La Commune de Paris au jour le jour/Semaine du 10 au 16 avril

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Schleicher frères (p. 99-148).


Lundi, 10 avril.

Paris avait des représentants qu’elle aimait. Elle avait son préféré, son petit Benjamin, auquel elle avait donné deux cent mille voix, nombre prodigieux ; elle avait envoyé à l’Assemblée des hommes à qui elle voulait faire honneur, des hommes qui lui feraient honneur, espérait-elle. Dès la signature du traité de paix, plusieurs donnèrent leur démission, quelques-uns pour ne pas ratifier la honte de la France, d’autres pour protester contre les insultes faites à Paris et à la République, Victor Hugo parce que l’Assemblée jetait des pierres et des ordures sur la personne sacrée de Garibaldi. — Après la promulgation de la Commune, quelques-uns, ne pouvant siéger simultanément à Versailles et à l’Hôtel de Ville, optèrent pour l’Hôtel de Ville. Quand Thiers eut lancé sa première bombe contre Paris, nous pensions que tous les députés de Paris qui étaient encore à Versailles protesteraient solennellement contre cette infamie et viendraient prendre avec nous leur part du danger. Nous avions rêvé que Louis Blanc, que Langlois, que Dorian, que Farcy, que Brisson, que Victor Schœlcher, qu’Edgar Quinet iraient se poster à la Porte-Maillot, et, devant les Vinoy, les Charette, les Cathelineau, les Galiffet, ils étendraient la main : « Nous vous défendons de toucher à Paris ! »

Oui, nous rêvions cela, et chaque matin nous demandions : « Sont-ils arrivés pendant la nuit ? »

Nous nous trompions. Ils ne sont pas venus. Ils sont restés à Versailles, faisant la sourde oreille au tonnerre du bombardement, au roulement de la fusillade. Ils n’ont pas voulu s’apercevoir que les monarchistes se sont rués sur la grande et noble cité républicaine pour l’assassiner. Ils ont oublié qu’ils sont les représentants de Paris, pour n’être plus à Versailles que des députés quelconques. Cela nous est douloureux à constater. Ils étaient bien haut dans notre estime, ils sont tombés bien bas.

Parmi eux tous, un seul à notre connaissance est venu à Paris, un seul a agi, un seul s’est employé pour la paix, c’est Victor Schœlcher. Nous n’étions pas très contents de lui pendant le siège, en novembre, en janvier, sa conduite ne nous plaisait guère, nous lui reprochions avec amertume d’avoir si maladroitement endossé le parjure de l’amiral Saisset, affiché à vingt mille exemplaires. — Nous faisions, nous faisons nos réserves sur les actes de notre mandataire Schœlcher, mais au moins fait-il ce qu’il peut. Il y a trois jours, il a publié avec ses jeunes collègues Floquet et Lockroy la proposition à l’Assemblée d’un traité de paix.

Ce projet nous offense car il proclame le droit de Versailles et le tort de Paris, ce projet nous ne l’accepterions pas ; mais en le refusant, nous dirions à son auteur : « nous ne pouvons nous entendre, mais nous vous savons gré de vos bonnes intentions. »

Voici les passages principaux de la proposition Schœlcher :

« L’Assemblée, bien qu’elle ait le droit de son côté, ne peut avoir la criminelle pensée d’assiéger Paris… Si elle tentait de prendre la capitale de vive force, à coups de canons, elle trouverait sur ses remparts les adversaires même les plus déterminés de la Commune, dont le devoir serait alors de protéger 1 500 000 hommes, femmes, enfants, vieillards qui ne s’occupent pas de politique, qui ne sont nullement responsables de la résistance des communalistes au pouvoir central, et dont un grand nombre périrait au milieu des implacables combats de la guerre civile…

« La Commune, de son côté, quoiqu’elle soit maîtresse souveraine de la ville, doit s’avouer que le Gouvernement a su se faire une armée fidèle et que, sans officiers, sans généraux, sans cavalerie, elle ne pourra le renverser, malgré l’intrépidité de ses gardes nationaux.

« Cependant il faut sortir de l’effrayante situation où nous nous trouvons. »

Voici les termes auxquels on peut équitablement se rallier : la Commune reconnaîtrait l’autorité de l’Assemblée, autorité souveraine, puisqu’elle est issue du suffrage universel. La Commune rendrait au gouvernement tous ses pouvoirs et se restreindrait à l’exercice des fonctions municipales… À son tour, l’Assemblée accepterait le programme de l’Union : Reconnaissance de la République en France, du droit municipal de Paris, maintien de sa garde nationale.

« L’Assemblée s’indignera peut-être qu’on lui propose de traiter d’égal à égal avec des insurgés » ; mais ces insurgés sont maîtres de la capitale, ils y disposent de tout, ils y gouvernent, ils ont une vaillante armée, des canons, des arsenaux, ils sont en état de livrer de grandes batailles, ils sont une puissance avec laquelle des politiques doivent compter. Ce n’est pas plus là transiger avec l’émeute que l’Assemblée n’a transigé avec les Prussiens, c’est traiter avec un ennemi qui est fort.

« L’arrangement ne va pas au delà de ce que le parti libéral demande depuis de longues années, de ce que les membres actuels du Gouvernement demandent eux-mêmes ; il n’impose aux belligérants aucune concession humiliante. La Commune nommée irrégulièrement, mais par 240 000 électeurs, voit son mandat ratifié et s’en tient satisfaite. Et le Gouvernement rentre en possession de ses pouvoirs ».

L’arrangement serait possible sur ces bases, et Paris n’en demande pas davantage, mais ce dont Paris ne se tiendrait jamais pour satisfait, c’est d’avouer qu’il a eu tort de procéder à ses élections municipales, d’avoir eu tort de se défendre quand on l’a attaqué.

Quoi qu’il en soit, grâces vous soient rendues, citoyen Victor Schœlcher, pour votre tentative de conciliation. Nous l’eussions saluée avec transport, si elle n’impliquait que nous sommes coupables. À cela près nous vous reconnaissons raisonnable et équitable.

Quant à la déclaration des neuf députés de Paris, communiquée aux journaux de Versailles, signée : Louis Blanc, Henri Brisson, Edmond Adam, Tirard, Farcy, Peyrat, Edgar Quinet, Langlois, Dorian, elle nous attriste, et même nous irrite et nous offense. Ceux que nous aimions tant nous condamnent avec sévérité, nos propres représentants nous chapitrent et nous font la leçon de la belle manière :

« Ceux qui ont été entraînés dans l’insurrection auraient dû frémir à la seule pensée d’aggraver le fléau de l’occupation étrangère par le fléau des discordes civiles… S’il est légitime de demander pour Paris comme pour les autres villes de France la liberté pleine et entière des libertés communales, il ne l’est pas de la demander à une révolte contre le suffrage universel… Si l’excès de la centralisation est un mal, l’autonomie de la Commune poussée jusqu’à la destruction de l’unité nationale, œuvre de plusieurs siècles, est un mal bien plus grand encore. Travailler à la dislocation de la France, c’est répudier les traditions de la Révolution française… »

Voilà comme nos représentants prennent notre défense. Pas une ligne de blâme, le moindre reproche, à ceux qui bombardent votre ville ? Ceux qui ont provoqué vos deux cent mille électeurs pour les massacrer, ceux qui les voudraient affamer et réduire en esclavage ont raison. — C’est un réquisitoire, un acte d’accusation. Que dirait de plus M. Thiers contre Paris et la Commune ? Et si Paris n’est qu’un révolté contre le suffrage universel, si la Commune ne fait autre chose que disloquer la France et répudier la Révolution, d’un autre côté, les neuf représentants nous affirment que l’Assemblée de Versailles n’est pas ce que nous pensons :

« Il serait inexact d’imputer cet esprit monarchiste à l’Assemblée tout entière ou même à la majorité… Pas un membre de la majorité n’a encore mis ouvertement en question le principe républicain… »

Représentants de la Seine, qu’affirmez-vous là ! Jusqu’à aujourd’hui, nous vous écoutions avec respect et recueillement, chacune de vos paroles était pour nous parole de vérité. Peyrat, Langlois, et Brisson, vous nous dites donc que la majorité de l’Assemblée ne se compose pas de légitimistes, d’orléanistes et de cléricaux ? Vous, Edgar Quinet, vous vous portez caution pour la sincérité de M. Thiers ? Et vous, citoyen Louis Blanc, vous garantissez maître Favre ?

Nos représentants concluent : « Notre ligne est toute tracée… Nous ne nous décourageons pas, nous restons au poste que vos suffrages nous ont assigné… Si la République court des dangers, nous la défendrons avec les seules armes efficaces, la discussion libre et la raison. »

Chacun accomplit son devoir comme il l’entend. À vos deux cent mille électeurs de défendre Paris comme ils le pourront, en lui faisant un rempart de leurs corps. Ils combattront, vos électeurs, et non pas en un tournoi littéraire, ils se battront puisqu’on les attaque ; ils tomberont, s’il le faut, le père à côté du fils, le frère à côté du frère.

Quant à vous, messieurs les représentants de Paris, qui fûtes nos initiateurs, nos guides et nos modèles, rentrez dans cette Assemblée qui n’a cessé de vous huer et de vous railler, rasseyez-vous dans vos fauteuils de législateurs, attendant à votre poste le jour où vous pourrez affronter pour la République les dangers que la raison fait encourir dans une libre discussion. Les séances terminées, vous avez le droit maintenant de vous rallier au cortège de M. Thiers. M. Thiers aurait même mauvaise grâce à vous refuser une place dans son carrosse, depuis que vous lui avez si obligeamment prêté votre parole d’honneur et vos signatures. Représentants de Paris ! vous n’ignorez pas que les généraux Vinoy et Valentin, Ladmirault et Laveaucoupet, enferment un exemplaire de votre déclaration dans toutes leurs boîtes à mitraille et dans chacune de leurs bombes explosives. Citoyens de Paris, elle a son laissez-passer, signé de vous, toute balle qui va trouer le cœur d’un citoyen de Paris. Et si vous nous revenez à la suite des zouaves pontificaux et des argousins bonapartistes, si vous revenez derrière les généraux vainqueurs, regardez cependant avec quelque indulgence les cadavres de vos ayant-droit ; pardonnez ce que vous appelez leur révolte à ceux que vous verrez couchés sur le sol sanglant, veuillez considérer qu’ils n’ont pas su distinguer suffisamment entre la décentralisation, raisonnable et la décentralisation excessive, et qu’inexperts dans nos traditions d’unité nationale, ils ont regardé par delà notre France et se sont portés avec une passion trop désintéressée peut-être vers l’idéal de la République Universelle et de la fraternité des peuples !

