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La Colline inspirée/VII

La bibliothèque libre.
Émile-Paul frères (p. 141-164).

CHAPITRE VII

LA PETITE VIE HEUREUSE

Dans la nuit, sœur Thérèse eut un songe. Notre-Dame la visita et lui tendant la bourse lui dit : « Une moisson naîtra de mon plateau de Sion, qui vous nourrira tous surabondamment. »

Léopold trouva dans ces paroles une réponse à sa pressante interrogation de la veille, et son génie bizarre entendit que la Vierge ordonnait de mettre en culture le plateau.

Mais d’abord il fallait couper les arbres. C’étaient de magnifiques tilleuls de trente à quarante ans, que les Baillard avaient vu grandir. Avec l’église et le cimetière, ils constituaient un des éléments du pèlerinage, et, pour avoir si bien réussi sur cette terrasse éventée, ces arbres délicats semblaient favorisés d’une protection spéciale du Ciel. Leur petite armée, dans la force de l’âge, entourait l’église de ses troncs pressés et lui faisait une sorte de bouclier contre le vent. Ces belles allées circulaires étaient le véritable luxe de la contrée, l’image du repos dominical et du loisir heureux, après les semaines de travail. Pourtant Léopold n’hésite pas ; il décide de les couper et de mettre en culture les terrains de la promenade, afin de se conformer au songe de sœur Thérèse et aux paroles de Notre-Dame qui, dans sa bonté, avait bien voulu se rendre compte qu’il fallait créer des ressources à ses fidèles serviteurs.

C’est l’automne, la saison où, sous un soleil refroidi, chacun recueille ce qu’il a semé. Mais Léopold, à cinquante ans, jette bas ses œuvres, coupe ses ombrages et promène le soc de la charrue sur ce qui faisait l’objet de sa tendresse. Rien, pas même sa rupture avec ses confrères et avec son évêque, ne permet mieux de mesurer la puissance de ses nouvelles espérances que de le voir ainsi couper ses tilleuls, sans un mot de regret, sans un soupir de tristesse. Il communique autour de lui sa flamme dévastatrice. Ses fidèles de Saxon accourent à la rescousse. Et huit jours après la fête de Sion et le message de la Vierge, tout un monde de paysans, de frères et de sœurs, armés de haches, de pioches et de scies, se démenait sur le plateau, au milieu des arbres surpris de l’effroyable aventure.

Chose admirable, ces barbares travaux s’accomplirent dans l’allégresse. On vit se déployer sur la colline une activité toute virgilienne, mais pénétrée d’accents chrétiens. Une perpétuelle prière, ou plutôt une constante exaltation de l’âme l’accompagnait, à peu près comme le chant des orgues soutient une prose médiocre. Le matin, l’escouade des frères et des sœurs partait en chantant pour l’esplanade. Ils y trouvaient déjà rassemblés les amis de Saxon, venus avec leurs outils. Ces ingrats enfants de la colline commencent par couper arbres et arbustes à ras de terre, ensuite ils enlèveront les souches avec des haches et des pioches, et quand les beaux tilleuls seront débités en bûches pour chauffer le couvent cet hiver, ils laboureront l’esplanade et la sèmeront de pommes de terre.

Ces destructions, qui allaient prendre tout leur temps durant les mois de septembre, d’octobre et de novembre, se présentaient à eux avec les attraits du sentiment. Tout le long du jour, chacun, par un signe de croix ou par une prière, faisait hommage à Dieu de ses actes un peu importants, que ce fût le premier coup dans un tilleul ou la première tranche coupée dans un pain. C’est un état dont l’allégresse se traduirait par des hymnes, mais où il serait absurde de vouloir chercher des idées claires. À quoi songent des cultivateurs couchés à l’ombre d’une haie, auprès de leurs bouteilles vides, à l’heure rapide de la sieste, entre deux étapes d’un dur travail ? Et ceux-ci, religieuses, pauvres frères, villageois dévots, avaient reçu dans l’atmosphère des Baillard une véritable culture de la sentimentalité. Paysans et mystiques, ils étaient soumis, ouverts à plus d’influences de la terre et du ciel que nous n’en connaissons.

