La Colline inspirée/IX

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Émile-Paul frères (p. 185-206).

CHAPITRE IX


VINTRAS AU MILIEU DES ENFANTS DU CARMEL


Vintras, qui voit de loin le péril de son peuple, accourt. Depuis longtemps son cœur brûlait de visiter son église lorraine. Il arriva sur la sainte montagne par les jours les plus sombres de l’année. Il arriva comme une idole dans un char, mené par Léopold et François qui étaient allés l’attendre Nancy. C’était un jour d’hiver à quatre heures, et une neige glacée couvrait de sa blancheur la montagne et tout le pays. Sa voiture ne parvenant pas à démarrer de Saxon, il dut monter à pied la pénible côte. Les objets, déjà demi effacés par la brume, semblaient reculer vers un passé lointain, dans un espace immense. Tout jusqu’au vent terrible de Lorraine, jusqu’au vague scintillement de la lune, semblait s’accorder pour donner au paysage une teinte de sauvagerie bizarre et presque fantastique, un vrai dies irae.

Lui-même, immédiatement, introduisit dans cette maison déjà préparée par la fièvre et l’attente une atmosphère d’oiseau de nuit. C’était un petit homme chauve-souris. Il voyait dans le noir, il voyait l’invisible. Ses hôtes le menèrent tout droit dans sa chambre, où il commença, en dépit de la tempête glaciale, par ouvrir la fenêtre sur les ténèbres, et fit à voix haute cette invocation :

— Des éclairs couvrent le clos mortuaire, que l’on a nommé pour nos maisons d’argile le champ du repos ; de pâles lueurs glissent furtivement sur les pentes violées du sanctuaire ; les morts tressaillent. Ils sortent de leurs tombeaux, ils s’élèvent et leurs âmes blanchissent. Il se fait un grand travail. Depuis que nous sommes entrés dans Sion, les rues des villages pleurent ; des gémissements indescriptibles descendent de la colline, sur laquelle le Seigneur m’envoie crier aux villes et aux campagnes de l’Est : « Retirez-vous du nombre des adorateurs qui offrent l’encens divin au colosse de domination, cessez de vous donner à la grande prostituée, à la Babylone romaine. Cette minute est solennelle pour les vivants et pour les morts. »

Il appela les morts dans les nuages chargés de neige que roulait le ciel, et le petit cénacle, bouche bée, le vit qui rangeait, avec des gestes de la main, les esprits par catégories dans l’espace.

À neuf heures, dans cette tourmente de neige et de vent, — une vraie nuit de sabbat, — les fidèles arrivèrent au couvent. Ils furent priés de se tenir jusqu’à nouvel ordre dans la cuisine, car l’Organe — c’est ainsi que Vintras voulait qu’on l’appelât — s’était enfermé, pour prier tout seul, dans le réfectoire transformé en chapelle.

Devant cette porte close, ils étaient tous fort émus et l’imagination surexcitée ; mais quelques-uns faisaient les braves

— Tu l’as vu, Bibi, disait avec émerveillement la mère Munier ; il a sauté à terre devant ta maison.

— Oui dame ! et même qu’il avait des bottes de veau ! Je croyais que les prophètes allaient nu-pieds.

Mais les trois Pontifes vêtus avec magnificence apparurent à ce moment, et en passant François écrasa du regard le sceptique du village.

Un profond silence s’était établi. Léopold frappa trois fois à la porte de la chapelle. L’Organe l’ouvrit toute grande… Lui aussi est magnifiquement vêtu. Il porte une robe rouge, une ceinture blanche ; il est chaussé de rouge.

— Prophète de Dieu, dit avec solennité Léopold, les Enfants du Carmel de Sion vous sollicitent par nos bouches de leur accorder l’entrée.