Lundi, 10 avril.

L’Officiel de Versailles contient la nomination de M. le général Vinoy au grade suprême de la Légion d’Honneur. L’arrêt mérite les honneurs de la citation : « Considérant les anciens services de M. le général de division Vinoy et ses services pendant et depuis le siège de Paris,

« Le Ministre de la Justice entendu,

« Le général Vinoy est nommé Grand Chancelier de la Légion d’Honneur. » Fait à Versailles, le 6 avril 1871.

A. Thiers.

Quels sont donc les anciens services de M. Vinoy ? — Voici les principaux :

Il a été décoré de la croix de chevalier d’Honneur pour avoir fusillé des étudiants à Saint-Remy.

Il a été décoré de la croix de chevalier d’Honneur pour avoir mitraillé les bourgeois en décembre. Le Coup d’État en fit un personnage des plus considérables, un sénateur, s’il vous plaît, au même titre qu’un archevêque de France ou un Préfet de Police ; aux Tuileries, il était des conseils de Monsieur, des cotillons de Madame. Il a organisé nos armées de Wissembourg et de Sedan.

Pendant le siège, il a concouru de toutes ses forces à exécuter le fameux plan Trochu. Il a fait mieux, il a fusillé la foule désarmée le 21 janvier sur la place de l’Hôtel de Ville et il a eu l’immortel honneur de signer la capitulation de Paris.

Depuis le siège, il a organisé patiemment, soigneusement, intelligemment, sous les ordres de MM. Thiers et Picard, le Coup d’État qui a si brillamment avorté le 18 mars.

Enfin, c’est lui qui a gagné la bataille de Châtillon contre ces jobards de fédérés dont beaucoup avaient la cartouchière vide. C’est lui qui a fait fusiller des prisonniers désarmés, et qui, du doigt, les désignait dans les rangs. C’est lui qui a fait casser la tête du pauvre Duval.

Et voilà pourquoi M. le général de division Vinoy est déclaré par M. Thiers l’homme de France le plus honorable ; en foi de quoi M. le Ministre de la Justice lui fait porter une grande plaque de métal sur l’estomac.

Paris, 11 avril.

Presque simultanément, nous avons appris que les élections complémentaires de la Commune devaient avoir lieu hier et qu’elles n’ont pas été faites. C’est là une grosse faute. On n’appelle pas les citoyens à l’urne électorale pour leur dire : « Repassez une autre fois ! » La Commune actuelle n’existe que par le vote des citoyens, la Commune sera ce qu’un vote nouveau la fera : elle peut nous sauver, elle peut nous perdre.

Les raisons indiquées pour l’ajournement sont tellement judicieuses que nous ne comprenons pas qu’elles n’aient pas milité tout d’abord pour empêcher qu’on improvisât la convocation : Il est matériellement impossible de convoquer au scrutin les électeurs qui combattent aux remparts. Aucune liste de candidats ne circule dans le public. La Commune n’a fait aucune présentation de noms. Il est douteux qu’elle ait même arrêté avec ses amis les présentations à faire aux arrondissements. Puis, il n’y aurait pas possibilité de tenir la moindre réunion électorale et, sans plusieurs réunions préparatoires, il n’y a pas de choix sérieux. On prend au tas les premiers noms qui se présentent à la vue, on les jette dans la boîte. Ce sont les noms d’hommes intelligents, vous le voulez croire, des noms d’hommes honnêtes, vous l’espérez ; mais, honnêtes ou malhonnêtes, intelligents ou stupides, ces hommes n’en seront pas moins vos représentants, ils sont même vos maîtres et dictateurs, ils vont vous sauver ou vous perdre : vos vies, vos fortunes, votre honneur sont entre leurs mains ! — Voilà ce qui est arrivé pour les élections du 26 mars, et, quinze jours après, nous ne savons pas encore si nous sommes bien ou mal tombés. Nous le savons d’autant moins que la Commune ne publie aucun compte rendu de ses séances, qui restent closes et forcloses pour ses amis de Paris, non pour les ennemis de Versailles. Le Gaulois entr’autres qui publie des procès-verbaux, plus ou moins fantaisistes de ses réunions, plus ou moins grotesques, et qu’il prétend acheter d’un membre qui a le droit d’y délibérer, et qu’il prétend même ne pas acheter plus cher que vingt francs par jour. Cette réticence persistante produit le pire effet. La dictature est toujours un malheur, mais la dictature irresponsable serait un crime. Tout gouvernement occulte est poussé fatalement vers les forfaits ou les erreurs fatales. Cette funeste expédition de Paris sur Versailles, cette campagne malencontreuse de Clamart et de Châtillon, de Rueil et du mont Valérien, la Commune avait-elle le droit de les décider sans prendre l’avis de ceux dont elle engageait l’avenir ? — Il y a plus, dans cette lutte contre toutes les forces réactionnaires de France, la Commune, pour vaincre, doit être soutenue par le dévouement de ses partisans, par l’enthousiasme qui affronte la mort. Mais, à moins d’être un jésuite, peut-on se livrer corps et âme à une administration secrète ? — à moins d’avoir un cœur d’amadou peut-on prendre feu pour un ensemble d’individualités inconnues, parmi lesquelles foisonnent des imbéciles et grouillent quelques traîtres ? Pourquoi arrête-t-on des membres de la Commune ? — S’ils ont mérité leur arrestation, c’est un fait grave — , s’ils n’ont pas mérité leur arrestation, c’est un fait plus grave. Et il est peut-être plus grave encore d’ignorer si quelques membres ont mérité cette mesure sévère, ou si l’Assemblée tout entière a commis un excès de pouvoir. Le Vengeur, journal de Félix Pyat, qui est dans le secret des dieux, nous a communiqué négligemment un entrefilet de trois lignes : « Décret de la Commune sur l’arrestation de ses membres. Ils pourront être arrêtés sans le vote de l’Assemblée ; mais ils auront le droit d’être entendus par elle ». Cela nous ouvre des perspectives inattendues sur la composition de cette Assemblée et sur les procédés qu’on y peut mettre en usage entre collègues.

Si nous ne pouvons nous renseigner par les comptes-rendus, c’est, à ce que l’on entend chuchoter, c’est grâce à la générosité de l’Assemblée qui, par respect pour elle-même, voudrait jeter un voile sur les agissements de la minorité, ne pas nous décourager par le spectacle de nullités prétentieuses, ne pas nous irriter par la vue de furieuses insanies… C’est possible, mais on a tort d’être si discret avec notre propre bien ; nos intendants, nos mandataires, élus au cri du mandat impératif qu’on poussait sur toute la ligne, n’ont pas le droit de nous laisser ignorer plus longtemps ce qu’ils font de notre existence.

Cette non publicité des séances, qui coupe la communication entre le peuple et son gouvernement et empêche la Commune de retremper ses forces dans le peuple qui l’a élue, produit un autre inconvénient, un autre malheur, devrions-nous dire. Plusieurs des élus dont la présence à la Commune était une garantie de bon sens et d’honnêteté pour tous, et non pas seulement pour les moins avancés, se retirent. Quelques-uns ont dit à certains d’entre eux : « Vous êtes de nos officiers, et nous sommes dans la bataille. Or, l’officier qui donne sa démission devant l’ennemi n’est pas un démissionnaire, mais un déserteur, ils ont répondu : « Vous nous reprochez de manquer d’honneur, et c’est notre honneur que nous avons tenu à sauvegarder. Nos gens de la Commune ont fait, font et feront des bêtises, et pis que des bêtises. Si les discussions étaient publiques, chacun aurait sa part de responsabilité et la porterait devant le juge universel. Mais n’étant pas libres de protester contre les actes de nos collègues, nous ne voulons pas passer nous-mêmes pour auteurs d’actes qui se font malgré nous. »

Certes, il y a des nécessités stratégiques : elles se concilient peu avec la publicité des séances et autres exigences morales, mais il faut les concilier. Paris peut avoir raison et être vaincu, mais s’il a tort, il ne vaincra pas.

Mercredi, 12 avril.

« Dans la journée d’hier, raconte Le Rappel, le feu s’était de part et d’autre notablement ralenti ; une sorte de trêve tacite semblait s’être établie entre Paris et Versailles ; on croyait sentir dans la situation une véritable détente : la députation de la Franc-maçonnerie devait déjà être arrivée auprès de M. Thiers ; on parlait d’un manifeste des députés de la gauche ; enfin les délégués de l’Union républicaine, munis de sauf-conduits, étaient partis à quatre heures pour leur mission conciliatrice.

« La canonnade avait bien un peu repris dans l’après-midi, mais non plus vivement que les derniers jours.

« Tout à coup, à neuf heures, des détonations ont retenti, à coups si violents et si pressés, que tout Paris presque a pu croire que la bataille était dans Paris même. La canonnade et la mousquetterie se suivaient, se mêlaient avec fureur. Le ciel était sillonné d’éclairs aussi fréquents que des éclairs de chaleur, et qui étaient des éclairs de massacre. C’étaient les troupes de Versailles qui attaquaient les forts du sud : C’était le maréchal Mac-Mahon qui, entré le matin en possession du commandement, voulait marquer ses débuts par un grand coup, et tentait de forcer Paris par une surprise nocturne.

« L’horrible combat a duré une heure et demie avec cette effroyable intensité, puis, les coups se sont ralentis et ont bientôt tout à fait cessé.

« Mac-Mahon et les bataillons de Versailles étaient repoussés.

« La population, amassée dans les rues et sur les places, se souviendra néanmoins de l’angoisse et du supplice de cette soirée. Jamais, au temps du siège, le bombardement, jamais les sorties n’ont eu ce fracas et cet acharnement. Dans tous les groupes l’indignation était égale à la douleur. Et on ne savait lequel on devait le plus accuser et détester, du politique ou du militaire — de M. Thiers qui semble vouloir tendre à son tour aux Parisiens ce piège des négociations dans lequel l’ont fait tomber les Prussiens, — ou de M. Mac-Mahon qui ose essayer de prendre sur Paris sa revanche de Sedan. »

Paul Meurice.

