La Colline inspirée/III

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Émile-Paul frères (p. 53-79).



CHAPITRE III

LA CHARTREUSE DE BOSSERVILLE


La chartreuse de Bosserville est un des plus nobles monuments qui décorent la Lorraine. Dressée non loin de Nancy, sur des terrasses auprès de la Meurthe, elle réalise l’idée d’une belle solitude monastique, mais d’une solitude où rien n’est farouche. La rivière qui la baigne entraîne naturellement l’âme à la rêverie, tandis que la dignité de son bâtiment et son vaste domaine de bois invitent au recueillement. Rien n’égale la douceur et la majesté nue de ses clercs, le Grand Cloître et celui, plus petit, qui sert de cimetière. Ce dernier n’est qu’un gazon où de légers renflements sont plantés d’une trentaine de croix en bois noir, sans aucune inscription. Les Pères y viennent prendre, à certains jours, une courte récréation où il est permis de causer, et c’est pourquoi ce petit cloître s’appelle encore le Colloque.

En invitant les Baillard à se rendre dans ce vénérable séjour, l’évêque se trouvait avoir choisi, avec la sagesse d’un vrai prélat, l’abri qui pouvait le mieux convenir à la convalescence de volontés épuisées. La retraite devait durer trente jours, qui furent en effet, pour François et pour Quirin, le temps de repos dont ils avaient besoin après une tension douloureuse de tant d’années. Ce repos, ils le prennent avec l’insouciance de bons soldats, heureux de penser à autre chose qu’à leurs ennuis. Quirin a trouvé son asile dans la vieille bibliothèque. Toujours préoccupé des grandes savanes de l’Ouest américain, où il a passé plusieurs années et qui lui ont appris qu’un point d’eau est un trésor, il a demandé au Père bibliothécaire l’ouvrage de l’abbé Paramelle concernant la recherche des sources, et l’ayant lu il déclare :

— La fortune de Saxon est là.

Le bon François, lui, s’adonne aux travaux manuels de la maison avec les frères convers, auprès de qui, très vite, sa simplicité cordiale et rustique conquiert une petite popularité. Voyez-le dans la cuisine qui répare le grand tournebroche actionné par un petit personnage en costume de moine. Le Frère cuisinier a négligé cette plaisante mécanique.

— À quoi bon ? dit-il, il n’y a ici que les malades qui mangent de la viande, et les Pères ne sont jamais malades. L’air est si pur !

— Mais quand vous avez des hôtes ?… réplique François. Et puis moi — et il riait de son franc rire — je ne suis pas chartreux !

Après des déboires qui les avaient atteints physiquement, les deux cadets se refaisaient dans cette bienfaisante monotonie du cloître, comme des surmenés dans une cure de repos. Quant à leur aîné, il est d’une autre essence ; il a passé ces quelques semaines dans sa chambre à se laisser glisser au plus profond de la détresse. C’est un soir d’enterrement, quand l’orphelin se retrouve seul. Sous le silence prodigieux du couvent, il est comme un malade qui, la nuit, à l’heure où les bruits de la rue se sont tus, perçoit les battements de son cœur. Des souvenirs, des idées, toujours les mêmes, lui tiennent compagnie, nets et pressants comme des fantômes, il voit la haute figure de Sion sur la colline, Sainte-Odile au milieu des bois et riche de ses prairies, Mattaincourt dans un fond, plus sévère, épaulé contre son église, et Flavigny rieuse au bord de la rivière. Non seulement il se rappelle ces beaux séjours, mais il se souvient des dispositions de son âme pendant le temps qu’il y passa. Il les revoit éclairés et colorés comme ils l’étaient dans les minutes les plus hautes de sa carrière d’apôtre, depuis le premier jour qu’il aborda ces grands sites jusqu’aux heures de la catastrophe. C’est un riche et douloureux trésor qu’il possède dans l’âme et dont il tire, pour se faire souffrir, une foule d’images admirables d’éclat. Ces lieux privilégiés lui semblent autant de violons, hier d’un chant magique, abandonnés sans voix sur la prairie. Tout se compose devant lui avec une intensité fiévreuse. Il entend, voit son passé comme une suite de strophes intenses et desséchées, de palmes rigides dans le désert, de pierres levées sur une lande. Ces visions forment autant d’arguments dont il presse, dont il assiège Dieu. « Je voulais de grandes et belles choses, pourquoi m’avoir abandonné, Seigneur ? »