Mais l’Organe, en fronçant le sourcil, lui répond :

— C’est ici la porte de Rome, et Dieu a décidé de la fermer en punition de l’orgueil romain. Il y a placé l’Ange de la Force et du Courroux, et les fidèles doivent se présenter à la porte du Carmel.

Les Pontifes s’en vont alors frapper à la porte du Carmel, qui est en réalité celle de la cuisine. L’Organe leur ouvre, et s’en retourne à l’autel, il fait un pas et baise la terre, un nouveau pas et se prosterne encore. Derrière lui, les trois Pontifes s’avancent, réglant tous leurs mouvements sur les siens, et suivis eux-mêmes des fidèles qui les imitent dans toute leur gymnastique.

Dans ce bel ordre, chacun gagne la place qui lui est assignée : les trois Pontifes, trois sièges dans le chœur ; Thérèse, un trône en face du tabernacle ; à ses pieds, sur quatre tabourets, les sœurs Marthe, Quirin, Euphrasie, Lazarine. Les autres fidèles ont retrouvé leurs bancs habituels.

Et la cérémonie de l’Initiation commença, emportant les villageois en plein mystère.

Successivement l’Organe fait avancer devant l’autel les Pontifes, les religieuses et les fidèles. À chacun il demande de lui donner la main droite, et avec une aiguille trempée dans l’huile sainte, par trois fois, il leur dessine dans la paume une croix, en disant :

— Au nom de Jéhovah, au nom de Sabaoth, au nom d’Andomnie.

Quand tous eurent défilé, reçu les trois onctions et regagné leurs places, l’Organe déclara :

— Notre première pensée doit aller aux morts, en forme d’amende honorable pour la longue attente où les générations défuntes ont été de la parole de salut, que je leur apporte aujourd’hui.

Debout devant l’autel et face à l’auditoire, il lit une longue méditation. Il regardait par-dessus les têtes, et paraissait voir des esprits qui venaient se nourrir de sa parole.

— Mes frères, dit-il, malgré le refus de vos yeux, il faut que vos cœurs voient et entendent la réalité. Vous croyez n’être ici qu’une trentaine. Eh bien ! la chapelle est pleine des morts de Sion. Relevez vos regards, ô mes frères, ô mes sœurs, voici vos parents depuis la huitième génération qui planent au-dessus de nous ! Je vois le Seigneur ; il a à sa droite et à sa gauche le père et la mère de nos trois Pontifes. Puis voici feu madame Jory : elle porte sur sa poitrine la croix de grâce, que les cieux lui ont donnée…

Se tournant vers Fanfan Jory :

— Ta mère te bénit, mon enfant… Je vois l’avenir. Je vois les cieux tels qu’ils seront dans les siècles. J’y vois ces pauvres femmes qui ont été victimes de la persécution et qui me font ce soir un si bel accueil. L’une d’elles est comme un lis…

— Sans doute Marie Beausson, dit à mi-voix le bon François.

— … La seconde est comme un jasmin…

— Probablement la mère Poivre…

— … Et la troisième comme une tubéreuse.

— Madame Jean Cholion ou madame Seguin, intervint encore le Pontife de Sagesse. Et l’Organe finit en disant :

Nous ne ferons entendre aujourd’hui ni Hosannah, ni Alleluia, ni Gloria in excelsis. Nos cœurs gonflés de bonheur veulent conserver cette joie, en jouir longtemps, et des chants la leur feraient perdre. Restons avec l’amour qui nous remplit.

Il exhorta les fidèles à profiter chacun d’un moment de silence qui allait leur être donné, pour écouter les paroles que le Paraclet leur murmurait au fond du cœur.