Le fait est que tout d’un coup Paris soubresauta, surpris par ce formidable vacarme, et de minute en minute l’inquiétude allait croissant avec le bruit. Il venait à la fois du sud et de l’ouest. L’enceinte était attaquée sur plusieurs points, du côté de Montrouge, de Vanves, d’Issy et d’Asnières, d’Asnières dont s’est emparé par un intelligent coup d’audace, le général Dombrowski, pour avoir un pied sur l’autre rive de la Seine et prendre en face les assaillants de Neuilly.

Les boutiques se fermaient précipitamment, les cafés se vidaient, des groupes nombreux se formaient dans les rues et sur les places. Les hauteurs de Montmartre et de Belleville s’étaient couvertes de curieux. Regardant les lueurs qui sillonnent le ciel, on aurait dit Paris assailli dans la nuit par la foudre et les éclairs.

C’était la grande attaque annoncée par M. Thiers à ses fidèles, la grande victoire de Mac-Mahon promise aux monarchistes de l’Assemblée. L’assaut du dehors devait être accompagné d’un soulèvement à l’intérieur… Mais le complot a raté, on n’a remarqué rien de particulier dans les groupes, la seule preuve que les trahisons couvent dans l’ombre, c’est que tous les endroits où se massent les gardes nationaux sont régulièrement visités par les obus.

J’étais au centre de Paris quand j’entendis la première décharge. Mon cœur battait. Ces coups de canon, ces mitrailleuses, ces feux de file et de peloton qui se succédaient sans interruption le mettaient en émoi… J’allai précipitamment vers le point qui me semblait le plus menacé, celui de Montrouge. En route, trois cavaliers m’apparaissent un instant, laissant comme une trace rouge dans l’obscurité, c’était la vision bruyante de membres de la Commune avec leurs écharpes : ils se sont fait la loi d’avoir toujours quelqu’un présent sur le lieu du danger. Je vois les citoyens travaillant dans les ténèbres à des barricades. — « Mais, rassurez-vous, citoyens, les Versaillais sont déjà repoussés… »

Mercredi, 12 avril.

Dimanche dernier était la fête de Pâques. L’Église enseigne qu’à pareil jour, il y a tantôt dix-neuf cents années, le Fils de Dieu, remontant des enfers, apporta au ciel le pardon universel, la réconciliation de toutes les offenses. — On m’affirme qu’en son discours aux fidèles, se réunissant autour de la Sainte-Table, M. Paumier, pasteur de l’Eglise réformée de Paris, ex-payée par l’Etat, a proféré les paroles suivantes :

« Maintenant que la crapule est au pouvoir… »

Mercredi, 12 avril.

Pendant que Paris réorganise péniblement la désorganisation systématique dont il lui a fallu hériter, pendant qu’il discipline ses bataillons novices, exerce ses artilleurs, cherche des officiers et des généraux et se voit obligé de les ramasser au hasard dans le tas, M. Thiers, qui ne manque pas de colonels et de maréchaux, grossit son armée de jour en jour. M. de Bismarck lui envoie des soldats d’Allemagne. Les mobilisés, les débris des armées de Chanzy, de Faidherbe, de Bourbaki sont réexpédiés sur Versailles, arrachés, s’il le faut, aux travaux déjà repris de la charrue et de l’atelier. M. Thiers s’empare des marins, il désarme la flotte de ses canons, il se fait fabriquer des wagons blindés par les Compagnies de chemins de fer, les forteresses que M. Favre n’a pas livrées se dégarnissent de leurs mortiers, bombes et obus, les poudrières se vident : Versailles, les plaines tout autour ne sont plus qu’un vaste parc d’artillerie.

Mais de tous les canons à longue portée qui vomissent la destruction sur Paris, le plus terrible assurément est la calomnie. Et dans l’art de la manier, M. Thiers en remontrerait à Tartufe et à Bazile ; nul autant que cet odieux petit homme n’a le mensonge coulant, simple et facile, il a la scélératesse enjouée, la perfidie joviale. Comme il a trompé tout le monde, tous les partis coalisés, les républicains versaillais y compris, lui ont confié la France, chacun dans l’espoir que le vieux singe jouerait quelque tour aux partis ennemis. M. Thiers, le plus habile calomniateur du monde, à dire d’experts, a rendu plus de services à l’Assemblée que plusieurs divisions d’artillerie. Dix-huit heures sur vingt-quatre, l’infatigable vieillard travaille ; tous les fils du télégraphe de France et, pour ainsi dire, du monde entier, aboutissent à son cabinet ; nuit et jour, il fait mentir le fluide électrique ; cent préfets, cent procureurs, cent généraux répercutent le mensonge à leurs mille sous-préfets, substituts, lieutenants et sous-lieutenants ; le mensonge est réimprimé par les journaux à quelques cent mille exemplaires. Chacun répétant le mensonge croit lui-même le mensonge, la crédulité exalte le mensonge et l’exagération à son tour enivre la sottise, enthousiasme la niaiserie. Et Paris ne peut se défendre et plaider sa cause auprès de la province abusée, car la première habileté du méchant petit vieillard a été de supprimer tout envoi de journaux et même tout envoi de correspondance entre Paris et la province. — Les négociants ont été en députation supplier M. Thiers de ne pas ajouter ce nouveau trouble à tous les malheurs qui nous accablent déjà ; M. Thiers a été inflexible, car le succès de son plan est à ce prix, M. Thiers veut être le seul à mentir, personne ne mentira concurremment à lui, personne surtout ne pourra dire la vérité.

J’ai sous les yeux une série de télégrammes et circulaires de M. Thiers. Si telles sont les dépêches publiques, que peuvent être les confidentielles !

Dès le lendemain de sa frasque du 18 mars, à huit heures du matin déjà, il télégraphiait :

« Le Président du Conseil du Gouvernement, chef du Pouvoir exécutif, aux Préfets, Sous-Préfets, Généraux commandant les divisions militaires, Préfets maritimes, Premiers Présidents des Cours d’appel, Procureurs généraux, Receveurs généraux, Archevêques et Évêques :

« Le Gouvernement tout entier est réuni à Versailles, l’Assemblée s’y réunit. L’armée, au nombre de quarante mille hommes, s’y est concentrée en bon ordre, sous le commandement du général ; toutes les autorités, tous les chefs de l’armée y sont arrivés. »

Pour énoncer une exactitude ou un mensonge, trois lignes suffisent ; pour la rectification, trente lignes ne suffisent pas toujours… Mieux vaut transcrire autant que possible sans démenti ni commentaire.

Le 20 mars, long factum, publié par l’Officiel de Versailles. Nous l’avons déjà résumé ailleurs… « 21 mars : Faites arrêter sur le champ et poursuivre avec toute rigueur les émissaires de Paris… »

Le 23 mars, M. Thiers annonce à la France que toute la France est ralliée au Gouvernement ;

Que les départements devront envoyer à l’Assemblée nationale des régiments de gardes nationaux pour la défendre ;

Que le parti de l’ordre, faisant à Paris une démonstration pacifique, a été assailli par le feu des insurgés. Le meurtre de trop nombreuses victimes a soulevé l’indignation générale. Le parti de l’ordre, courant aussitôt aux armes, a occupé les principaux quartiers de la capitale et les insurgés sont maintenus… ;

Que l’armée se renforce à chaque instant ; que le 43e régiment a quitté Paris sans rendre les armes. (Le Comité central, entr’autres étourderies, l’avait laissé s’en aller tranquillement). Pour cet exploit l’Assemblée a reçu le 43e avec une solennité incomparable… ;

Qu’à Lyon, les anarchistes ont proclamé la Commune et fait des manifestations demeurées sans réponse dans le reste de la France… »

Même jour, Thiers aux Préfets : « Organisez d’urgence les bataillons pour la défense de l’Assemblée. Prenez bien garde qu’ils soient armés d’un bon esprit ; faites-les partir en nous prévenant. »

26 mars : « Rien de nouveau. Lyon est tout à fait rentré dans l’ordre, grâce à l’énergie du général et du préfet, et grâce aussi au concours que la garde nationale leur a prêté. »

« À Marseille, des étrangers appuyant les anarchistes ont occasionné une émotion passagère que les forces, envoyées sur les lieux, auront bientôt réprimée.

« Toulouse essaie d’imiter ce triste exemple, mais sans force véritable.

« Sauf ces tentatives insignifiantes, la France, résolue et indignée, se serre autour du Gouvernement et de l’Assemblée nationale pour réprimer l’anarchie. Cette anarchie essaie toujours de dominer Paris.

« Un accord auquel le Gouvernement est resté étranger s’est établi entre la prétendue Commune et les Maires pour en appeler aux élections. Elles se feront probablement sans liberté et dès lors sans autorité morale… »

(Ce paragraphe est d’une importance extrême dans l’histoire du mouvement. M. Thiers ne conteste pas en principe le droit de Paris d’en appeler au suffrage universel. Thiers se réserve évidemment d’accepter le résultat des élections si les élections sont favorables au Gouvernement de Versailles ; Thiers se réserve un prétexte pour le contester, car ces élections se feront probablement sans liberté. Or, malgré l’excitation antérieure des esprits, l’élection du 26 mars s’est faite avec une liberté entière. Donc l’élection qui avait autorité légale a autorité morale.)

« Que le pays, ajoute M. Thiers ait confiance. L’ordre sera rétabli à Paris comme ailleurs. »

« 28 mars.

« L’ordre déjà rétabli à Lyon vient de l’être à Toulouse (M. Thiers n’annonce les insurrections que lorsqu’elles sont étouffées) d’une manière prompte et complète…

« Le plan d’insurger les grandes villes a donc complètement échoué. Les auteurs de ces désordres auront à en rendre compte devant la justice. Ils n’ont conservé une sorte d’influence que sur Marseille, Narbonne et Saint-Étienne, où cependant la Commune est expirante.

« La France est tout entière ralliée derrière le Gouvernement légal.

« À Paris, les élections auxquelles des maires s’étaient résignés, ont été désertées par les amis de l’ordre. Là où ils ont pris le parti de voter, ils ont obtenu la majorité, qu’ils obtiendront toujours, lorsqu’ils voudront. On va voir ce qui sortira de ces illégalités accumulées. »

(L’élection du 26 mars ayant donné victoire à la Commune n’est plus annoncée que comme étant, en tout ou en partie, une des illégalités s’ajoutant à une foule d’autres.)

« 1er avril.