L’âme du travail, c’était Thérèse. Elle venait aux champs avec les autres, mais Léopold ne la laissait pas travailler, de peur de contrarier en elle la grâce de Dieu et de Marie. Et vraiment ses dispositions étaient merveilleuses pour saisir, sur le moindre indice, l’invisible à travers le visible. Elle écoutait avec amour la respiration paisible et presque insaisissable de la sainte colline, et savait donner aux choses les plus humbles une signification touchante. Voyait-elle jonchant le sol les branches coupées des tilleuls : « Les feuilles pourrissent, disait-elle, mais nous sommes les vainqueurs de la mort. » Quand apparurent les tristes et charmantes fleurs de l’automne, les colchiques violets, elle y vit une image de l’état religieux : « Parfois, disait-elle, un semis de veilleuses, comme une douce congrégation, peut sembler inutile, mais elles servent de parure au milieu de l’humble prairie et chantent la louange de Dieu. » Des groupes de papillons qui s’élèvent et se poursuivent lui semblaient des âmes qui se libèrent. Des vols de corbeaux qui passaient en croassant, elle les insultait, les moquait comme des démons désarmés.

Parfois des pèlerins se scandalisaient de ces beaux arbres abattus et de ces terres de la Vierge où l’on menait la charrue. Des invectives s’échangeaient, un vrai combat de gros mots. Mais sœur Thérèse marche à côté de l’attelage et vaticine : « Ils croient que nous cultivons la terre et nous cultivons le ciel. »

Les brumes d’automne fermaient l’horizon et limitaient ce royaume privilégié. Sur la colline rendue au calme divin, on vivait tout le jour un rustique cantique des cantiques, qui se prolongeait dans la nuit. Chaque soir, les sœurs et les frères, auxquels se joignaient les amis de Saxon, faisaient la veillée autour du feu de la cuisine. Tout en écossant les légumes pour l’hiver, on causait des menus événements du jour, et Bibi Cholion faisait des plaisanteries dont les sœurs s’amusaient. C’était le couarail ordinaire des villages lorrains. Mais, pour Léopold, c’était bien autre chose ! Il croyait présider une de ces agapes fraternelles comme en tenaient les premiers Chrétiens. Et pour se conformer à l’usage des petites chrétientés primitives d’Éphèse, d’Antioche, de Pergame, qui avaient coutume de lire à haute voix les lettres de saint Paul, il se plaisait à communiquer à son auditoire quelque épître de Vintras, toute pleine de malédictions contre les Princes de l’Église et d’effroyables prophéties. Puis, tirant son journal de sa poche, il y cherchait la confirmation de ces sombres pronostics. Jamais en aucun lieu du monde on n’entendit lecture pareille. Léopold, ses lunettes sur le nez, déployait largement la feuille ; il la parcourait du regard, et tout de suite tombait en arrêt sur l’accident, sur la catastrophe du jour. Sœur Thérèse, debout derrière lui, se penchait pour regarder si nulle calamité ne lui échappait, et avant de tourner la page, il attendait qu’elle lui fit un signe de tête. Cette année-là, Léopold fut particulièrement bien servi ; en septembre, on eut des cas de choléra ; en octobre, la peste dans le golfe Persique ; en novembre, des épidémies sur le bétail et de grandes pertes d’argent à la Bourse. À chaque fléau, Sœur Thérèse battait des mains, et l’on voyait apparaître sur les lèvres de Léopold un sourire d’une béatitude ineffable. Quand le vomito negro se réveilla à Rio Janeiro, le grand François s’écria qu’il donnerait bien dix sous pour voir à ce moment la tête du curé de Xaronval, car aucun d’eux ne doutait que M. Magron et tous leurs confrères ne fussent comme eux uniquement occupés à vérifier les prophéties de Vintras. À dix heures Léopold distribuait le pain bénit, auquel les sœurs parfois ajoutaient un supplément de vin chaud.

Et c’est ainsi que chaque soir, là-haut, autour d’une table de cuisine, des villageois se penchent sur un journal éployé pour y chercher, avec une fièvre joyeuse, les signes avant-coureurs du cataclysme où s’allait engloutir ce monde d’iniquité, hormis la poignée de justes groupés dans l’ombre de Léopold et de Vintras.