Pendant ce temps, il prit l’ostensoir, donna la bénédiction aux assistants, et d’une voix plus basse aux êtres invisibles. Il se répandait en paroles désordonnées, souvent inintelligibles, parfois même inarticulées. Il voyait l’au-delà. Mais loin d’entrer victorieusement en lutte avec l’Ange des Ténèbres, il semblait s’en épouvanter lui-même. Tout à coup, on l’entendait qui criait : Ah ! Ah ! Ah ! et on croyait le voir courir comme un phalène dans la nuit. Ce fut ce soir-là un papillon tête de mort. Il ne rendit pas le royaume des ombres saisissable, mais par ses sursauts d’enthousiasme et ses accablements, par ses soupirs et ses cris, et aussi par des illuminations trop brèves, il fournissait une sorte de musique expressive et bizarre. Il la poursuivit très avant dans la nuit ; il en bouleversa son auditoire. Avec cela, par brusques réveils, la netteté plate, le terre à terre d’un charlatan. Et pour finir, reprenant ses esprits, il donna le programme, dit qu’il ne resterait à Sion que trois jours, que le lendemain serait un jour très solennel et qu’on y connaîtrait les rigueurs de Dieu, et que le surlendemain serait un jour plus solennel encore.

Les Enfants du Carmel se retirèrent dans un grand trouble, et beaucoup firent paraître des états étranges qui allaient du rire nerveux jusqu’à un effroi véritable. Mais les Pontifes et Thérèse enivrée orientaient tout cela vers l’enthousiasme et volatilisaient les terreurs en disant :

— L’Organe, c’est un instrument sur lequel l’Esprit divin opère comme un virtuose sur son violon. C’est le violon du Paraclet.

Dans la nuit, Vintras eut un ravissement. Il fut enlevé par la lumière divine au delà de nos horizons et hors des limites de nos sens. Il assista à un conseil de Dieu. Il y avait là tous les Archanges et tous les voyants de la terre. Dieu, qui avait l’intention de détruire l’Univers, demandait l’avis de chacun. Les Anges s’inclinèrent d’approbation et les Voyants crièrent tous : « À mort ! à mort ! » Quand vint le tour de l’Organe, il plaida la cause de la terre : « Soit ! conclut-il, vous la mettrez en poudre, Seigneur. En serez-vous plus honoré ? » — « Je garderai ceux qui m’honorent vraiment, répondit le Très-Haut ; j’en ai assez de cette messe romaine où mon fils est crucifié tous les jours. » Il expliqua à l’Organe ce que doit être la messe nouvelle. C’est maintenant à l’humanité de prendre la place du divin Sacrifié ; c’est aux hommes de se faire victimes, de s’offrir tout entiers, de s’anéantir. L’Humanité est le Christ nouveau. Jésus va enfin entrer dans son repos.

Ce second jour, il vint encore plus de fidèles qu’il n’en était venu à l’office de la veille. Au fur et à mesure de leur arrivée à la cuisine, François rayonnant de bonté heureuse passait au cou de chacun un ruban rouge où pendait une croix de bois blanc, de la grandeur de celles que les sœurs portent sur leur poitrine.

Gardez bien ça, disait-il, c’est un paratonnerre contre la colère divine.

La petite troupe ainsi armée pénétra dans la chapelle, magnifiquement parée et illuminée. Le Prophète avait revêtu la robe blanche, l’éphod adamique et le diadème rouge : les trois Pontifes, la ceinture bleue, l’étole en baudrier et la grande écharpe blanche Thérèse portait en sautoir une écharpe bleue brodée d’un cœur rouge, sur laquelle était tracé en lettres de soie : Voici venir l’Ève nouvelle.

Autour d’elle, tous les enfants de l’Œuvre l’entouraient radieux sous leurs insignes de protection. Sur l’autel resplendissait le grand calice réservé à la communion de la nouvelle Jérusalem derrière, dans un abandon méprisant, le calice et la patène ternis du sacrifice romain. On voyait encore, du côté de l’épitre, et avec une intention symbolique, le missel romain recouvert, écrasé par l’Évangile de saint Jean largement ouvert.