« Le progrès de l’ordre a été continu depuis trois jours. Le calme s’est maintenu constamment à Lyon ; il a été rétabli à Saint-Étienne et au Creuzot. À Toulouse, la soumission ne s’est pas démentie, depuis que le préfet est rentré. Les ridicules auteurs de l’insurrection de Narbonne avaient la prétention de prolonger leur résistance. Abordés par le général Keutz, à la tête de 900 hommes, ils ont déposé les armes. Leur chef est sous la main de la justice. À Perpignan, l’autorité est parfaitement obéie… (Pourquoi le dire, alors ?)

« À Marseille, la garde nationale et la municipalité, ne voulant pas assumer la responsabilité d’une guerre civile ont fait une déclaration qui implique la reconnaissance du gouvernement élu. L’armée va rentrer en force à Marseille, et tout terminer. Ainsi la France entière, sauf Paris, est pacifiée.

« À Paris, la Commune, déjà divisée, essayant de semer partout des fausses nouvelles et pillant les caisses publiques, s’agite impuissante. Elle est en horreur aux Parisiens qui attendent avec impatience le moment d’en être délivrés.

« L’Assemblée nationale, serrée autour du Gouvernement, siège paisiblement à Versailles où achève de s’organiser une des plus belles armées que la France ait possédées. » (La phrase est devenue célèbre.)

« Les bons citoyens peuvent donc se rassurer et espérer la fin prochaine d’une crise qui aura été douloureuse mais courte.

(En écrivant ces mots, M. Thiers donnait ses derniers ordres pour l’attaque de Neuilly le lendemain matin.)

« Ils (les bons citoyens) peuvent être certains qu’on ne leur laissera rien ignorer, et que lorsque le Gouvernement, se taira, c’est qu’il n’aura aucun fait intéressant à leur faire connaître. »

« 5 avril.

L’attaque de M. Thiers contre Neuilly a échoué, l’attaque de la Commune contre Versailles a également échoué. M. Thiers sent le besoin de se justifier, insulte les gens de la Commune et surtout les accuse de mensonge :

« Les hommes qui ont mis la main sur Paris n’épargnent rien pour le tromper, pour faire haïr le gouvernement qui défend l’ordre et la loi, c’est-à-dire la liberté et la République ! Après s’être emparés de Paris par un coup de force, et grâce à l’horreur qu’inspirait l’effusion du sang, après avoir cru s’assurer leur prise, grâce à un simulacre d’élections, répudiées comme dérisoires par les citoyens éclairés, ils ont soin d’isoler Paris de tout ce qui pourrait jeter la lumière sur les événements… »

(C’est donc la Commune qui entoure l’enceinte de Paris d’un cercle de canons et de baïonnettes, c’est la Commune qui saisit les journaux et correspondances de Paris pour la province et de la province pour Paris, et les entasse par milliers ou par millions dans les caves de Versailles.)

« Ils affectent d’en appeler à l’opinion publique… Après avoir fermé Paris au gouvernement et à la légalité, ils ont ouvertement tenté de les attaquer jusqu’à Versailles, de chasser les représentants des droits et de la volonté de la nation, les élus de ce suffrage universel qu’ils feignent d’invoquer. Repoussés par l’armée, ils l’accusent de les avoir attaqués… Qu’ils affichent après leur défaite des bulletins de victoire, qu’ils s’arment de fausses nouvelles et d’indignes calomnies, le Gouvernement ne s’en étonne pas. Mais il doit dénoncer à l’opinion publique, pour la mettre en garde, les mensonges qu’il méprise et en dépit desquels la lumière se fera. C’est aux honnêtes gens de toutes les opinions qu’il fait appel, car le mensonge pas plus que la spoliation et l’assassinat, ne peut être d’aucun parti politique. »

Il n’y a qu’un homme qui en appelait plus fréquemment à l’opinion publique que M. Thiers, l’homme des orgies du château de Grandval, qui affirmait plus bruyamment sa sincérité et plus effrontément étalait sa candeur, cet homme, c’est l’empereur, Louis-Napoléon Bonaparte.

Toujours pour éclairer l’opinion publique, le gouvernement versaillais vient de lancer deux proclamations, répandues à plusieurs millions d’exemplaires et qu’on affiche dans nos trente-six mille communes. L’une feint de s’adresser à Paris, mais aucun parlementaire ne la lui a apportée, aucun héraut ne la lui a remise, même au bout de son épée ; c’est la moins importante, elle est datée du 10. L’autre du 9, est adressée à la France ; c’est la grosse pièce, un nouveau réquisitoire contre Paris, un mémoire d’accusateur public, dans lequel, pour la dixième fois, l’histoire de la commune est racontée par M. Thiers sous des traits de plus en plus noirs ; quant à l’adresse aux Parisiens, son auteur se trahit dès la première ligne : M. Favre, hautain et flatteur, pompeux et larmoyant, crachant le miel et l’acétate de morphine.

… « Au milieu des mortelles douleurs d’une lutte aussi insensée que criminelle, nous voudrions qu’il nous fût possible de faire entendre notre voix à la population de Paris, d’invoquer la raison, les bons sentiments de ceux que n’égare pas une inexplicable passion. Comment cette majorité considérable, saine, sensée, ne s’est-elle pas réunie pour faire justice de la poignée d’agitateurs ?…

… « Qui le croirait ? Cette Assemblée elle-même, issue du suffrage universel, représentant dans son essence le principe républicain (!) est l’objet des attaques les plus vives, des plus coupables calomnies. On l’accuse de trahir la République !

… « L’Assemblée, gouvernement légal, a accepté la République comme un fait, se réservant de lui faire subir l’épreuve du droit… Elle a été engagée par M. le Président du Conseil… avec une fermeté et une franchise qui doivent être pour les plus défiants la plus solide des garanties… à conserver la République qu’il a promis de défendre ( ?)

… « Comment ne pas reconnaître que ruiner l’autorité de l’Assemblée, c’est détruire la République… Entre l’Assemblée représentant la République, et la Commune, personnification de la dictature arbitraire et sanglante, il n’y a pas d’alternative. Paris a pu juger les maîtres odieux qu’il s’est donnés ; dignes imitateurs du 2 décembre, dont ils sont les complices ( !), dont ils préparent le retour. Ils procèdent par l’assassinat sur les boulevards ( ?)… C’est par eux que les élus du suffrage universel sont proscrits, décrétés de mort et de confiscation… La postérité se demandera avec stupeur comment cette orgie sauvage a été un instant possible, comment la population de Paris si intelligente, si patriote, si intéressée au maintien de la loi et au respect de la justice, ne s’est pas immédiatement rangée sous le drapeau du pouvoir légitime.

… L’heure est pressante,… la prolongation de cette situation violente, c’est le retour offensif de l’étranger… »

La cause de nos malheurs, c’est cette Assemblée enragée de monarchisme, qui eût renversé la République dix fois par jour, si elle avait su quelle monarchie en faire hériter, cette Assemblée qui entre en fureur à la vue d’un orateur républicain, comme une meute de chiens hurlant, sautant et se hérissant le poil à l’aspect d’un loup dans une cage. Cette Assemblée, M. Favre nous la présente comme l’essence du principe républicain, comme la personnification de la République !

Quel malheur pour une nation quand celui qui tient la plume de ses protocoles est un faussaire. Maître Favre !

Le discours Thiers est beaucoup plus habile, car il est plus simple, plus narratif, plus bonhomme. Mais il a le tort d’être bien long. Le Rappel en donne une excellente analyse qui dit tout, avec le quart des mots et des phrases :

Voici ce que le gouvernement de Versailles suppose la France capable de croire :

L’invasion, Strasbourg rendue, Metz livrée, deux armées prisonnières en Allemagne, la honte de Sedan, la capitulation de Paris, la honte d’une paix impossible, l’arrachement de l’Alsace et de la Lorraine nous avaient mis dans une situation excellente. Une Assemblée vraiment nationale réunissait « l’élite de tous les partis » (si c’est là l’élite des royalistes, que peut être leur tourbe ?), et les « montrait disposés à vivre les uns à côté des autres dans un esprit de transaction et de concessions réciproques. » (Exemples : la majorité insultant Garibaldi et expulsant Victor Hugo).

À cette Assemblée si tolérante, si intelligente, si sage, comment Paris a-t-il répondu ? Comme un enfant. Il avait des joujoux. Les canons de Montmartre ; on l’a laissé un moment « jouer au soldat », mais l’heure du travail a sonné, et le père — le gouvernement — a voulu mettre fin à cet enfantillage. Alors l’enfant — Paris — s’est fâché et a mis en ligne ses soldats de plomb — les gardes nationaux. On conçoit que le gouvernement ait tenu bon. C’est pourquoi il s’est enfui à Versailles.

Tout le monde l’approuvera de « cette tactique que l’événement a justifiée », car il habite maintenant le palais sur lequel on lit : « À toutes les gloires de la France », et il est évident que toutes les gloires de la France c’est lui.

L’Assemblée et le gouvernement ayant toutes les vertus, la Commune a tous les vices.

Le mouvement du 18 mars « n’est pas une émeute parisienne, c’est une révolution cosmopolite ». Ce sont des échappés de tous les pays qui se sont rués sur la France comme sur une proie ; il y en a parmi les membres de la Commune : « quelques-uns sont des étrangers non naturalisés ». Il y avait en effet dans la Commune un étranger, le citoyen Frantzel.

Mais les membres de la Commune n’ont pas besoin d’être des étrangers pour être des intrus ; tous sont le produit d’élections faites sans droit, sans listes ( ?), sans surveillance ( ?), et qui n’ont amené au scrutin qu’une portion infime de la population électorale » (deux cent quarante-huit mille trois cent quatre vingt-huit électeurs).

Naturellement cette écume des nations n’a pas d’autre but que la destruction et la ruine de tout. Ce qu’elle fait semblant de revendiquer n’est que son prétexte et son mensonge. Toutes les choses que la Commune demande, l’Assemblée les lui offrait : 1o La Révision de la loi sur les échéances ? mais « l’Assemblée l’avait concédée » ; 2o Une loi sur les loyers ? « mais l’Assemblée l’avait promise » ; 3o des franchises municipales pour Paris ? « mais l’Assemblée avait discuté d’urgence la loi sur les municipalités » ; 4o Des garanties contre une restauration monarchique ? « mais l’honorable Président du Conseil s’est exprimé sur le respect de la forme républicaine dans des termes qui ne laissent aucun doute ». L’échelle descendante est curieuse à noter : 1o l’Assemblée « concède » ; 2o l’Assemblée « promet » : 3o l’Assemblée « discute » ; 4o quand il s’agit de la République, l’Assemblée se tait et laisse parler M. Thiers.