Et ce cri de détresse poussé sans cesse par la voix intérieure donnait à sa bouche et à ses yeux une si farouche expression de tristesse que le Père préposé par le Prieur pour exercer auprès des Messieurs Baillard le devoir de l’hospitalité, le bon Père Magloire, — un aimable Tourangeau pourtant, très sociable, bon latiniste et que sa grande culture avait paru désigner comme plus capable qu’un autre de tenir compagnie au fameux Supérieur de Sion. — après vingt-huit jours, n’avait pas encore osé engager avec lui une vraie conversation.

Léopold approchait du terme de sa retraite, et ses obsessions allaient grandissant. Autour de Bosserville les grands vents tourmentent le ciel et balayent la Lorraine, dont le cœur sommeille. Au bout de la prairie, la petite ville de Saint-Nicolas couvre de fumée sa cathédrale déchue, que personne ne songe plus à plaindre ; la rivière s’écoule indifférente et pressée ; Nancy au couchant travaille, sans plus s’inquiéter de ce patriote sacrifié que des vieux Lorrains ensevelis dans les caveaux de la chapelle ducale. Et lui, pour se soustraire au torrent de ses visions trop nettes et trop fortes, pareilles à ces démons qui voltigent autour des religieux solitaires, il se réfugie dans les Saintes Écritures : il y allait chercher un alibi pour sa pensée. La nuit qui devait être l’avant-dernière de son séjour, il prit l’Ancien Testament, et l’ayant ouvert au hasard il lut : Il y avait dans la terre d’Us un homme nommé Job ; cet homme était intègre, droit, craignant Dieu et éloigné du mal. Il lui naquit sept fils et trois filles et il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et de nombreux domestiques…

Ces lignes éclatèrent en traits de feu sous ses yeux. Comme tous les détails du poème s’accordaient bien avec sa tragique aventure ! Cet homme d’Us, c’était lui. Cette prospérité du plus opulent des Orientaux, ç’avait été la sienne ; et poursuivant sa lecture il vit avec saisissement qu’il pouvait s’approprier tous les moments de ce poème éternel du juste persécuté. Comme Job, n’avait-il pas été riche, puis dénoncé, puis ruiné et enfin livré à la froide sagesse de ses collègues ? N’était-ce pas de lui qu’il avait été murmuré à l’évêché avec un âpre sentiment de jalousie : Vous avez béni l’œuvre de ses mains, et ses troupeaux se répandent de tous côtés sur la terre ? Oui bien, les Sœurs et les Frères de Sion s’étaient répandus à tous les coins de l’horizon, mais Dieu avait sacrifié son serviteur en disant : Je te livre tout ce qui lui appartient. Et successivement tous les messagers du malheur étaient venus le trouver. Sa puissante imagination les mettait tous d’une manière sensible, quasi en chair et en os, devant ses yeux : rationalistes ricaneurs conduits par le médecin de Vézelise et le journaliste de Mirecourt, curés de la plaine qui s’éloignent le bras tendu et le regard détourné, créanciers qui montent en longue file la colline, parents des saintes filles de Sion qui viennent les arracher au bercail… et toujours, pour finir, la même pénible vision des Frères et des Sœurs descendant, pour ne plus jamais les remonter, les sentiers de la colline.

Ah ! les amis de Job, les a-t-il assez connus, ces personnages qui se présentent avec des paroles de consolation et qui cachent là-dessous le sarcasme ! Parmi tous ces curés qui jadis, les jours de fête, gravissaient les sentiers de Sion et venaient s’asseoir à sa table heureuse, combien s’en est-il trouvé pour lui rester fidèles et le défendre

D’un nouvel élan, il s’enfonçait dans sa lecture et sa douleur : Je proteste contre la violence, nul ne me répond ; j’en appelle, nul ne me rend justice. Dieu m’a privé de ma gloire, il a enlevé la couronne de ma tête, il me démolit de toutes parts, il a arraché comme un arbre de mon espérance.