Le premier geste de l’Organe fut de déposer son diadème. Le bandeau royal ne convient pas à qui va s’offrir en sacrifice. Il déposa également le cordon rouge de Jacques le Patriarche, sur lequel repose un mystère et que devront porter tous les patriarches à travers les siècles comme marque distinctive. Puis il entonna le Veni Sancte Spiritus, éclatant appel au Paraclet. Et sur la dernière strophe, élevant les mains et les tournant alternativement vers l’Orient, vers le Nord, vers le Couchant et vers le Midi, il bénit les mondes. Le plus beau moment fut celui où, prenant la patène du sacrifice romain sur laquelle était un pain, il dit :

— Je ne l’offrirai pas, ce pain, parce qu’il est chargé des crimes de la Jérusalem romaine, mais je le consommerai.

Il le brise en effet et le mange avec courage, mais avec une extrême répugnance. Lorsqu’il l’avale, il en est comme malade. Il prend le calice et le regarde avec horreur ; il y voit toutes sortes de reptiles. Il supplie le ciel de ne pas le contraindre à le boire. Il demande qu’au moins il ne voie pas les horreurs qu’il renferme et qu’alors il le boira. Il hésite quelques secondes, puis il boit comme on fait pour la plus répugnante médecine. Il jette alors le calice et tombe quasi mort, piqué par le serpent qui se cachait au fond…

Quelques minutes s’écoulent, chacun se lève et, sur un signe des Pontifes, tous s’approchent de l’autel. Ils y contemplent avec émerveillement un semis d’hosties, d’hosties miraculeuses décorées de cœurs roses, d’où sortent des flammes et des majuscules A. M. qui signifient « Aimer Marie ».

L’office se termina par un De profondis avec Requiem sur la Rome administrative.

On se retrouva le soir pour l’agape. Comme Vintras se faisait un peu attendre, Léopold en profita pour adresser des observations à Bibi Cholion et à la mère Munier.

— Bonne Mère, et vous, Bibi, hier au soir, avant la cérémonie, vous n’étiez pas convenables. Qu’est-ce que ces plaisanteries sur le Prophète et les bottes de veau ? Tâchez, ce soir, de bien vous tenir devant l’Organe, car il est néreux[1]….. Délicatesse bien naturelle, ajoute Léopold en levant les yeux au ciel, chez un homme assisté dans toutes les circonstances de sa vie, à sa droite par l’ange Gabriel, à sa gauche par l’ange saint Michel, et suivi de soixante-dix mille esprits célestes qui, distribués en chœur, chantent les louanges de Dieu.

L’agape fut très réussie. Au dessert, Léopold pria l’Organe de chanter certains cantiques qu’il se souvenait avec attendrissement d’avoir entendus à Tilly. L’Organe tourna vers son disciple des yeux pleins d’affection et répondit :

— Tu me demandes, fils, des cantiques de Tilly ? C’est demander à un fugitif qu’il cherche à se rappeler ce que la bonté divine s’est plu à vouloir effacer dans le souvenir de ses douleurs.

Cependant il chanta, d’une voix pleine de magie.

Ces chants émurent vivement Thérèse, et son émotion apparut aussitôt sur son visage qui ne cachait rien de ce qui se passait dans son cœur. Piquée de jalousie, Lazarine, qui n’avait pas été du voyage de Tilly, osa interrompre l’Organe pour lui dire que ses chants étaient bien tristes et lui demander quelque chose de plus gai.