Revendications pour rire que tout cela : « Le mouvement qui a éclaté dans Paris ne porte en soi aucune idée. Il est né d’une haine stérile contre l’ordre social. C’est la fureur de détruire pour détruire. C’est un certain fonds d’esprit sauvage, c’est un besoin de vivre sans frein et sans loi, qui reparaît en pleine civilisation. » Il y a des journaux anglais qui confondent le mot « communal » avec le mot « communisme », et qui croient que c’est le communisme qui est installé à l’Hôtel de Ville. La circulaire de Versailles n’hésite pas à faire une confusion analogue : « le mot Commune ne signifie pas autre chose. Il n’est que l’expression des instincts déréglés, des passions réfractaires qui s’attachent à l’unité séculaire de la France comme à un obstacle. »

Les calomnies officielles auront beau faire, la France ne tardera pas à comprendre, si elle ne le comprend déjà, que c’est cette Assemblée si modérée et si conciliante qui a été la provocatrice, et que Paris ne s’est fâché que lorsqu’elle a voulu le récompenser de son siège héroïque en le désarmant et en le dégradant. La France verra qu’au fond du mouvement parisien il y a une idée : le droit de l’intelligence à ne pas être opprimée par le nombre. Et elle trouvera juste que ce droit soit respecté.

Au fond, la question est celle-ci : la République existe, Paris veut qu’elle dure. Versailles ne veut pas. Donc, le perturbateur, c’est Versailles.

Ceux qui gouvernent la province doivent commencer à s’apercevoir que calomnier n’est pas vaincre. Ils ne tarderont pas à être obligés de reconnaître dans le fait actuel une aspiration légitime à laquelle il faut absolument une satisfaction. Ils se résigneront alors à une transaction qui réjouira le cœur de tous ceux qui ont un cœur, et qui nous permettra d’essuyer le sang et de soigner les blessures de notre pauvre grande patrie.

Auguste Vacquerie (Rappel).

Voici d’ailleurs le texte même de l’article que publiait dimanche le Journal Officiel de Versailles :

« La situation de la France autorisait, il y a un mois à peine, les espérances les plus consolantes.

« Au sortir d’un abîme de maux, nous nous trouvions posséder ces trois biens que les peuples ont rarement la chance d’avoir ensemble et dont un seul est déjà assez rare, assez précieux pour exciter l’envie du monde : la liberté, la paix, la sagesse politique (Moi, Thiers).

« Un gouvernement, favorisé au dehors par l’adhésion des puissances européennes, travaillait avec ardeur à réparer les désastres de la guerre. Une Assemblée composée de l’élite de tous les partis les montrait tous disposés à vivre, à côté les uns des autres, dans cet esprit de transaction et de concessions réciproques qui, dernier fruit, ordinairement, d’une longue pratique des institutions libres, se trouvait cette fois réalisé dès le début par la seule force du patriotisme.

« L’industrie et le commerce, rassurés sur l’avenir et surexcités par un long chômage reprenaient leur essor ; un immense mouvement d’affaires commençait dans lequel on pouvait espérer que l’agiotage n’aurait pas toute la part. Et comme il n’est pas possible qu’une nation donne tous ces signes de vitalité, de prospérité et de bon sens sans que ses voisins s’en aperçoivent, la France, malgré la perte de deux départements, se retrouvait grande encore. Les sympathies des peuples, la considération des gouvernements lui revenaient.

« C’est alors que, d’un fait dont la gravité échappa tout d’abord à la population et qui semblait ne devoir être qu’un simple incident sans portée, sortit la crise que nous connaissons. On savait que les gardes nationaux de Belleville et de Montmartre refusaient de rendre au dépôt commun les canons, désormais inutiles, qui avaient été, pendant le siège, offerts par souscription au gouvernement de la défense.

« Le public ne comprenait rien à cet entêtement déraisonnable. Il était tenté d’y voir un enfantillage, quelque chose comme une manière intempestive de jouer au soldat.

« Cependant la colline de Montmartre se garnissait de ces canons, sur lesquels veillaient des sentinelles exactement relevées, qui, arguant d’une sévère consigne, barraient le passage aux curieux et interdisaient la circulation dans les rues avoisinantes. Un quartier tout entier se trouva peu à peu par l’effet d’une sorte de séquestration, séparé du reste de la capitale.

« On comprit alors pourquoi, à la veille de l’entrée des Prussiens dans les Champs-Élysées, les habitants du faubourg de Belleville avaient barricadé leurs rues, où ils savaient pourtant que les Prussiens ne devaient pas venir. On vit le lien qui unissait tous ces faits. Presqu’en même temps, on apprit qu’un comité s’était constitué par voie d’élection, qui avait sous ses ordres un certain nombre de bataillons de la garde nationale. On lut sur les murs, non sans stupéfaction, les proclamations de ce comité, qui, en se donnant lui-même le nom de fédération, démasquait ses visées, et il apparat aux moins clairvoyants qu’il s’était organisé à Paris, d’une façon occulte, un gouvernement révolutionnaire qui prétendait tenir tête au gouvernement légal et national.

« Cette sorte d’émeute en permanence pesait sur la cité comme une menace. Elle empêchait tout, retardait tout, suspendait tout. Elle paralysait l’action bienfaisante de la paix. Elle était devenue comme le point fixe qui attirait tous les regards.

« Après avoir laissé aux cessionnistes le temps de réfléchir et de se soumettre, le gouvernement, cédant aux exigences de l’opinion publique, crut devoir en finir avec cette énigme.

« On sait ce qui s’en suivit, et comment échoua un plan qui avait été conçu en vue de rendre à Paris la paix avec la sécurité, et d’éviter la guerre civile.

« On vit alors ce qui se cachait derrière ces canons et ces barricades.

« On se trouvait en face d’une vaste conspiration, élaborée de longue main, à la faveur de six mois de guerre qui lui avaient permis d’accumuler toutes les ressources et tous les engins en apprenant l’art de les manier. Préparée et mûrie dans les moindres détails, elle dépassait par ses proportions tout ce qu’on avait encore vu dans l’histoire.

« L’insurrection, qui n’attendait qu’une attaque pour se découvrir, descendit des hauteurs de Montmartre comme un torrent, déborda en tous sens, et finit par inonder la cité entière, à l’exception de quelques îlots, le Ier, le IIe et le IXe arrondissement. Ce n’était pas une émeute parisienne ; c’était toute l’armée de la révolution cosmopolite qui avait pris pied à Paris et qui s’y était retranchée pour étendre de là la main sur la France entière. L’Internationale, le mazzinisme, le fenianisme s’y étaient donné rendez-vous. Il y avait dans cette immense tourbe militaire des Allemands, des Polonais, des Américains, des Italiens. Ces derniers, qui trouvent tout naturel que Rome soit aux Romains, contestent Paris à la France.

« Le Gouvernement, que des stipulations de traité de paix avaient réduit pour la défense de la société à une force absolument insuffisante, se trouvait à peu près désarmé. Il pensa que, ne pouvant garder Paris dans sa main, il devait à tout prix préserver la France. Dût-il même y avoir conflit, il évitait ainsi à la capitale les horreurs et les dangers d’une guerre des rues.

« La translation à Versailles fut l’effet d’une sage tactique que l’événement a justifiée.

« Elle marquera dans l’avenir la fin du despotisme jacobin qui, mieux armé que jamais pour tout saisir, est mis ainsi dans l’impuissance de rien atteindre.

« Tandis que dans le palais sur le fronton duquel on lit : « À toutes les gloires de la France », l’administration de la France s’occupe avec sa régularité habituelle et que l’Assemblée, dernier asile de notre nationalité française, jouit pour ses séances d’une parfaite sécularité, l’insurrection, assiégée dans Paris, privée des postes et des télégraphes, se meurt dans son triomphe. Séparée du reste du monde, elle épuise dans un cercle de fer sa rage impuissante.

« Lyon, Toulouse, Marseille qui avaient un instant tressailli, sont rentrés dans leur vie laborieuse, paisible et fructueuse.

« Mais dans Paris, l’insurrection livrée à elle-même se déchaine librement, et par ce qu’elle fait de la capitale, elle montre ce qu’elle aurait fait de la France.

« Une tentative de conciliation tentée par quelques-uns des maires et des députés de Paris n’a abouti, après de stériles pourparlers, qu’à désorganiser et à dissoudre les derniers éléments de résistance qui subsistaient encore dans cette ville.

« Parmi les négociateurs, tous ceux qui étaient sincères sont venus reprendre leur place dans l’Assemblée ou se sont retirés de Paris : les autres ont trahi leur secret penchant en prenant parti pour les insurgés.

« D’abord dirigée par le Comité central, sorte de conseil militaire et dictatorial, l’insurrection a cherché à se légitimer par des élections qui ont abouti à l’établissement de la Commune. Ces élections, faites sans droit, sans listes, sans surveillance et sans garanties aucunes, n’ont amené au scrutin qu’une portion infime de la population électorale. Une partie des élus n’a pas même obtenu le huitième du nombre des électeurs inscrits. Quelques-uns sont des étrangers non naturalisés et 18 membres sur 92 ont donné leur démission.

« À peine constituée, la Commune, en face de laquelle subsistait toujours le Comité central, qui n’avait pas voulu se dissoudre, a remis ses pouvoirs à une commission exécutive de cinq membres, pour lesquels toute la politique se résume dans la reproduction gratuite et dans l’imitation atroce, quels que soient d’ailleurs le but, les circonstances et l’état social, des procédés de 1793. Ces antiquaires forcenés veulent que la Terreur ait, elle aussi, sa restauration, aggravée encore par les procédés du brigandage.

« Cette fureur d’anachronisme, qui cherche à copier les mauvaises journées de la Révolution, s’est appesantie sur Paris comme sur une proie. Les menaces de mort, la suspicion permanente ont amené une nouvelle émigration. Plus de 200 000 personnes ont quitté Paris, et, si l’on ajoute à ce nombre toutes celles qui, lasses d’être enfermées dans la ville par le siège, s’en sont échappées comme d’une prison au lendemain du 28 janvier, on verra que l’absence d’une fraction notable de la population de Paris a secondé singulièrement les chances des néo-terroristes.