À ce moment une cloche tinta, elle appelait les Chartreux au grand office de nuit…

Aussitôt, dans leurs petits logis, les Pères allument leurs lanternes, et chacun d’eux commence à réciter l’office de la Vierge. Ah ! qu’Elle daigne protéger le curé de Sion et ses frères ! Tandis que le pauvre Léopold s’enfièvre et envenime sa plaie, chaque cellule ressent sa détresse et prie en sa faveur le ciel…

La cloche tinte une seconde fois. À travers les cloîtres obscurs, le capuchon rabattu sur la tête, leur lanterne à la main, les moines gagnent la chapelle, que n’éclaire aucune lumière, sauf la veilleuse du Saint-Sacrement. Les uns après les autres, tous arrivent au chœur, révérends pères, profès en habits blancs, novices aux chapes noires. Ils se prosternent et s’étant relevés sonnent quelques coups de la cloche dont la corde pend auprès de l’autel, cloche au son merveilleux, la célèbre cloche d’argent des Chartreux.

Maintenant, rangés dans leurs stalles, les Pères ouvrent les gros antiphonaires et dirigent sur les pages notées la mince lumière de leurs lanternes. Les voix graves s’élèvent dans la nuit glaciale, sans qu’aucun orgue les soutienne. Le plain-chant loue, gémit, supplie. À l’heure où les ténèbres couvrent le monde, ces religieux veillent et prient pour réparer les crimes et tous les désordres nocturnes. Ils prient spécialement pour trois prêtres tourmentés qu’ils savent là, derrière eux, dans la tribune réservée aux étrangers.

Durant trois heures, nul mouvement ne troublera le cours majestueux de leurs intercessions, nul mouvement, sinon parfois toutes les lanternes qui s’éteignent ou se cachent, et la petite lampe du sanctuaire jetant seule ses vacillantes clartés dans le chœur où l’on distingue des fantômes blanchâtres. Grand drame immobile et par là d’autant plus émouvant, grand drame tout gonflé de volontés et de rêves d’une qualité héroïque. Il nous ramène sur nous-mêmes, nous convainc de mépriser toutes les puissances du dehors et de chercher le triomphe dans notre monde intérieur. Il célèbre en images violentes l’emprise de la volonté sur toutes les forces qui assiègent la conscience des meilleurs. En même temps il nous soumet à un ordre, nous dispense de chercher notre voie et nous introduit dans l’harmonie divine, comme chacune de ces notes se place dans ce concert à la louange de l’Éternel.

Léopold est debout entre ses deux frères demi-somnolents. Il ne laisse rien échapper de ce profond tableau, de ces couleurs de nuit et de feu. Cette psalmodie vient le chercher jusque sur les bords du désespoir et le ramène au combat. Ces proses dans ces ténèbres accourent le frapper et le soulever comme des vagues. Mais si elles l’excitent, elles ne le disciplinent pas. Il demeure fermé à ce qu’il y a de meilleur dans l’office surnaturel qui s’accomplit là sous ses yeux et qui tend à faire régner un ordre souverain sur les parties les plus indomptées de l’âme. Pas plus que la paix de Bosserville n’a refroidi son cœur, cette grande image de discipline monastique ne l’invite à baisser la tête. C’est le contraire qui arrive. Et sur cette imagination trop frémissante, cette incomparable mise en œuvre de tout ce qui peut agir sur l’âme religieuse n’a pour effet que d’éveiller en lui sa nature humaine la plus profonde, l’homme de désir qu’il a toujours été.