À la fin de la semaine, le dimanche, Léopold prêchait solennellement. On accourait de très loin comme pour un théâtre. Les Baillard avaient imaginé d’organiser des dialogues où François tenait le rôle d’un prince de l’Église, — il ne demandait pas mieux que l’on reconnût l’évêque de Nancy, — accablé par le réquisitoire vintrasien de Léopold. On riait du grand François ; on applaudissait Léopold.

Celui-ci avait pris à Tilly, comme par une sorte de contagion, le système de se livrer aux flots de ses paroles. Souvent il semblait le jouet de son inspiration. Puis au retour de ces élancements dans les régions qui s’étendent par delà les limites de notre esprit, il parlait du ton le plus plat. Ses discours, plus qu’à demi incompréhensibles, du moins n’étaient pas des soporifiques, des marmottements confus comme il pouvait y en avoir à la même heure dans les églises de la plaine. Il en sortait une voix vivante, d’un positif déconcertant. Ah ! c’était simple. Du milieu de ses obscures redondances, assez pareilles aux orchestrations d’un charlatan de foire, il terrifiait son monde en prédisant la grande catastrophe finale, puis il le rassurait en offrant de donner après l’office, dans la sacristie, un mot de passe qui garantirait le salut.

Ces ardeurs insensées touchaient beaucoup les femmes. Elles venaient, chaque dimanche, plus nombreuses. Léopold attendait beaucoup d’elles pour la propagation de ses vues sur le règne du cœur. Aussi ne négligeait-il rien pour leur plaire, et par exemple, il aimait à répéter que l’excès de leur amour de Dieu leur a causé, dans la suite des temps, une palpitation si violente que plusieurs de leurs côtes ont changé de place pour donner de l’espace à leurs cœurs, formant ainsi sur leurs poitrines une douce éminence.

En l’écoutant, elles rêvaient. Cet apôtre extravagant de l’Esprit-Saint ouvrait à ces paysannes, médusées d’étonnement, les royaumes du romanesque. Beaucoup s’émouvaient. Quirin qui les surveillait en prenait bonne note. M. le Supérieur gardait toujours un certain Noli me tangere ; il ne descendait guère les gradins de l’autel, mais les deux cadets, eux, à la sortie de la messe, se multipliaient en conversations sur le parvis et jusqu’au milieu des labours du plateau. Qu’est-ce que vous risquez ? disaient-ils. Ils ramenaient ceux-ci et ceux-là dans la sacristie. Léopold s’y tenait en permanence, ayant à ses côtés sœur Thérèse. On s’asseyait comme dans une maison de village. C’était encore une église, mais plus familière que l’autre. Très vite, la causerie tournait à la confession, et Thérèse s’éloignait, s’occupait des enfants, s’il y avait lieu, les caressant, les approchant de l’autel, joignant la puissance de la tendresse féminine à l’effet de la doctrine prêchée par le Pontife. Puis revenant à la sacristie :

— Monsieur le Supérieur, disait-elle, montrez donc à Madame l’hostie miraculeuse que vous avez reçue de Tilly.

Léopold exhibait alors une de ces hosties tachées de sang et divinement parfumées, comme on en voyait par miracle apparaître, de fois à autre, sur l’autel de Vintras.

De la sacristie, les néophytes passaient dans le couvent, où François et Quirin offraient leurs services. C’était comme un second cabinet de consultation. Ils se proposaient pour trouver des sources, des trésors.

Les gens s’en allaient enchantés, un monde nouveau ouvert devant eux, un monde nullement ennuyeux, où l’âme de quelques-uns se satisfaisait, où l’imagination de tous se trouvait fort à son aise. Leurs récits agitaient toute la contrée avec force, car ils flattaient le goût du merveilleux et le goût du comique. Et beaucoup qui n’auraient pas voulu pénétrer dans la sacristie de Léopold venaient pousser des pointes jusque sur la colline, où ils avaient parfois la bonne fortune de rencontrer François et Quirin Baillard occupés à de singulières besognes. Le grand François errait dans les ruines de Vaudémont, tenant du bout des doigts la chaîne de sa montre balancée. Il attendait qu’elle lui révélât les trésors enfouis des anciens seigneurs du donjon. Quant à Quirin, une baguette de coudrier dans les mains, il cherchait une source sur la partie désertique du plateau, autour de « l’arbre penderet ».