« Mal à l’aise dans ses limites, et sentant qu’au lieu d’être une révolution, elle n’était que l’insurrection d’une ville, l’émeute a osé se porter sur Versailles, oubliant que lorsque les Parisiens de la première révolution allaient y chercher l’Assemblée et le roi, ils ne passaient pas du moins sous les regards des Prussiens, échelonnés en curieux sur les hauteurs. Soutenus par une armée fidèle et patriotique, qui comprend qu’il y va de l’existence du pays, l’Assemblée et le gouvernement ont vigoureusement repoussé cette attaque. L’insurrection a dû se replier sur la capitale où elle périt de consomption.

« Si, à travers tous ces violences, on cherche à démêler quel a été le motif mis en avant par cette rébellion, on en trouve plusieurs.

« Elle n’a que trop su payer de mots la crédulité populaire.

« Elle a inscrit sur le drapeau rouge :

1o La demande de la révision de la loi sur les échéances ;

2o La demande d’une loi sur les loyers ;

3o La demande de franchises municipales pour Paris ;

4o La crainte d’une restauration monarchique.

« Si tel avait été le but réel de l’insurrection, la guerre civile était bien inutile pour y atteindre. L’assemblée nationale avait concédé le premier point, promis le second, discuté d’avance une loi sur les municipalités, et enfin l’honorable président du Conseil s’est exprimé sur le respect de la forme républicaine en termes qui ne laissent aucun doute. En admettant même que les solutions agréées par l’Assemblée eussent paru insuffisantes à quelques-uns, nous vivons sous un régime de liberté qui donne à chacun, tous les moyens possibles de convertir pacifiquement ses concitoyens à sa propre opinion,

« Mais pour voir sous leur vrai jour les hommes de la Commune, mais pour savoir exactement ce qu’ils veulent, il faut regarder moins à ce qu’ils disent qu’à ce qu’ils font.

« Suppression absolue d’aller et de venir et de toutes les libertés individuelles, espionnage et délation en permanence, confiscation et vol avec effraction des caisses publiques, arrestation et condamnation des honnêtes gens, élargissement des condamnés, appel aux armes des repris de justice, visites domiciliaires, réquisitions forcées, pillage des entrepôts et des maisons de banque, spoliation à main armée, enrôlement forcé des citoyens pour la guerre civile, prise d’otages, réhabilitation de l’assassinat, exercice systématique du brigandage sous toutes ses formes, voilà les bienfaits qu’assure à la ville de Paris une insurrection qui ne trouve pas assez libérales les lois votées par l’Assemblée.

« C’en est assez pour démontrer qu’il n’y a entre ses revendications et ses intentions, entre son langage et ses actes, aucun rapport ; entr’elle et ce qu’on appelle, à proprement parler, un parti politique, aucune similitude. Le mouvement qui a éclaté dans Paris ne porte en son sein aucune idée. Il est né d’une haine stérile contre l’ordre social. C’est la fureur de détruire pour détruire. C’est un certain fond d’esprit sauvage, un certain besoin de vivre sans frein et sans loi, qui reparait en pleine civilisation.

« Le mot de Commune se signifie pas autre chose. Il n’est que l’expression des instincts déréglés, des passions réfractaires qui s’attachent à l’unité séculaire de la France comme à un obstacle.

« Certains hommes trouvent que la France est trop forte, trop policée pour eux. Elle les soumet à une existence trop régulière. Il leur faudrait les guerres privées du moyen-âge, avec la vie aventureuse, les aubaines, les coups de mains et le droit du plus fort.

« Voilà pourquoi, au lendemain de l’invasion allemande, ils proposent à la France de se défaire de ses propres mains.

« Ils se révoltent contre la nécessité de vivre en pays civilisé, et ce qu’ils veulent, sous le nom de Commune, c’est, pour l’appeler de son vrai nom, le démembrement volontaire. »

« Le Journal officiel de Versailles du 10 avril contient la déclaration suivante :

« Au milieu des mortelles douleurs d’une lutte aussi insensée que criminelle, nous voudrions qu’il nous fût possible de faire entendre notre voix à la population de Paris, d’invoquer la raison, les bons sentiments de tous ceux que n’égare pas une inexplicable passion.

« Comment cette majorité considérable, saine, sensée, ne s’est-elle pas réunie pour faire justice de la poignée d’agitateurs par lesquels elle se laisse dominer ?

« Elle reproche au gouvernement d’avoir abandonné Paris ?

« Mais elle oublie qu’il a fait appel à la garde nationale pour faire exécuter la loi et qu’après avoir attendu toute une journée, resté seul, livré à la sédition, il a dû se retirer près de l’Assemblée.

« Qui le croirait cependant, cette Assemblée elle-même, issue de suffrage universel, représentant dans son essence les principes républicains, est l’objet des attaques les plus vives, des plus coupables calomnies.

« On l’accuse de trahir la République et d’arborer le drapeau blanc : chaque jour on annonce qu’elle a proclamé un roi.

« Ces tristes inventions ne mériteraient pas de réfutation, si la crédulité qui les fait admettre ne prenait sa source dans un sentiment dangereux qu’il importe de bien constater pour démontrer l’erreur politique sur laquelle il repose.

« Paris est républicain ; il a acclamé la République du 4 septembre, et après lui la France entière l’a acceptée.

« C’est au nom de la République que le gouvernement de la défense nationale a lutté contre l’invasion, que la France mutilée est reconquise elle-même par le vote souverain du 8 février et par la réunion de l’Assemblée qui en est sortie.

« À ce moment solennel, la République pouvait être discutée ; car au gouvernement de fait du 4 septembre succédait le gouvernement légal maître de lui-même et des destinées du pays.

« L’Assemblée a eu la sagesse d’écarter toute délibération sur un si grave sujet, à l’heure troublée où les excitations passionnées pouvaient perdre la patrie.

« Elle a accepté la République comme un fait, se réservant de lui faire sublir l’épreuve du droit, et reconnaissant que la meilleure politique consistait à se ranger sous la bannière qui nous divise le moins.

« M. Le Président du Conseil a tracé son programme avec une fermeté et une franchise qui doivent être pour les plus défiants la plus solide des garanties. Il a demandé à l’Assemblée de réorganiser le pays, de guérir ses plaies, de lui rendre le calme et la force et la renvoyer jusque-là toute discussion sur la forme du gouvernement.

« Jusque-là, il l’a engagée à conserver et à pratiquer la République, qu’il a promis de défendre et de faire respecter.

« Ce pacte a été accepté.

« Il a été tenu, il le sera loyalement.

« La majorité de l’Assemblée, essentiellement conservatrice, comprend que rien ne serait plus fatal au pays qu’une compétition personnelle du pouvoir. Elle repousse avec horreur une restauration impérialisée, et convaincue que d’autres prétentions seraient un signal de discorde, elle s’efforce honnêtement d’opposer aux malheurs qui nous accablent l’action collective de la nation entière, unie dans un même intérêt de salut, et seule assez forte pour surmonter l’effroyable tempête que l’Empire, l’invasion et la sédition ont déchaînée.

« Si telle est sa ligne politique, qui a le droit de la blâmer, et comment ne pas reconnaître que ruiner son autorité, c’est détruire la République qui repose uniquement sur le consentement de la majorité nationale ?

« Entre l’Assemblée, représentant la République et la légalité, et la Commune, personnification de la dictature arbitraire et sanglante, il n’y a pas d’alternative.

« Paris a pu juger les maîtres odieux qu’il s’est donnés — il les voit à l’œuvre — , dignes imitateurs du 2 décembre, dont ils sont les complices, dont ils préparent le retour. Ils procèdent par l’assassinat sur les boulevards, les arrestations, les perquisitions domiciliaires ; toute leur théorie est dans le culte aveugle de la force. Si leur régne détestable durait, ce serait celui de la destruction et de la mort.

« La France périrait dans de honteuses convulsions.

« Et c’est pour eux que les élus du suffrage universel sont proscrits, décrétés de mort et de confiscation ; c’est pour eux que les citoyens marchent contre les soldats : c’est pour eux que nos forts vomissent la mitraille, que nos généraux sont immolés ! La postérité ne voudra pas le croire ; elle se demandera avec stupeur comment cette orgie sauvage a été un instant possible, comment la population de Paris, si intelligente, si patriote, si intéressée au maintien de la loi et au respect de la justice, ne s’est pas immédiatement rangée sous le drapeau du pouvoir légitime qui seul peut lui rendre la paix, le travail et la liberté !

« Du reste l’heure est pressante. Ce n’est pas seulement la honte et la ruine, c’est le retour offensif de l’étranger, c’est la fin de la France, qu’amènerait certainement la prolongation de cette situation violente. Nous avons le ferme espoir qu’enfin elle touche à son terme.

« Malgré les calomnies dont elle est l’objet, l’Assemblée poursuit avec impartialité la délibération de la loi municipale ; elle ne cherche pas dans la sédition un prétexte pour ajourner le retour légal de Paris au droit commun. Comme le reste de la France, Paris devait jouir de ses franchises municipales ; il en jouira. Mais il reconnaîtra que ces franchises ne seraient qu’un instrument de tyrannie si elles n’étaient pas contenues dans les limites de la loi, et si les pouvoirs publics n’exerçaient pas, à Paris comme dans tout le pays, leur légitime autorité. »

Mercredi, 12 avril.

Des citoyens qui faisaient naguère partie de l’armée française, nous ont fait savoir par affiche (7 avril) :

« Un conseil de guerre siégeant à Versailles vient de condamner à mort les officiers et les sous-officiers qui ont refusé de faire feu sur le peuple ».

L’Officiel de Versailles annonce :

« Quelques hommes reconnus pour appartenir à l’armée et saisis les armes à la main ont été passés par les armes, suivant la rigueur de la loi militaire qui frappe les soldats combattant leur drapeau ».

Ceci veut dire que M. Thiers, devenu grand prévôt de l’armée interdit aux soldats sous ses ordres de savoir que nous sommes en guerre civile ; il leur est enjoint de supposer qu’ils font la guerre à des étrangers. La preuve pour le soldat qu’en marchant à l’armée de Versailles, il n’a pas de Français devant lui, mais des envahisseurs du dehors, venus du Mexique ou de Cochinchine, c’est, que si le cœur lui manque pour attaquer à la baïonnette son père ou son frère, il sera traité comme déserteur, c’est à dire fusillé. Il sera fusillé comme traître si, abandonnant le drapeau tricolore des bourgeois, il rejoint le drapeau rouge des républicains. Six balles dans la tête, voilà les arguments.

