La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XIII/Chapitre XI

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Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 271-272).
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CHAPITRE XI

si l’on peut dire qu’un homme est en même temps mort et vivant.

Mais s’il est absurde de dire qu’un homme soit dans la mort avant qu’il soit arrivé à la mort, ou qui soit ensemble vivant et mourant, par la même raison qu’il ne peut être ensemble veillant et dormant, je demande quand il sera mourant. Avant que la mort ne vienne, il n’est pas mourant, mais vivant ; et, lorsqu’elle sera venue, il ne sera pas mourant, mais mort. Or, l’une de ces deux choses est avant la mort, et l’autre après ; quand sera-t-il donc dans la mort pour pouvoir dire qu’il est mourant ? Comme il y a trois moments distincts : avant la mort, dans la mort et après la mort, il faut aussi qu’il y ait trois états qui y répondent, c’est-à-dire être vivant, être mourant, être mort. Il est donc très-difficile de déterminer quand un homme est mourant, c’est-à-dire dans la mort, en sorte qu’il ne soit ni vivant ni mort ; car tant que l’âme est dans le corps, surtout si le sentiment n’est pas éteint, il est certain que l’homme vit ; et dès lors il ne faut pas dire qu’il est dans la mort, mais avant la mort ; et lorsque l’âme a quitté le corps et qu’elle lui a ôté tout sentiment, l’homme est après la mort, et l’on dit qu’il est mort. Je ne vois pas comment il peut être mourant, c’est-à-dire dans la mort, puisque s’il vit encore, il est avant la mort, et que, s’il a cessé de vivre, il est après la mort. De même, dans le cours des temps, on cherche le présent, et on ne le trouve point, parce que le passage du futur au passé n’a aucune étendue appréciable. Ne faut-il point conclure de là qu’il n’y a point de mort du corps ? car s’il y en a une, quand est-elle, puisqu’elle n’est en personne et que personne n’est en elle ? En effet, si l’on vit, elle n’est pas encore, et si l’on a cessé de vivre, elle n’est plus. D’un autre côté, s’il n’y a point de mort, pourquoi dit-on avant ou après la mort ? Ah ! plût à Dieu que nous eussions assez bien vécu dans le paradis pour qu’en effet il n’y en eût point ! au lieu que dans notre condition présente, non-seulement il y en a une, mais elle est même si fâcheuse qu’il est aussi impossible de l’expliquer que de la fuir.

Conformons-nous donc à l’usage, comme c’est notre devoir, et disons de la mort, avant qu’elle n’arrive, ce qu’en dit l’Ecriture : « Ne louez personne avant sa mort ».Disons aussi, lorsqu’elle est arrivée : Telle ou telle chose s’est faite après la mort de celui-ci ou de celui-là. Disons encore, autant que possible, du temps présent : Telle personne en mourant a fait son testament, et elle a laissé en mourant telle et telle chose à tels et tels, quoiqu’elle n’ait pu rien faire de cela si elle n’était vivante, et qu’elle l’ait plutôt fait avant la mort que dans la mort. Parlons aussi comme parle l’Ecriture, qui déclare positivement que les morts mêmes sont dans la mort. Elle dit en effet : « Il n’est personne dans la mort qui se souvienne de vous ». Aussi bien, jusqu’à ce qu’ils ressuscitent, on dit fort bien qu’ils sont dans la mort, comme on dit qu’une personne est dans le sommeil jusqu’à ce qu’elle se réveille. Et cependant, quoique nous appelions dormants ceux qui sont dans le sommeil, nous ne pouvons pas appeler de même mourants ceux qui sont déjà morts ; car la séparation de leur âme et de leur corps étant accomplie, on ne peut pas dire qu’ils continuent de mourir. Et voilà toujours cette difficulté qui revient d’exprimer une chose qui paraît inexprimable : à savoir comment on peut dire d’un mourant qu’il vif, ou d’un mort qu’après la mort il est dans la mort, surtout quand le mot mourant n’est pas pris dans le sens de dormant, c’est-à-dire qui est dans le sommeil, ou de languissant, c’est-à-dire qui est dans la langueur, et qu’on appelle mort, et non pas mourant, celui qui est dans la mort et attend la résurrection. Je crois, et cette opinion n’a rien de téméraire ni d’invraisemblable, à ce qu’il me semble, que si le verbe mori (mourir) ne peut se décliner comme les autres verbes, c’est la suite, non d’une institution humaine, mais d’un décret divin. En effet, le verbe oriri (se lever), entre autres, fait au passé ortus est, tandis que mori fait mortuus et redouble l’u. Ainsi on dit mortuus comme fatuus, arduus, conspicuus, et autres mots qui sont des adjectifs ne se déclinant pas selon les temps, et non des participes. Or, mortuus est pris comme participe passé, comme si ce qu’on ne peut décliner devait se décliner. Il est donc arrivé, par une raison assez juste, que, de même que la mort ne peut se décliner, le mot qui l’exprime est aussi indéclinable. Mais au moins pouvons-nous décliner la seconde mort, avec la grâce de notre Rédempteur ; celle-là est la pire de toutes ; elle n’a pas lieu par la séparation de l’âme et du corps, mais plutôt par l’union de l’une et l’autre pour souffrir ensemble une peine éternelle. C’est là que les hommes seront toujours dans la mort et toujours mourants, parce que cette mort sera immortelle.