La colline apparaissait au loin comme le plus rare des tréteaux, où des scènes de miracle se joignaient à une véritable comédie. Et pour achever d’intéresser le populaire, voici que des effets de drame s’annonçaient. Des nuages gros de menaces accouraient vers Sion, et tout le pays disait que l’évêque allait interdire les trois frères.

Un jour, sœur Thérèse, qui souffrait d’une rage de dents, se rendit à Vézelise, en compagnie des sœurs Euphrasie et Lazarine, pour consulter le docteur Contal. Mais d’abord toutes trois entrèrent chez l’épicier. La servante du curé s’y trouvait.

— Bonjour, mademoiselle Mélanie, lui dirent-elles le plus civilement du monde.

— Bonjour, mesdemoiselles, répliqua l’autre, qui leur fit sa révérence, et sans plus leur tourna le dos.

Mesdemoiselles ! Appeler ainsi des religieuses ! Mais ce qui acheva de les confondre, c’est le regard méprisant de la servante, quand l’épicier refusa de leur livrer du savon à crédit.

Le médecin, chez qui elles sonnèrent ensuite, leur dit dès le corridor :

— Que venez-vous faire, mes bonnes Sœurs, chez un simple praticien ? Léopold vous guérira : il fait des miracles à la pelle.

Il les poussa poliment dehors.

Sœur Thérèse en fut suffoquée, et si heureusement que son mal de dents disparut.

Cet accord inattendu de la cure et de la faculté aurait dû épouvanter les pauvres filles. Le croire, ce serait mal comprendre la divine irréflexion qui régnait dans le cercle des Baillard. Les trois femmes, comme Léopold eût fait à leur place, virent seulement dans l’insolence de la servante et la mauvaise grâce du médecin deux nouveaux signes, deux nouvelles épreuves par où se manifestait la sollicitude du Seigneur. Cette humiliation et la disparition subite, mystérieuse, de la névralgie de Thérèse, exaltèrent chez elles le sentiment d’un accord avec la divinité. Elles revinrent en disant alternativement des prières et des cantiques. Cette plaine leur semblait un temple et non pas immense, un temple domestique, familier, où les villages étaient autant de petits autels, les travaux des champs une suite de cérémonies pieuses, et la faible rumeur des bêtes et des gens une large action de grâces.

Sœur Thérèse ne pouvait se retrouver en pleine campagne, au milieu du décor et des soins agricoles, sans être envahie par les souvenirs de son enfance de bergère. Elle se rappelait le temps où, petite fille et gardant avec une branche effeuillée à la main ses vaches sur la prairie, elle chantait ses premières chansons. Léopold l’avait initiée à de plus mystérieuses effusions. Elle était bien convaincue aujourd’hui qu’il n’est pas indifférent de chanter telle ou telle parole, et si elle jetait dans les airs les louanges de la Vierge et les magiques syllabes de Sion, c’est qu’elle voulait s’envelopper, créer autour d’elle une zone de protection. Croyance vague et profonde. Les trois filles s’avançaient dans une colonne divine ; leur allégresse soulevait leur marche. Elles devaient aux voyages, à l’habitude des sollicitations et des remerciements une souplesse, une aisance rare chez les villageoises. La mâchoire serrée d’un bandeau, heureuse de n’avoir plus mal, associée à cette nature par une fraîcheur, un parfum, des couleurs dont la suavité s’accordait avec les parties les plus inexprimables de son âme, cette sœur paysanne était une image de la fantaisie. Toutes les fées étaient dehors ; Silène et les bacchantes dans les vignes. Un chasseur sonnait son chien sur la lisière du bois. Dans cette journée de bonheur, l’esprit de Thérèse avait les virevoltes d’un martin-pêcheur, tout bleu, tout or, tout argent, sur un paisible étang de roseaux. Avec une cadence un peu balancée, les trois religieuses chantaient :

Sainte Sion, demeure permanente,
Sacré palais, qu’habite le grand roi,
Dans tes parvis se plaît l’âme innocente,
Quoi de plus doux que de penser à toi !
Quoi de pÔ ma patrie,
Quoi de pÔ mon Sauveur.

