère ce qu’il voit déjà ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons d’un cœur patient[13] ». Soyons donc fermes dans cette espérance, suivons le conseil du Psalmiste et devenons, nous aussi, selon notre faible pouvoir, les anges de Dieu, c’est-à-dire ses messagers, annonçant sa volonté et glorifiant sa gloire et sa grâce : « Afin de chanter vos louanges, ô mon Dieu, devant les portes de la fille de Sion[14] ». Sion, c’est la glorieuse Cité de Dieu, celle qui ne connaît et n’adore qu’un seul Dieu, celle qu’ont annoncée les saints anges qui nous invitent à devenir leurs concitoyens. Ils ne veulent pas que nous les adorions comme nos dieux, mais que nous adorions avec eux leur Dieu et le nôtre. Ils ne veulent pas que nous leur offrions des sacrifices, mais que nous soyons comme eux un sacrifice agréable à Dieu. Ainsi donc, quiconque y réfléchira sans coupable obstination, ne doutera pas que tous ces esprits immortels et bienheureux, qui, loin de nous porter envie (car ils ne seraient pas heureux, s’ils étaient envieux), nous aiment au contraire et veulent que nous partagions leur bonheur, ne nous soient plus favorables, si nous adorons avec eux un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, que si nous leur offrions à eux-mêmes notre adoration et nos sacrifices.

  1. Ps. lxii, 28.
  2. Ibid. 20.
  3. Ps. LXXii, 22.
  4. Ibid. 23.
  5. Ibid. 24.
  6. Ibid. 25.
  7. Ps. Lxxxiii, 3.
  8. Ibid. cxviii, 81.
  9. Matt. xxiii, 26.
  10. Ps. LXXII, 25.
  11. Ps. Lxxii, 26.
  12. Ibid. 27.
  13. Rom. viii, 24 et 25.
  14. Ps. LXII, 28.