Cœur gonflé, angoisse, douleur irradiée jusqu’aux parties les plus mornes et les plus obscures de l’être, prodigieux empoisonnement des amoureux déçus et des ambitieux trahis par le sort ! D’un coup de talon, du fond de l’abîme, Léopold veut remonter, retrouver l’air pur, l’espace libre, le vaste ciel, un nouveau destin, sa revanche. Léopold à cette minute, c’est le Mort dressé et sculpté par Ligier Richier pour servir d’affirmation héroïque à ceux qui, plutôt que d’abdiquer l’espérance, nient les lois de la vie. Comme le squelette de Bar-le-Duc qui ne se rend pas, qui rejette son suaire, qui en appelle à Dieu contre la destruction, qui tend vers le ciel son cœur intact et toujours vif, Léopold s’écrie : « Vois mon cœur incorrompu, Seigneur ; juge-le, dis s’il mérite de vivre… »

À force de frapper, soutenu par l’enthousiasme et l’amour, à la porte de la compassion divine, Léopold l’allait voir s’ouvrir.

Est-ce l’aube déjà ou sa mémoire surexcitée qui lui fait distinguer vaguement sur les murailles, dans leurs grands cadres, les portraits des saints fondateurs d’ordre ? Ils sont là une dizaine : Ignace de Loyola, avec ses premiers compagnons ; saint Romuald, le fondateur des Camaldules : saint Bernard, favorisé d’une vision de la Vierge ; saint François d’Assise, instituteur des Frères Mineurs : saint Benoît au Mont-Cassin ; saint Nicolas Albergate, chartreux, quand il reçoit le chapeau de cardinal ; enfin saint Thomas d’Aquin, qui meurt dans l’abbaye de Fossa-Nova. Et parmi ces formes incertaines, celle que l’esprit de Léopold saisit pour ne plus s’en détacher, c’est l’image de sainte Roseline, des Religieuses Chartreusines, que le peintre a représentée vêtue de l’étole et du manipule, ornements réservés aux prêtres, mais que la prieure des Chartreusines a le privilège de porter deux fois, le jour de son installation et sur son lit mortuaire. Et cette image lui en rappelle une autre infiniment agréable à son esprit, plus précieuse que tout ce qu’il a laissé derrière lui, où il met toute sa confiance dans l’avenir, l’image de sœur Thérèse, la première de ses quêteuses, celle qui sur la colline fut favorisée d’un miracle.

Que d’injustes méfiances et de persécutions ces personnages vénérés n’ont-ils pas dû souffrir dans l’Église même et du fait de leurs supérieurs hiérarchiques ! Mais pour eux comme pour Job, l’heure de la justice, un jour, a sonné. Et l’esprit de Léopold, ramené au texte biblique, se délecte du dernier verset :

Jehovah bénit les derniers temps de son serviteur plus encore que ses premiers temps, et il posséda quatorze mille brebis, six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses. Et il eut sept fils et trois filles…

L’office a cessé, les religieux regagnent leurs petites maisons. Léopold dit à ses frères :

— Suivez-moi dans ma chambre.

Et la porte refermée sur eux trois, il commence de leur expliquer, par l’exemple de Job et du Bienheureux Pierre Fourrier, que Dieu ne les a abaissés que pour les éprouver :

— C’est un fait constant dans toutes les vies de saints, insiste-t-il, que la plus haute prospérité succède immédiatement aux pires catastrophes.

François et Quirin le regardent avec stupeur.

Ils sont en vérité très différents de leur aîné, ces deux frères. François représente assez bien un chevalier rustaud, ou plutôt un écuyer loyal et emporté, tout en mouvement, bon pour se dévouer, mais de petit jugement. Son gros visage enfantin et d’une confiance joyeuse inspire de la sympathie. Quirin est plus terre à terre. Tout ce qu’il y a de positif à l’ordinaire chez les Lorrains et que la nature n’avait pas employé pour pétrir ses deux aînés, semble lui être resté pour compte et d’une manière excessive. Léopold était vraiment leur chef, et il l’eût été de bien d’autres. Il continuait de parler : son visage sec tremblait d’animation et ses yeux brillaient. Quand il se tut, Quirin, d’un ton tout laïque, qui faisait un contraste affreux avec les paroles inspirées de son aîné, déclara :

— C’est bon, c’est bon, nous parlerons de Job une autre fois…

Puis avec aigreur et clarté, comme eût pu le faire un avoué, il exposa qu’il ne leur restait absolument qu’une ressource, c’était d’abandonner la colline pour toujours.