Et cela se fait lestement, cela se fait tous les jours : « on refait ainsi le moral de la troupe » ; mais quand il s’agissait seulement de déserteurs aux Prussiens, MM. Favre, Simon et Trochu, dans le premier siège, étaient d’une mansuétude, d’une débonnaireté presque scandaleuse.

On lit dans un journal du matin :

« Un de nos amis qui habite les environs du Petit-Bicêtre nous affirme qu’il ne se passe pas de jour sans que l’on fusille quelques malheureux lignards pris parmi les fédérés. On sait que les fantassins et même les cavaliers ont l’habitude de faire graver à l’aiguille et à la poudre sur leur avant-bras le numéro de leur régiment et de leur compagnie, sans préjudice de deux cœurs enflammés et percés d’une flèche. La première chose que font les gendarmes c’est de saisir les prisonniers revêtus de l’habit militaire — c’était peut-être des fédérés qu’on avait ainsi équipés — le cas est fréquent — , n’importe ! on n’y regarde pas de si près, on les fusille tout de suite ; la seconde, c’est de déshabiller les autres. Ceux qu’on trouve tatoués ont peut-être cessé depuis un an et un jour d’être militaire. N’importe ! fusillés aussi ! »

La Liberté de Versailles et le Paris-Journal racontent :

« Parmi les prisonniers faits à Clamart et à Issy se trouvaient seize soldats de ligne qui ont été immédiatement fusillés. Les lignards que l’on voit ramener dans Versailles sont ceux sur l’identité desquels il y a doute. Mais dès qu’il est prouvé qu’ils ont effectivement appartenu à l’armée, ils ont le sort des traîtres.

« Comment, objectera peut-être un honnête homme, comment un capitaine de gendarmerie, un colonel ou même un général, aurait il ainsi le droit de fusiller des prisonniers, séance tenante, sans procédure judiciaire ? » Cela se passe ainsi ; il n’y a pas d’explication qui vaille celle-là. D’ailleurs il a été pourvu par le grand justicier de France, M. Dufaure, Garde des Sceaux, à ce que ces meurtres soient licites, à ce que ces assassinats soient juridiques. Le lendemain de l’égorgement de Flourens et de Duval, l’honorable M. Dufaure proposa d’urgence l’abréviation, (comme qui dirait l’abrogation) des formalités devant les conseils de guerre.

« L’insurrection, Messieurs, qui désole la capitale, ne résistera pas longtemps au parti de l’ordre qui se lève sur tous les points de la France. Déjà l’état de siège a été décrété.

… M. le Chef du Pouvoir exécutif, d’accord avec le Garde des Sceaux, afin d’abréger la procédure devant les conseils de guerre, et de statuer le plus promptement possible sur les crimes des misérables qui désolent la France… propose à l’Assemblée le décret suivant :

« L’instruction préalable n’est plus nécessaire. »

Il nous semblait que sans instruction préalable il ne saurait y avoir de prévenus, encore moins de coupables. Tout cela est supprimé désormais par MM. Thiers, Dufaure et l’Assemblée agissant de concert ; pour fusiller les gens, une instruction préalable est désormais inutile. Trois officiers quelconques pourront toujours être considérés comme une cour martiale, ils vous fusilleront d’abord, vous réclamerez ensuite !

Un député de Paris, M. Tolain, souleva, hésitant et timide, diverses objections : il n’y aurait peut-être plus de justice,…car, enfin, la juridiction des tribunaux militaires est déjà fort expéditive, elle laisse à peine aux juges le temps de distinguer les innocents et les égarés des coupables et des criminels. Mais les clameurs de l’Assemblée étouffèrent bientôt les protestations de M. Tolain.

C’est ainsi que procède le parti de l’ordre. M. Thiers, l’auteur de notre guerre civile, fait tout ce qu’il est possible pour la rendre atroce et cruelle. Sur la tête de ce méchant, tombe la responsabilité de tout le sang déjà versé, de tout le sang qui sera encore répandu ! Mais qu’importe à ce vieillard vaniteux et égoïste, obstiné, madré et menteur, que lui importe, pourvu qu’il ait le dernier mot ! Il a déjà fait tuer plusieurs centaines d’hommes… ; s’il en fait tuer quelques milliers encore, tant mieux pour lui !… Le petit homme se juchera sur des échasses et sautillera triomphant par dessus les cadavres étendus.

Donc, M. Thiers n’admet pas l’existence de la guerre civile dont nous lui sommes redevables. Il enrôle de force tous les soldats, les jeunes mobiles, les prisonniers revenant d’Allemagne sous le drapeau tricolore : Sus aux Parisiens ! Si vous pensiez devoir les traiter en frères et en Français, si vous étiez assez traîtres à la patrie pour ne pas les écraser, vous seriez fusillés !

Il semblerait que, si nos lignards sont mis sur le pied de guerre en face de l’ennemi, leur ennemi devrait être également traité sur le pied de guerre. Mais non pas ; malgré l’exemple des fédérés et des confédérés dans la guerre civile des États-Unis, Versailles ne veut pas que nos fédérés de Paris, avec leur armée de cent mille hommes et leurs cinq cents canons, soient autre chose qu’ « une poignée de factieux », qu’une bande de malfaiteurs. Les lignards sont des belligérants qui n’ont pas de belligérants en face d’eux. Par une fiction double qui se contredit elle-même, M. Thiers dit à ses troupes : Considérez-vous comme des soldats combattant l’étranger. Mais les Parisiens que vous combattez, ne les considérez pas comme Français, pas même comme étrangers, traitez-les en assassins, c’est-à-dire soyez assassins vous-mêmes.

C’est ainsi qu’ils en ont agi avec Flourens et Duval.

Voici par exemple comment se comporte Monsieur le Marquis de Galliffet, qui, désormais, sera fameux autrement que par ses prospères infortunes conjugales à la cour des Tuileries.

Monsieur le Marquis était avant hier à Chatou à la tête de cinq à six cents hommes de cavalerie. Quelque espion l’informe de la présence de trois gardes nationaux déjeunant chez un marchand de vin. À la tête de ses six cents chevaux, il s’élance aussitôt comme un foudre de guerre, il fond sur la maison du marchand, la cerne, s’empare bientôt des trois fédérés ; un capitaine, un sergent, un garde national : « Misérables, à genoux » ! cria le héros Galliffet. Deux se résignèrent et furent fusillés dans cette posture. Le capitaine résista, se débattit, on lui cassa la tête à bout portant.

Jeudi, 13 avril.

Nous avons beau dire, nous avons beau faire, la guerre est immorale et ne peut être qu’immorale dans tous ses actes et sous tous ses aspects. La guerre offensive que nous fait Versailles est immorale, mais la guerre défensive par laquelle nous lui répondons n’est pas moins immorale. Même à certain point de vue on peut dire qu’à tort ou à raison, la conscience humaine supporte dans la guerre défensive des horreurs et des extrémités qu’elle rejetterait avec dégoût s’il s’agissait de guerre offensive. On peut dire de cette façon que la guerre défensive comporte encore plus de cruauté que l’offensive. Ainsi j’entends des hommes honnêtes, modérés, vertueux discuter froidement les moyens d’asperger de pétrole brûlant les bandes versaillaises qui se rueraient à l’assaut de Paris. Même thèse se soutenait contre les Prussiens, lors du premier siège : « Pour sauver ma vie, j’ai le droit de te brûler vif. Si tu ne veux pas être brûlé, va-t-en ! » Oui, c’est ainsi qu’on raisonne entre deux aspirations vers la fraternité universelle que rendent plus ardentes les angoisses du moment. Est-on absurde, est-on hideux ou sublime ?

Le décret de la Commune ordonnant la capture d’individus soupçonnés de complicité avec Versailles, leur interrogatoire par un jury d’accusation, leur détention, le cas échéant, comme otages, et leur exécution possible comme représailles aux fusillades Thiers-Vinoy-Galliffet nous avait extrêmement émus. Horrible ou non, nécessaire ou non, cette menace de retaliation semble avoir produit son effet à Versailles. On n’exécute plus nos gardes nationaux, Paris n’a donc pas de représailles à exercer. La loi signée Cluseret, instituant le service obligatoire, rentre dans le même ordre d’idées que celle relative aux otages et représailles, elle soulève les mêmes questions de moralité, c’est au fond la même immoralité et, cependant, inconséquence ou non, je la trouve légitime.

Un premier décret, daté 5 avril, enrôlait forcément dans la compagnie tous les célibataires âgés de 17 à 35 ans. Le service n’est plus que facultatif de 17 à 19 ans, mais de 19 à 40 ans il est obligatoire pour les gardes nationaux, mariés ou non, les exemptions de service de la garde nationale sont nombreuses, excessivement nombreuses (cochers de fiacre, d’omnibus, employés d’administrations municipales et d’intérêt public) ; cependant, officiellement, tout citoyen est censé faire partie de la garde nationale.

Le décret Cluseret soulève de vives protestations, il ne pouvait en être autrement : ils sont nombreux ceux qui pensent avoir mieux à faire dans leur propre intérêt que de servir dans les rangs de la garde nationale, nombreux ceux qui ne se soucient pas des fatigues de marches et de contremarches, d’exposer leur vie ou quelque membre pour les beaux yeux de la Commune. Ces braves gens disparaissent en masse, s’éclipsent en foule sous mille prétextes ou mille déguisements : ils vont, disent-ils, approvisionner Paris, chercher des viandes, des légumes, des farines, ils sont appelés au dehors par des affaires urgentes de famille ; et on les laisse partir sans trop de difficulté. D’autres s’en vont pêcher sur la Seine, un bateau mollement soulevé par le flot en emporte une demi-douzaine ; d’autres partent déguisés en bouviers, maraîchers, conducteurs ou employés de trains, en dames ou en vieillards à perruque. Arrivés à Versailles ou dans quelque bonne ville de province, ils décoiffent le toupet ou le chapeau à fleurs, prennent un air crâne et racontent au ruraux que la Commune avait mis leur tête à prix, ce dont les ruraux s’émerveillent. On évalue à quelques milliers par jour ceux qui désertent ainsi le foyer des révolutions pour des climats plus pacifiques… Cependant les bourgeois qui restent sont peu ou point inquiétés du chef de la garde nationale et, soit dit entre parenthèses, on n’entend pas depuis quelque temps qu’aucune arrestation ait été faite de suspects à détenir comme otages. Le décret Cluseret est donc jusqu’à présent à peu près nul et non avenu pour les jeunes riches et tout ce qui appartient à la classe bourgeoise. La Commune est parfaitement avisée en ne les enrôlant pas de force dans les rangs où ils jetteraient la discorde et le mécontentement en attendant le moment de la trahison. Par contre elle est très rigoureuse à l’endroit des prolétaires, des jeunes prolétaires, auxquels elle dit à bon droit : C’est votre cause que vous avez à défendre, car c’est le prolétariat et pas autre chose que tous les monarchistes amalgamés bombardent dans Paris.