L’Organe en fut saisi au point qu’il tomba dans un discours extatique :

— Lazare, on ne saurait être impunément facétieux et léger dans une terre désolée. Le cœur peut éclater en sanglots sur une ruine sacrée, mais il ne peut se livrer à une complaisante allégresse. Chanter gaiement à Sion ! Chanter avec des femmes qui sont forcées de peser de tous leurs membres délicats sur le tranchant du fer, seul moyen mis en leur pouvoir pour contraindre le sein de la terre à leur fournir la nourriture ! chanter avec un cœur heureux devant des spoliés et des honnis ! Non, Lazare ! Notre chant ne peut être qu’une cordiale tentative d’engourdir des douleurs ou des souvenirs. De la gaîté, Lazare ! il nous faudrait plutôt un thrène où chacun de nos frères et sœurs dispersés apportât sa note de douleur et d’espérance. Il nous faudrait des paroles d’ouragan ou de tempête, des menaces comme en hurlent les aquilons, des indignations brûlantes comme la foudre ! Pour chanter les saisissements, les douleurs, les dégoûts, la faim, le froid, les humiliations, les injures et les brutalités de tous genres dont furent victimes celles et ceux qui restent à la garde de la foi que nous confessons tous, il faudrait de ces mots et de cette poésie que nous connaîtrons un jour, mais qui nous sont encore profondément cachés ! Ah ! ma chère Lazare, vous voulez plaire au cœur de votre père et pontife, craignez des chants qui ne lui rappelleraient que ces récréations où la vanité féminine se chantait elle-même, plutôt qu’elles ne rendaient les inspirations spontanées du cœur.

La pauvre Lazarine, que le Prophète s’entêtait à appeler Lazare, elle ne savait pas pourquoi, était grandement humiliée sur sa chaise, mais ce qui la consola un peu, ce fut la scène qui suivit.

Après ce discours qui n’avait pas duré moins d’une heure, l’Organe s’étant arrêté tout court demanda pourquoi on ne chantait plus. Convaincu qu’il n’avait encore rien dit, et que c’était pour lui le moment de prendre la parole, il s’excusa, en termes qui surpassaient son humilité habituelle, de ce qu’il ne pouvait pas parler parce que la sueur lui découlait d’une manière extraordinaire et qu’il tombait de fatigue.

Ce n’est qu’un quart d’heure après qu’il se rendit à l’assurance que lui donna toute l’assemblée, et sœur Lazarine la première, qu’il avait parlé, et même surnaturellement.

Le lendemain, qui était la troisième et dernière journée de ces fêtes, Thérèse, suivie des quatre religieuses et des zélatrices, présenta à l’autel un pain magnifique. L’Organe ayant saisi un couteau, dont il déclara que c’était un glaive, invita les cinq religieuses à l’enfoncer dans la miche.

— Réjouissez-vous, mes filles, leur dit-il, car cet acte rituel efface toutes les humiliations de la femme et la rétablit dans ses droits originels. Réjouissez-vous, et moi, pendant ce temps, j’irai m’entretenir avec Dieu.

Alors l’extase le prit et il discourut sous l’influence de l’Esprit.

— Pauvres femmes, pauvres prêtres ! C’est mon cœur qui vous parle. Ah ! je voudrais que mes paroles s’élevassent comme un cantique. Pauvres femmes, je les vois dans leur ministère si peu comprises, si chétives. Je crois voir une Marie Salomé, une Marie Marthe, une Marie de Cléophas. Elles vont, elles suivent leurs prêtres, elles disent : « Ils entrent là, allons-y avec eux. » Ah ! chères femmes, chères sœurs ! On vante la reine de Saba venant dans la majesté de sa pompe, et Salomon lui tendant la main, lui, pourtant le roi de la Sagesse. Ah ! mon bon maître, que cela me paraît petit auprès de ce qui attend ces pauvres femmes que l’on a honnies, conspuées. Et cette autre femme, c’est notre Madeleine à nous (et en ce moment il se tournait vers Thérèse) ; comme elle veille avec sollicitude sur ce qui regarde le sanctuaire ! Comme elle accueille les Pontifes qui viennent ici servir les besoins de leurs frères ! Quand donc les hommes t’aimeront-ils de cet amour ? L’heure est venue de les récompenser, je les appelle toutes au sanctuaire.