— J’en mourrais, dit Léopold avec une expression admirable de vérité.

— Allons donc, s’écria. Quirin, tu ne connais pas l’Amérique !

— Il faut relever Sion, reprit Léopold se parlant à lui-même.

Mais Quirin brutalement :

— Tu l’avais relevée, et c’est toi qui l’as détruite.

Et il se mit à récriminer.

François ne put en entendre davantage.

— Assez, Quirin ! s’écria-t-il. Homme de peu de foi et de moins de mémoire ! Pour que vous parliez ainsi, il faut que vous ayez le cœur bien peu élevé. Avez-vous donc oublié tout ce que notre frère a fait pour nous ?

Léopold les écoutait, tous deux debout, et lui assis, ses larges mains aux ongles noirs étendues comme mortes sur sa soutane couverte de taches. À son habitude, son regard passait au-dessus de ses interlocuteurs, et au coin des lèvres il avait un sourire inexplicable, un mince sourire orgueilleux et acquiesçant. Quand ils se turent, il les regarda avec cette autorité qui exerçait sur eux une sorte de fascination, et le feu secret qui semblait avoir desséché tout son être jetait des flammes par ses yeux.

— Toute maison divisée contre elle-même périra. Demeurons unis, et la colline nous sauvera. Ce qu’on nous a pris, c’est l’eau qui jaillit de la fontaine, mais la fontaine nous demeure. Ne suis-je pas toujours le chef du pèlerinage ? N’avons-nous pas gardé les meilleurs instruments de Marie, la meilleure de nos quêteuses ?…

Et là-dessus, il se mit à rappeler les voyages les plus productifs qu’avait faits Thérèse Thiriet et certain jour où elle avait écrit : « Notre Dame nous protège, envoyez-moi votre ceinture à or. » Il racontait tout cela comme un pêcheur rappelle les beaux coups d’épervier qu’il a faits ou bien un chasseur ses battues, mais avec le pouvoir d’ouvrir, derrière les images prosaïques qu’il mettait au premier plan, de larges trouées de rêve.

Quirin l’observait avec des yeux où l’inquiétude se mêlait à un vague espoir. Il surveillait les mouvements de la pensée de son frère, comme il eût surveillé les coups de bêche d’un chercheur de trésors :

— Ah ! oui, dit-il, les quêtes ! Si nous avions toujours la ressource des quêtes ! Mais Monseigneur nous les a défendues.

— Monseigneur ! Monseigneur ! reprit Léopold avec une violence soudaine, il ne peut pourtant pas nous barrer la voie que Dieu nous a tracée. Le ver de terre lui-même se remue quand on l’écrase. Nous avons fait plus que Monseigneur pour la Vierge, et s’il a pu tromper le ciel un instant, c’est Elle qui se chargera d’y défendre ses chevaliers. Mon frère, lisez dans les vies des saints toutes les épreuves qu’ils eurent à subir. Vous verrez qu’ils en rapportent toujours de magnifiques moissons. Pour moi, j’ai fait le ferme propos que jamais mon cœur ne sera coupable d’un péché contre l’espérance.

Mais le bon François, maintenant, bâillait sans respect pour les sublimités de Léopold :

— Ah ! déclara-t-il ingénument, que j’avalerais volontiers une bonne tasse de café au lait !

Léopold les laissa partir. Il se mit au lit, souffla sa bougie et se réfugia vers Dieu. Du fond de sa détresse, il le supplia de lui envoyer un signe, comme tant de fois les saints en avaient reçu, un signe auquel il reconnût qu’il ne s’était pas trompé et qu’il pouvait avoir confiance dans son cœur.

Telle était son exaltation et son idée toute simple des moyens de Dieu qu’il retourna son lit, de façon à surveiller la porte, car il était persuadé qu’un signe viendrait, et si la Vierge ou le Seigneur daignaient se déranger en personne, ils pouvaient entrer sans ouverture, mais s’ils déléguaient un messager, il voulait le voir dès le seuil. En même temps il ne cessait de répéter la lamentation du patriarche foudroyé : Le Très Haut m’a renversé dans la boue, je suis confondu avec la poussière et la cendre. Je crie vers toi, ô Dieu, et tu ne m’exauces pas.