En traversant les villages quasi déserts, où retentissaient dans les granges les coups répétés des batteurs au fléau, elles se taisaient, et par un innocent génie de comédie, pour raffermir le crédit de Léopold, elles s’appliquaient à laisser paraître sur leurs visages l’innocente joie dont elles avaient le cœur rempli. Comment la méchanceté de Vézelise troublerait-elle leur confiance ? Un temps gris, silencieux, humide, enveloppe les vergers, les prairies où sèchent les regains, les bons chevaux paisibles qui ramènent les voitures chargées de récoltes, et les grands sacs de pommes de terre qui s’alignent debout le long des champs. Avant de quitter leur travail, arracheurs et arracheuses font des tas avec les fanes, y mettent le feu, et ces brasiers solitaires achèvent de brûler quand la nuit est déjà tombée sur la campagne. C’est la tristesse d’une fin de journée où déjà perce l’hiver. Mais devant elles, la colline semble si ferme et assurée des faveurs du ciel vers lequel elle se soulève ! Parfois, une nuée lumineuse vient l’envelopper, la baigner de jeunesse, comme un signe de la complaisance divine. Sur leur beau couvent veille une influence surnaturelle.

Du haut de la terrasse, Léopold guettait leur retour. Il leur ménageait une surprise, et se réjouissait de les voir venir dans le lointain. En dépit de la nuit, maintenant qu’elles s’étaient engagées à la file dans l’étroit sentier, à travers les broussailles des pentes, il devinait à sa légèreté sœur Thérèse qui marchait en avant, et il s’attendrissait qu’une si longue course n’eût pas alourdi sa grâce. Avec son éternelle manie de se retrouver dans les grands saints du passé, il se disait : « Saint Chrysostome s’est appuyé sur la sainte veuve Olympias, et saint Jérôme sur Marcelle qu’il chargea, lors de son départ pour la terre sainte, d’arbitrer les difficultés d’exégèse ; le nom de sainte Scolastique est lié à celui de saint Benoît, et nul ne peut penser à saint François de Sales sans voir à son côté sainte Jeanne de Chantal. Sœur Thérèse est digne d’être une Olympias, une Marcelle, une Scolastique, une Jeanne de Chantal… » Auprès d’elle, il sentait son être s’épanouir, se rapprocher du ciel. Quand les trois religieuses atteignirent l’esplanade, Léopold les pressa sur son cœur avec respect et dilection comme trois filles bien-aimées, et les bénit d’un signe de croix. Puis soudain, il les entraîne dans la sacristie, et prenant un calice posé sur la crédence :

— Mes chères filles, leur dit-il, le Prophète de Dieu daigne vous envoyer ces hosties miraculeuses descendues sur son autel et qu’il vous sera permis de porter en scapulaires sous vos vêtements.

Il dit et les leur fait baiser. Quel trouble, quelle émotion ! Elles éprouvent le sentiment des juifs qui croyaient mourir si une fois ils avaient touché l’Arche. Régulièrement, nulle religieuse ne peut mettre la main sur le ciboire vide et les linges sacrés sans une permission spéciale. D’où une certaine éminence de la religieuse sacristine. Mais Léopold, avec une audace dont elles défaillent de reconnaissance, leur fait monter les marches de l’autel. Ce prêtre chaste, et chez qui les forces physiques et les puissances de foi étaient intactes, devait nécessairement faire des prêtresses. Sa profonde raison, inconnue de lui-même, quand il prête un tel rôle à de pauvres religieuses, hier encore de simples paysannes, c’est qu’aujourd’hui, au lieu de chercher sa loi dans l’Église, il va la chercher en lui-même, et que tout homme, à mesure qu’il donne une place à l’inspiration dans la conduite de sa vie, est amené à honorer davantage la femme, à croire qu’elle pénètre par ses intuitions dans l’au-delà et que illuminée par l’électricité de son cœur, elle déchiffre le livre divin.