À ce moment, il se retourna vers l’autel pour prendre le ciboire et, par une délicatesse que comprit tout le cénacle, il le remit entre les mains de Léopold :

— Pontife d’Adoration, dit-il, communiez les saintes et fidèles compagnes de votre épreuve, de votre persécution et de votre triomphe.

Après Léopold, l’Organe donna la communion à son tour. Seulement, lui, au lieu d’une simple distribution de pain trempé dans du vin, il faisait boire, à même le calice, une gorgée de vin, et c’était un vin de Bordeaux excellent. Il accompagna chaque communion d’une courte exhortation. À Thérèse, il dit ces paroles qu’elle recueillit dans son cœur :

— Renoncez à vous-même. Vous cherchez le bonheur et presque toujours vous prenez le chemin qui vous en éloigne. Aimez, c’est la mission qui vous est dévolue.

Sur ces mots, une seconde fois, l’Esprit le saisit :

— Sion, séjour enchanté d’où mon destin m’entraîne ! Que de fois les prophètes m’avaient porté vers toi ! Quand je lisais dans les livres sacrés les cantiques du Psalmiste, devant ces appels qui ressemblent à des cris passionnés adressés par l’Esprit Saint aux filles de Sion, mon cœur tressaillait, mes sœurs. Je préférais mille fois ces vierges enveloppées de leurs voiles célestes à la trop visible épouse du cantique des cantiques. J’aimais à voir ces ravissantes idéalités planant entre le ciel et la terre, leurs pieds cachés sous la rosée des blanches églantines qui couronnent les sommets du Maria et du Nebo, et leurs chevelures ardentes pâlissaient de leurs reflets dorés les rayonnements qui précèdent l’aurore. La vie ne m’a jamais montré de grâces comparables à tout ce que mon cœur croyait appartenir aux vierges de Sion ! Hélas ! le premier soir de mon arrivée, est-ce l’empire de cette poétique croyance qui m’a fait trouver Sion-Saxon si sombre et si lugubre ? Je regrettais la beauté du nom de Sion ainsi attaché comme une moquerie à ce pays perdu pour tout ce qui est de bon accueil. Et malgré moi, je me répétais : Non, oh ! non, tu n’es pas Sion. Comme nous entrions dans ce village, j’aperçus à leurs portes et à leurs vitrages cette partie de la race humaine qui fait souvent à elle seule le charme, l’animation et l’attrait d’un pays. Presque tout occupé de notre véhicule qui semblait lui-même effrayé des efforts qu’il fallait faire pour avancer dans la seule voie ouverte aux charrettes, aux voitures, aux troupeaux de brebis, de chèvres et de pourceaux, je me disais plus fort que jamais encore : Oh ! non, tu n’es pas Sion. Mais victoire, mes sœurs ! La lumière s’est faite dans ma pensée. Ici enfin, je vois les filles de Sion dont parle l’Écriture. C’est Saxon qui est dure, sale, brutale, grossière ; ce sont les femmes et les filles de Saxon, ce sont les habitants de Saxon qui ont injurié, qui injurieront, outrageront, vilipenderont, maltraiteront et voleront les hôtes que le ciel voulait revêtir et parfumer des grandeurs, des beautés et des splendeurs de la véritable Sion. Mais ici ! La Vierge Marie avant de quitter la terre distribua ses vêtements à des femmes pieuses qui l’entouraient. Ici, nous avons plus que ses humbles et vénérables vêtements, nous avons les roses trouvées dans son sépulcre après son Assomption. Thérèse, vous êtes les roses sous le ciel entr’ouvert. Filles de Sion, persévérez avec courage, et un jour vos noms seront répétés avec respect et admiration. Vous croyez n’avoir qu’un homme à qui vous donnez vos soins. C’est plus qu’un homme, c’est un Pontife. Ah ! ne rougissez pas, les reines rougiront devant vous. Si vous gardez les trois ministres du Très-Haut comme les saintes femmes gardaient Jésus, on dira de vous ce qu’on a dit d’elles. Filles de Sion, je vous le déclare au nom du Seigneur : vous êtes grandes et belles devant Dieu. Vous suivez le sacrifice de vos Pontifes ; vous les savez innocents et justes, et vous leur donnez tout ce qui peut leur rasséréner le cœur. Est-ce dans le cloître que vous auriez su grandir ainsi ? Vous vous fussiez perdues, comme tant d’autres, sous la domination d’une morne règle ; vous vous fussiez données à Baal. Je vous le dis : vous êtes les saintes femmes de Sion. Vous avez entendu insulter dans le Temple vos Pontifes. Eh bien ! les saintes femmes n’entendirent-elles pas insulter Jésus ? Elles ne l’abandonnèrent pas pour cela ; elles lui firent un rempart de leurs cœurs. Ah ! réjouissez-vous. Votre nom est connu dans le ciel et ne sera pas oublié jusqu’au jour où vous serez averties que l’heure est venue et qu’il faut vous parer, pour le repas céleste, de vos robes et de vos manteaux.