Soudain, il sentit quelque chose entrer dans sa chambre et s’arrêter auprès de son lit. Une sueur d’effroi couvrit tout son corps, mais il ne pensa pas à lutter, ni à appeler. Ce qu’il sentait là, près de lui, vivant et se mouvant, c’était abstrait comme une idée et réel comme une personne. Il ne percevait cette chose par aucun de ses sens, et pourtant il en avait une communication affreusement pénible. Les yeux fermés, sans un mouvement, il ressentait un déchirement douloureux et très étendu dans tout son corps, et surtout dans la poitrine. Mais plus encore qu’une douleur, c’était une horreur, quelque chose d’inexprimable, mais dont il avait une perception directe, une connaissance aussi certaine que d’une créature de chair et d’os. Et le plus odieux, c’est que cette chose, il ne pouvait la fixer nulle part. Elle ne restait jamais en place, ou plutôt elle était partout à la fois, et s’il croyait par moment la tenir sous son regard, dans quelque coin de la chambre, elle se dérobait aussitôt pour apparaître à l’autre bout.

Deux minutes après que cette chose mystérieuse était entrée, elle se retira ; elle s’échappa avec une rapidité presque instantanée à travers la porte fermée.

Léopold respira profondément. Il rouvrit les yeux et ne vit rien autour de lui. La sensation horrible avait disparu.

Au bout de quelques instants, il se leva et alla rejoindre ses frères.

Il les trouva qui dormaient.

Alors il revint dans sa chambre et se recoucha. Mais à peine avait-il éteint qu’aussitôt la chose inexprimable se réinstalla près de lui, et accompagnée de la même horrible sensation. Cette fois, il concentra toute sa force mentale pour sommer cette chose de partir, si elle était du Diable, sinon de lui dire la parole de Dieu. Il ne reçut aucune réponse. Et comme elle avait déjà fait, la présence s’évanouit au bout d’un court temps. Mais cette fois, Léopold s’élança vivement à la porte et cria dans le couloir :

— Fais tout ce que tu voudras, émissaire de Dieu ; tais-toi, dérobe-toi, mauvais serviteur ; je saurai bien m’arranger pour que tu me rejoignes et sois obligé d’accomplir ton message.

Au moment où le petit jour parut, Léopold, affreusement déçu de n’avoir pas reçu le mot d’ordre qu’il implorait, quitta sa chambre et se mit à errer sous le Grand Cloître.

Les vingt-sept petites maisons abritées par de grands toits rouges, de l’effet le plus touchant, enfermaient la prairie d’arbres à fruits. La ligne simple des arceaux, le calme du verger, la lumière matinale composaient une douceur, un repos dont jouissaient, sans les troubler, quelques petits oiseaux sur les mirabelliers. Au milieu du clos, le puits symbolique signifiait l’abondance des grâces et de la charité. Mais tout ce bel ordre et cette paix ne pouvaient rien, à cette minute, sur le malheureux prêtre.

Le Père Magloire, que l’imminence du départ de Léopold ne laissait pas sans remords, et qui l’épiait malgré lui, entendit ce dur pas résonner sur les dalles. Il vint le rejoindre, et apprenant qu’il ne pouvait pas dormir, il lui offrit de faire un tour dans le domaine. Le bonhomme avait de la finesse, et très vite il sentit que son hôte traversait une crise plus aiguë. « Qui sait, songea-t-il, si ce n’est pas le dernier effort du Mauvais Esprit ? C’est maintenant qu’il faut lui parler. » Mais il était timide, et son effort d’apostolat n’aboutit qu’à lui dire :

— Monsieur Baillard, je voudrais avoir votre avis sur nos nourrins.

Les nourrins ou petits cochons à l’engrais étaient les favoris de pas mal de Pères dans le couvent — affection toute désintéressée, puisque aucune viande ne paraît jamais dans l’écuelle du Chartreux.