Les jours d’un novembre lorrain, son ciel abaissé, son horizon rétréci composent l’atmosphère la plus favorable à l’épanouissement des puissances religieuses de l’âme. La pluie, le grand vent qui nous enferment entre quatre murs nous obligent, pour peu que nous en soyons capables, à écouter les palpitations de notre vie. Tout ce qui reposait dans l’âme de Léopold se réveillait, se déployait, jetait ses lumières. Il écoutait les irrésistibles tendances de son cœur et disait : « Ce sont là des prophéties pareilles à celles de Vintras. Aussi vrai que je suis l’effet des désirs de mon père et de ma mère, et la couronne de leurs espérances, mes aspirations sont vraies. Ce que ma nature réclame et que ma prière sincère sollicite me sera nécessairement donné. » Dans sa jeunesse et hier encore, en battant tous les chemins de l’Europe, il avait diminué son être ; il s’était senti jour par jour refroidi, gêné, peut-être dégradé. À courir le monde et surtout à lutter contre l’évêque, il avait failli perdre sa véritable nature. Maintenant rendu à lui-même, il va se réaliser, épanouir les pensées déposées dans son cœur par les générations qui l’ont précédé, et, dans ce début de novembre consacré aux trépassés, son esprit s’oriente avec plus de force qu’aucune autre année vers le souvenir de ses parents pour y trouver un appui.

Le jour des morts, Léopold s’en alla s’agenouiller au cimetière de Borville. Ni François, ni Quirin, appelés au loin pour découvrir des sources, ne l’accompagnaient. Cette longue route, il la fit seul, à pied, sous un ciel bleu, divin de douceur, par le soleil le plus enchanteur, au milieu de ces vieilles campagnes paisibles comme la mort et pourtant pleines d’espérance. Son bâton dans la main, le vigoureux curé parfois pensait à ses ennemis et faisait un dur moulinet, tantôt et le plus souvent, se livrant aux songes, il pressait le pas pour atteindre le but des désirs de son âme. Une prière se formait en lui qu’il prononça sur la tombe de son père, dans l’étroit cimetière éblouissant de bouquets de fleurs, où dans cette extrême saison bourdonnaient encore les abeilles :

« Mes parents, je viens vous trouver, vous dire mes pensées qui sont les vôtres, élargies, colorées par des expériences plus audacieuses. M’entendez-vous respirer et frapper votre terre de mon bâton ? C’est moi, Léopold, votre aîné. Vous avez construit dans Borville une maison, et couché sous le sycomore une pierre au titre honorable : père et mère de trois prêtres. Et moi, je ne laisserai pas annuler la maison ni la tombe qu’à mon tour je dois édifier. Esprits célestes, accompagnez-moi : je viens vous quérir. Votre tâche de Borville est remplie ; c’est sur la sainte colline maintenant que tous les Baillard combattent… »

Des groupes pieux circulaient, priaient sur les tombes. Nul ne parla à Léopold de lui-même, car on savait qu’il était dans l’ennui, mais de ses défunts et avec des mots qui surent trouver dans ce cœur exalté la source des larmes.

Il repartit, convaincu d’entendre auprès de lui le vol glacial de ses ombres chéries, et pour leur parler, il s’arrêtait parfois sous les bouquets d’aulnes qu’aiment les trépassés. Dans cet extrême état d’émotion, il éprouva le besoin de revoir un ami. Le cher visage du curé de Xaronval lui revint à l’esprit. Celui-là, comme les autres, l’avait abandonné le jour de la procession, mais n’était-ce pas un malentendu ? Il saurait bien le convaincre. Sans hésiter, il fit un détour afin de l’aller voir et de lui demander l’hospitalité pour la nuit. Mais la route était plus longue qu’il n’avait calculé. Quand il arriva à Xaronval, il était recru de fatigue, et déjà les ténèbres tombaient.

Une petite fille vint ouvrir. Il se nomma. En entendant ce nom, Léopold Baillard, l’enfant se glaça d’effroi, comme si elle eût vu Belzébuth déguisé en prêtre, et reculant vers la porte, elle dit que son oncle était absent, mais sans doute allait bientôt rentrer. Puis, rapidement, elle disparut et s’en alla s’asseoir au bord de la route, sur un tas de cailloux.

