La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XI/Chapitre XXI

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 236-237).
CHAPITRE XXI.
DE LA SCIENCE ÉTERNELLE ET IMMUABLE DE DIEU ET DE SA VOLONTÉ, PAR QUI TOUTES SES ŒUVRES LUI ONT TOUJOURS PLU, AVANT D’ÊTRE CRÉÉES, TELLES QU’IL LES A CRÉÉES EN EFFET.

En quel sens entendre ces paroles qui sont répétées après chaque création nouvelle : « Dieu vit que cela était bon », sinon comme une approbation que Dieu donne à son ouvrage fait selon les règles d’un art qui n’est autre que sa sagesse ? En effet, Dieu n’apprit pas que son ouvrage était bon, après l’avoir fait, puisqu’il ne l’aurait pas fait s’il ne l’avait connu bon avant de le faire. Lors donc qu’il dit : Cela était bon, il ne l’apprend pas, il l’enseigne. Platon est allé plus loin, quand il dit que Dieu fut transporté de joie après avoir achevé le monde[1]. Certes, Platon était trop sage pour croire que la nouveauté de la création eût ajouté à la félicité divine ; mais il a voulu faire entendre que l’ouvrage qui avait plu à Dieu avant que de le faire, lui avait plu aussi lorsqu’il fut fait. Ce n’est pas que la science de Dieu éprouve aucune variation et qu’il connaisse de plusieurs façons diverses ce qui est, ce qui a été et ce qui sera. La connaissance qu’il a du présent, du passé et de l’avenir n’a rien de commun avec la nôtre. Prévoir, voir, revoir, pour lui c’est tout un. Il ne passe pas comme nous d’une chose à une autre en changeant de pensée, mais il contemple toutes choses d’un regard immuable[2]. Ce qui est actuellement, ce qui n’est pas encore, ce qui n’est plus, sa présence stable et éternelle embrasse tout. Et il ne voit pas autrement des yeux, autrement de l’esprit, parce qu’il n’est pas composé de corps et d’âme ; il ne voit pas aujourd’hui autrement qu’il ne faisait hier ou qu’il ne fera demain, parce que sa connaissance ne change pas, comme la nôtre, selon les différences du temps. C’est de lui qu’il est dit : « Qu’il ne reçoit de changement ni d’ombre par aucune révolution[3] ». Car il ne passe point d’une pensée à une autre, lui dont le regard incorporel embrasse tous les objets comme simultanés. Il connaît le temps d’une connaissance indépendante du temps, comme il meut les choses temporelles sans subir aucun mouvement temporel. Il a donc vu que ce qu’il avait fait était bon là même où il avait vu qu’il était bon de le faire, et, en regardant son ouvrage accompli, il n’a pas doublé ou accru sa connaissance, comme si elle eût été moindre auparavant, lui dont l’ouvrage n’aurait pas toute sa perfection, si l’accomplissement de sa volonté pouvait ajouter quelque chose à la perfection de sa connaissance. C’est pourquoi, s’il n’eût été question que de nous apprendre quel est l’auteur de la lumière, il aurait suffi de dire : Dieu fit la lumière ; ou si l’Ecriture eût voulu nous faire savoir en outre par quel moyen il l’a faite, c’eût été assez de ces paroles : « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite », car nous aurions su de la sorte que non-seulement Dieu a fait la lumière, mais qu’il l’a faite par sa parole. Mais comme il était important de nous apprendre trois choses touchant la créature qui l’a faite, par quel moyen, et pourquoi elle a été faite, l’Ecriture a marqué tout cela en disant: « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite, et Dieu vit que la lumière était bonne ». Ainsi, c’est Dieu qui a fait toutes choses ; c’est par sa parole qu’il les a faites, et il les a faites parce qu’elles sont bonnes. Il n’y a point de plus excellent ouvrier que Dieu, ni d’art plus efficace que sa parole, ni de meilleure raison de la création que celle-ci : une œuvre bonne a été produite par un bon ouvrier. Platon apporte aussi cette même raison de la création du monde, et dit qu’il était juste qu’une œuvre bonne fût produite par un Dieu bon[4] ; soit qu’il ait lu cela dans nos livres, soit qu’il l’ait appris de ceux qui l’y avaient lu, soit que la force de son génie l’ait élevé de la connaissance des ouvrages visibles de Dieu à celle de ses grandeurs invisibles, soit enfin qu’il ait été instruit par ceux qui étaient parvenus à ces hautes vérité[5].

  1. Allusion à ce sublime passage du Timée : « L’auteur et le père du monde voyant cette image des dieux éternels en mouvement et vivante, se réjouit, et dans sa joie il pensa à la rendre encore plus semblable à son modèle... » (Trad. franç., tome XI, p. 129 et 130).
  2. Voyez le Timée, p. 130 et 131. — Comp. Plotin, Ennéades, V, lib. VIII, cap. 8.
  3. Jacob, I, 17.
  4. Voici les passages du Timée auxquels saint Augustin fait allusion : « Disons la cause qui a porté le suprême Ordonnateur à produire et à composer cet univers. Il était bon, et celui qui est bon n’a aucune espèce d’envie. Exempt d’envie, il a voulu que toutes choses fussent autant que possible semblables à lui-même. Quiconque, instruit par des hommes sages, admettra ceci comme la raison principale de l’origine et de la formation du monde, sera dans le vrai... » Et plus bas : «  ... Celui qui est parfait en bonté n’a pu et ne peut rien faire qui ne soit très-bon (Trad. franç., tome XI, page 110) ».
  5. Voyez, sur ces différentes hypothèses, le livre VIII, chap. 11 et 12.