Léopold acquiesça, avec cet habituel sourire poli sous lequel il dissimulait la plus haute idée de soi-même, et selon sa coutume il passa de plein-pied, avec une parfaite aisance, de ses mysticités aux préoccupations les plus plates. Il se mit à marcher au côté du petit vieillard à la tête chauve et à l’œil doux, à peu près comme Napoléon Ier à côté du maire de l’île d’Elbe. Ils circulèrent dans la vaste clôture, le père Magloire montrant les terres, les vignes, la houblonnière, le petit bois de chêne où les religieux ont dressé une grande croix. Ces riches dépendances, ces cultures si bien protégées par des murs, ce personnel nombreux rappelaient au déchu sa ferme de Saxon. Le bon père Magloire sentait l’amertume de son compagnon, et il ne trouvait pas les mots nécessaires. Cependant, comme ils approchaient de l’étable, il insinua :

— On a causé de vous, Monsieur le Supérieur, dans toute la Lorraine.

L’autre répondit d’un coup de boutoir :

— Dans toute la Lorraine ! Que dites-vous ? Dans toute la France !… Mais il ne s’agit pas de moi, voyons vos nourrins.

Ils étaient arrivés en effet à la porcherie. Léopold regarda les bêtes sans bienveillance et dit durement :

— Je regrette que vos frères n’aient pas visité notre ferme de Saxon ; ils y auraient vu des étables…

Cependant les nourrins, qui avaient reconnu le bon Père, se pressaient autour de lui en reniflant, et la joie qu’il en tirait l’empêchait d’enregistrer ces paroles désagréables. Mais Léopold insistait :

— Ces bêtes sont en mauvais état. On les nourrit mal. Pour faire venir à bien un nourrin, il faut lui donner du petit lait. C’est ce que je faisais à Saxon. Les résultats de notre ferme modèle, avant que Monseigneur crût devoir intervenir, étaient de premier ordre. Mais vous, mes Pères, ne vous mêlez pas de l’élève du cochon, vous buvez le petit lait !

Le père Magloire ne put s’empêcher de marquer son mécontentement. Il répondit :

— Je ne doute pas que ces petites bêtes ne trouveraient du profit à suivre le régime que vous préconisez, mais pour nous, il nous serait difficile de renoncer à la simplicité de nos anciens Pères. Notre premier soin doit être de mettre en pratique ces paroles de la Sainte–Écriture : « Mourons dans notre simplicité. »

Sur ces mots, il referma la porte de l’étable et s’excusa en disant à Léopold qu’il lui eût bien volontiers tenu compagnie davantage, mais qu’il fallait qu’il allât cultiver son petit jardin, et qu’il pensait que Monsieur Baillard ne trouverait pas mauvais qu’il sacrifiât l’occasion de s’instruire sur le grand élevage à la nécessité de bêcher une petite plate-bande dont il avait la charge.

Comme le bon Père regagnait sa cellule, il rencontra le Père Abbé, qui lui demanda où il allait et où il avait laissé le curé Baillard :

— Je l’ai laissé, dit-il, qui circule dans nos étables et qui trouve à blâmer partout, et j’ai pris congé de lui pour aller bêcher mon jardin, et aussi, je l’avoue, parce que ses dédains me blessent pour notre cher couvent.

— Vraiment reprit le Père Abbé, je vous rappellerai ce que disait un jour saint François de Sales : vous vous entendez fort à la seule culture qui importe, celle des âmes ! Vous aurez toujours assez de loisir pour tirer parti de votre jardin, mais ce pauvre monsieur Baillard ne fait que passer au milieu de nous, et il ne faut pas ajourner d’essayer de bien agir sur lui.