Jamais la poésie n’a épuisé plus complètement un thème sentimental, ni pénétré plus avant dans les cœurs que ne faisait ce poète baroque dans ces cœurs barbares. Toutes les femmes avaient les yeux baignés de pleurs qui coulaient sans arrêt de leurs yeux agrandis.

Le Prophète, après avoir longuement parlé, fit un mouvement de corps subit et violent, comme s’il tombait du ciel, et parut tout étonné de sa position. Il se signa et commença d’une voix plus douce un second discours sur le sacrifice, où il démontrait de quelle manière les Enfants du Carmel doivent se victimer, se sacrifier et détruire en eux-mêmes tous les faux prétextes de se soustraire à l’amour. D’une voix onctueuse et douce, il prouva que le sacrifice est l’unique preuve de l’amour, et que l’amour demande réciprocité. Et en prononçant avec force, pour le faire passer dans le cœur de ceux qui l’écoutaient, le mot amour, il tomba étendu sur les marches de l’autel.

Vintras resta quelques secondes dans cet état de défaillance, sous une influence surnaturelle. Mais bientôt rendu à son état humain, il se relève, donne la bénédiction du Saint Sacrement et entonne une sorte de cantique : « C’est par un fait d’amour coupable que dans l’Eden s’accomplit notre chute, mais par des actes d’amour religieusement accomplis va s’opérer notre rédemption. »

— Amour, amour, répètent toutes les femmes, depuis Thérèse, brillante, excitée, jusqu’à la veuve Marie-Anne Sellier.

À minuit, l’Organe retournait à Nancy, accompagné des trois Pontifes. En s’éloignant de Sion, il laissait à tous une impression extraordinaire, l’idée qu’ils n’avaient pas vu un être fait de chair et d’os, ou plutôt qu’entre eux et lui flottait un brouillard. Et c’était comme s’ils avaient entendu une musique supranaturelle dans le crépuscule.

Au milieu de la nuit, dans les cahots de la voiture que menait François, Vintras parla en réaliste, en homme éclairé par sa propre expérience. Il annonça à ses amis la réaction politique qui s’annonçait déjà pour les esprits clairvoyants, et dont il prévoyait que leur œuvre serait une des premières victimes. Enfin, il les engagea à considérer comme certaine et prochaine leur excommunication par le pape.

— C’est la révolution de 48, dit-il, qui m’a tiré de prison. Nous sombrerons avec elle. Mais soyez sans crainte, ajouta-t-il, toujours sur le même ton raisonnable : vous serez sauvés par les anges, car, ne l’oubliez pas, vos téphilins pontificaux mettent à votre service les ordres angéliques auxquels vous appartenez et les harmonies célestes.


  1. Néreux, vieux mot du patois lorrain : il s’entend au moral d’une personne qui répugne à manger avec des gens malpropres.