Comment Léopold interpréta-t-il la terreur de l’enfant ? Y découvrit-il un refus déguisé ? Le certain, c’est qu’une heure après, quand M. Magron rentra dans son presbytère, et s’en vint tout droit à la cuisine où il pensait trouver son ami auprès du feu, la pièce était vide. Avec sa nièce, il chercha vainement dans tous les coins de la cure Léopold Baillard. Ils montèrent jusque sur le grenier, l’appelèrent devant sa porte ; personne ne leur répondit… Et pourtant Léopold était là, dans l’ombre. Le lendemain on découvrit, contre une meule du champ voisin, la forme de son corps dans la paille.

La petite fille se demanda toujours si c’était Léopold ou le Diable qui avait couché dans cette meule.

Non, ce n’était pas le Diable, mais c’était un Léopold que Magron ni aucun de ses confrères n’avait connu, un Léopold que ne touchaient plus les paisibles voix de la vie. Il avait bien entendu les cris du curé et de l’enfant, mais ses chimères le tenaient et d’une telle force qu’aucun appel ne pouvait plus le leur arracher. Au pied de la meule où il s’était laissé choir, exténué de fatigue, il restait sans mouvement avec une prodigieuse lucidité d’esprit. Il regardait comment, sous la nuit descendante, Sion prenait des accents plus mystérieux et l’aspect d’un grand autel paré de lumières pour le divin sacrifice ; il écoutait les bruits du village, l’aboiement des chiens, la douce activité du presbytère tout proche ; il se prêtait surtout à ce souffle de Dieu qui glisse le soir à travers les campagnes. Auprès de lui se tenaient avec tendresse les deux ombres de son père et de sa mère, telles qu’il les ramenait de Borville, et dans sa longue méditation nocturne, le cœur et la pensée envahis de puissants effluves nouveaux, il cessait de se tourner vers l’ancienne vie lorraine pour en appeler à la vie surnaturelle. Il n’appartenait plus à la terre… Force universelle, amour, puissance qui s’éveille en nous pour donner des couleurs et des sonorités au monde, désir, voici que tu te redresses, une fois encore, chez Léopold ! L’étrange homme a trouvé son bonheur, le seul bonheur qui jamais, il le jure, ait été digne de sacrifice. Un nouvel amour vient de s’emparer de son âme, d’anéantir toutes ses expériences antérieures, de le laver, de le régénérer, et naïf comme un jeune homme, ce vigoureux quinquagénaire s’élance, le cœur en feu, vers des régions inconnues. Ce n’est pas qu’il ait découvert une jeune figure émouvante dans l’ombre d’un soir d’été et qu’un regard plein d’âme ait paru répondre à son regard, et qu’une sœur céleste soit venue vers lui pour le guider aux régions du sublime. La jeunesse et la beauté ne songent pas à faire leurs cruels miracles dans le cercle de ce paysan, qui porte au front le signe du sacerdoce éternel. Léopold reste obsédé par les seuls problèmes de son état. La grande et l’unique affaire demeure pour lui de saisir le problème divin du monde. Il ne va pas en demander la solution au plaisir, à la volupté d’un cœur qui se brise, à l’éclair d’un tendre visage. Le dur rêveur est rempli de confiance, a repris avec plus de force son bâton de route pour le voyage de la terre au ciel, parce qu’il a reçu de Vintras un mythe à sa portée, le mythe pour lequel il avait été conçu.

Dans un tel enivrement, que pouvait faire à Léopold le soulèvement de tout le pays, que pouvait lui faire l’interdiction ?

Elle éclata contre les trois frères vers la fin de l’année.

À l’heure même où l’évêché décrétait la sentence, Léopold se promenait avec sœur Thérèse sur le plateau. Il calculait le moment et priait Dieu, disant :

— Je ne sens pas le coup d’une houlette brisée.

Quirin et François descendirent aussitôt dans le village, en répétant de porte en porte :

— Dieu soit loué ! Nous ne verrons plus nos confrères ; Sion n’y perd que des pique-assiettes… D’ailleurs nous sommes interdits avec manque de formalité dans la sentence. Elle ne compte pas.

Et les dévotes s’éparpillaient dans les champs, tourbillonnaient autour des laboureurs, en marmonnant avec passion le mot de sœur Thérèse :

— Il en sera de nous comme des grains que vous jetez. Le blé que l’on sème au printemps ne donne jamais rien que de maigre, mais nous produirons beaucoup, parce que la neige va nous passer dessus.