Le père Magloire fit demi-tour et, du même pas, s’en fut à la recherche de Léopold. Il ne le trouva plus aux étables. Le frère porcher lui dit qu’il s’en était allé dans la direction du bois. Incontinent le père Magloire se dirigea de ce côté ; il traversa le potager, les prairies, et comme le discours de l’abbé avait évoqué en lui l’image du grand évêque de Genève, il se rappelait que le saint avait fait jadis un acte pareil. « Je suis donc un petit François de Sales aujourd’hui, pensait-il, et je puis dire, moi aussi : Ecce elongavit fugiens et mansit in solitudine. Voilà qu’il s’est éloigné en fuyant et qu’il est resté dans la solitude. » Il trouva Léopold qui se promenait dans la partie la plus mélancolique de la petite chesnaie, et il lui dit tout bellement :

— Monsieur le Supérieur, je viens de rencontrer le Révérend Père Abbé qui m’a dit que j’avais fait une impertinence en vous laissant seul et que je ne manquerais pas de trouver, derrière ma cellule, mon jardin, autant de fois que je voudrais, mais que nous n’avions pas tous les jours le restaurateur de Sion, de Flavigny, de Mattaincourt et de Sainte-Odile. Je l’ai cru et je m’en viens tout droit vous prier d’excuser ma sottise, car je vous avoue que ignorans feci.

À ces mots, les traits contractés de Léopold Baillard s’attendrirent et deux larmes coulèrent de ses yeux. Sur ce visage de fiévreux apparut l’expression la plus touchante d’une tristesse en quête d’une consolation. Léopold, contraint de plier devant les représentants de Dieu, en appelait depuis vingt jours à Dieu même. Et soudain ces bonnes paroles, qui semblaient lui tomber du ciel, venaient fondre sa dureté. Toute trace d’orgueil disparut de sa figure pour ne plus laisser voir que cette face de son âme qui aspirait à l’amour. Le bon père Magloire en fut ébloui, et devinant que toute explication blesserait un cœur si malade, il eut un geste plus humain que religieux, et lui serra simplement la main.

Tous deux se turent quelques minutes, puis comme ils rentraient dans la Chartreuse, Léopold la montrant d’un geste :

— Cette maison, mon Père, savez-vous comment elle a été construite ? Par notre duc Charles IV, avec les pierres de nos forteresses lorraines, quand Richelieu nous contraignit à les détruire. Eh bien ! moi aussi, on m’a ordonné de détruire de grandes forteresses lorraines que j’avais relevées de mes mains…

Et il les ouvrait toutes grandes, ajoutant :

— Comment voulez-vous que j’aie pu trouver la paix ici ?

Jamais le bon Chartreux n’avait entendu de semblables paroles. Son imagination, déconcertée par un pareil rapprochement, se réfugia dans un humble conseil dont il ne pouvait pas soupçonner les redoutables conséquences.

— Votre retraite touche à sa fin, monsieur Baillard. Allez-vous rentrer tout droit à Saxon ? À votre place, j’essayerais d’un petit voyage. Il ne faut pas, comme vous faites, écorcher votre plaie. Il n’est bruit dans les journaux que d’un homme extraordinaire, un certain Pierre Michel Vintras et de son Œuvre de la Miséricorde. Il passe pour un grand prophète. C’est du moins la qualité que lui attribue monsieur Madrolle, dont je vous prêterai les brochures et que j’appelle le Jérémie de la France. L’Œuvre de la Miséricorde, serait l’accomplissement de la promesse faite aux hommes par le Sauveur de leur envoyer Élie pour rétablir et reconstituer toutes choses. Que valent ces idées ? Là-dessus, je fais toutes réserves, car on dit que ce Vintras n’est pas tendre pour Nos Seigneurs les Évêques. Mais enfin, il donne un beau et grand rôle au cœur. Intelligent comme vous l’êtes, vous devriez aller voir.

Léopold ne répondit rien. Il s’enfonça dans une immense rêverie. Le mot générateur de toute une nouvelle vie venait d’être prononcé.

Quelques jours plus tard, la retraite des trois frères Baillard atteignit à sa fin, et le temps arriva pour eux de rejoindre leur poste sur la colline de Sion. Mais Léopold, sitôt les portes de la Chartreuse ouvertes, tourna le dos à la Lorraine pour s’en aller d’un vol rapide tout droit sur Tilly, auprès de Vintras. La lecture de l’ouvrage de M.  Madrolle, Le voile levé sur le système du monde, venait de l’exciter prodigieusement, et comme le lui avait conseillé l’imprudent père Magloire, il allait voir, laissant à ses deux frères le soin de gouverner en son absence sa paroisse de Saxon et le pèlerinage.