Le Rappel critique la loi en d’excellents termes :

« S’il s’agissait encore de la guerre prussienne, nous serions énergiquement pour l’arrêté du délégué à la guerre. Nous le trouverions à peine suffisant, et nous demanderions la levée en masse. Personne, en effet, n’a le droit de se soustraire à la défense du pays, et contre l’étranger le devoir est absolu. Mais quand au lieu de France contre Prusse, c’est France contre France, quand c’est la patrie déchirée en deux qui se frappe elle-même, comment forcer des Français à tuer des Français ? Une guerre entre citoyens est une guerre entre opinions. Au fond de celle-ci, il y a le duel de la Monarchie et de la République. Et si celui que vous enrôlez est monarchiste, vous feriez en le contraignant à tirer sur la monarchie ce que ferait le gouvernement de Versailles en contraignant les républicains des départements à marcher contre Paris. Vous feriez quelque chose d’analogue à ce que faisaient les Prussiens lorsqu’ils obligeaient les paysans français à travailler à leurs tranchées. En guerre étrangère, il faut la levée en masse ; mais en guerre civile, il ne faut que des volontaires.

Tout cela est on ne peut mieux dit. Certainement il ne faudrait dans une guerre civile que des volontaires, car dans ce cas il n’y aurait plus cette horrible chose qu’on appelle guerre civile. Le gouvernement de Versailles a fait appel aux volontaires de la guerre civile ; les Préfets, les Maires, les Députés, toute la machine gouvernementale a été chauffée à toute vapeur, Thiers a de sa plus belle plume écrit à toutes les communes de France, il ne demandait que mille volontaires par département. Qu’a-t-il eu en fait de volontaires ? Sept à huit cents individus se sont enrôlés, non pas dans chaque département, mais dans toute la France ; Zouaves pontificaux, gens ruinés ou tarés, écrasant des bottes éculées, deux ou trois cents de ces messieurs ont poussé jusqu’à Versailles, où ils ont tous demandé leur nomination de capitaine ou au moins de sous-lieutenant. Voilà ce que Thiers, Favre, Picard et Cie ont trouvé en fait de coreligionnaires, de volontaires de l’ordre, de la famille et de la propriété, dans les cinquante millions de kilomètres carrés, superficie de la France. Les ennemis de la Commune qui lui font un crime si noir d’enrôler à la défense de Paris d’autres soldats que des volontaires, veulent-ils retourner l’argument de l’autre côté, veulent-ils aussi contraindre Versailles à n’employer que des volontaires à son service ? Versailles lève le ban et l’arrière-ban de ses soldats disponibles, en mendie de Bismark qui, tous les jours, lui en expédie une cargaison nouvelle des prisons d’Allemagne. Versailles triche encore ce bon M. de Bismark sur le nombre de bayonnettes que celui-ci permet d’avoir. Versailles lance ses gendarmes à la chasse des réfractaires. Versailles fusille tous les soldats qui font des difficultés de marcher contre leurs frères de Paris ; on nous dit que c’est par des fusillades impitoyables que Thiers relève le moral de son armée, qu’un jour on en a passé quarante ou cinquante par les armes dans le camp de Satory ; on dit qu’il en exécute tous les jours pour encourager les autres. Voyons, braves gens qu’exaspère l’immoralité du décret appelant les hommes valides de Paris à défendre Paris, voulez-vous forcer Versailles à ne contraindre aucun homme à marcher contre Paris ? Que les syndicats d’union, que les notables commerçants, que ce qui reste à l’Assemblée de représentants de Paris obtiennent de M. Thiers, que, revenant au combat des Horaces et des Curiaces, ou aux tournois de la chevalerie, la lutte soit restreinte à ceux qui, spontanément, se présenteront en champ clos… Hie Welf hie Waiblingen ! Ici les volontaires de l’Assemblée rurale, ici les volontaires de la Commune de Paris !

Vendredi, 14 avril.

Nous venons d’enterrer Pierre Leroux qui fut un profond penseur, un grand philosophe et qui, affaibli par les efforts de pensée, par les fatigues intellectuelles, par les misères et souffrances de la vie matérielle, se survivait presque depuis une année ou deux.

Derrière le corbillard du pauvre qui emportait son cercueil, le cortège était nombreux. Fort peu de bourgeois, presque tous prolétaires : on eût dit que les socialistes de Paris s’y étaient donné rendez-vous. Proportionnellement, beaucoup de femmes. En tête marchaient deux membres de la Commune avec leur écharpe rouge, délégués officiellement. Car l’enterrement de Pierre Leroux est un événement public, et ceux-là qui ont quelques vagues aperceptions de cette science, presque mystérieuse encore, qu’on appelle l’Histoire des idées, savent pertinemment, savent que Pierre Leroux est un des importants auteurs de nos dernières révolutions intellectuelles et morales, qui ont les révolutions politiques pour contre-coup. L’histoire de notre monde civilisé pendant un demi-siècle compte de nombreux facteurs, parmi lesquels Pierre Leroux est un des plus considérables.

Il naquit en 1798. fit ses études au collège. Tombé dans la pauvreté après avoir reçu une éducation bourgeoise, il n’hésita pas à se faire typographe. De typographe il devint correcteur d’épreuves, puis écrivain. Il concourut à la fondation du Globe en 1824. De toute cette pléiade de philosophes, de journalistes, de professeurs et de futurs hommes d’État qui y collaborèrent, ce fut lui, certainement, qui réunit le plus de science et d’intelligence à la plus grande honnêteté, et qui vécut et mourut le plus pauvre.

Pierre Leroux était alors Saint-Simonien, et je crois que, pour expliquer le développement subséquent de ses idées, il ne faut pas oublier qu’il s’imbiba de part en part dans les eaux du nouveau christianisme.

Avec Jean Reynaud, il fonda les premières assises de l’Encyclopédie Nouvelle, idée Saint-Simonienne, renouvelée de Diderot et de d’Alembert, et qui devait être l’évangile d’une révolution future ; révolution mi-spiritualiste, mi-matérialiste, mi-chrétienne, mi-athée qui essaya de se constituer en 1848, et qui n’a pas encore fini d’avorter.

Ce fut dans la Revue Indépendante de Pierre Leroux que George Sand, la brillante élève du philosophe, inséra plusieurs de ses romans spiritualistes et socialistes qui ont si profondément remué et même brouillé tant de jeunes intelligences, inspiré tant de sentiment généreux et tant d’idées fausses, ou demi-fausses, qui essaient encore de vivre.

En philosophie, les deux œuvres capitales de Pierre Leroux, l’une négative, l’autre positive, sont la Réfutation de l’Éclectisme et l’Humanité, son principe et son avenir.

De la massue dont Pierre Leroux frappa son collaborateur du Globe, M. Victor Cousin, jamais l’éclectisme ne s’est relevé ; un seul coup suffit pour le terrasser. Ce qui n’a pas empêché l’Éclectisme d’être toujours la philosophie que les vieux universitaires enseignent officiellement aux jeunes universitaires. Il a été impossible de renverser ce catéchisme de la bourgeoisie ; des docteurs qui n’y ont jamais cru l’expliquent à des persifleurs qui n’y croiront jamais. Entre parenthèses, voilà une des causes de la démoralisation profonde de tous nos jeunes gens qui reçoivent une éducation libérale : ils savent que la philosophie qu’ils apprennent et qu’on leur enseigne n’est autre chose qu’une hypocrisie plus ou moins transcendante.

Dans son livre magistral de l’Humanité, Pierre Leroux oppose à la psychologie éclectique la Doctrine de la Vie. À travers les formes changeantes et multiples de l’histoire, l’humanité, marchant d’un progrès continu, avance vers la compréhension de plus en plus complète, vers la réalisation de plus en plus scientifique de la Solidarité, de la Triade et du Circulus.

La Solidarité, mot que l’on croit avoir été inventé par notre philosophe, de même que celui de Socialisme, résume les doctrines économiques et morales des révolutionnaires modernes ; — inutile de nous y arrêter.

La Triade, éclose dans le saint-Simonisme, réinventée par le Christianisme, renouvelée des Grecs qui l’avaient eux-mêmes trouvée chez les Hindous ou ailleurs, nous semble juste au fond, comme toute doctrine qu’on retrouve en tout lieu et en tout temps. — C’est une des formes les plus simples de notre esprit, une des catégories primordiales de notre entendement. — Sommes-nous autorisés à en conclure que c’est la loi primordiale de toute intelligence et de toute vie ? — La triade est la formule scientifique de la politique. C’est l’art d’associer dans chaque atelier les savants, les artistes et les industriels, et d’unir harmonieusement les ateliers dans les communes, les communes dans l’État et les divers États du globe dans la République Universelle. Dès 1827, Pierre Leroux créa cette formule dans une brillante étude intitulée : De l’Union européenne — L’Union européenne, c’était alors dans la monarchie restaurée un autre nom pour la République Universelle.

« Quant au Circulus », nous disait sur la tombe de Pierre Leroux, M. Auguste Desmoulins, son gendre, et peut-être son disciple le plus fidèle, le Circulus est la science de la Nature, c’est la forme cherchée par les économistes. C’est le moyen de bannir à jamais de la terre la misère et tous les fléaux qu’elle entraîne.

Pour les non initiés, il est bon d’expliquer que la doctrine du Circulus enseigne que la Matière est éternelle et ne subit aucune déperdition dans ses transformations diverses. Par cela seul qu’un homme a mangé à sa suffisance, il pourra toujours manger à sa suffisance. — Car un tas de blé redeviendra un même tas de blé, après avoir été pendant quelque temps un tas de matière fécale ou de fumier. Par cela seul qu’un homme existe, il peut toujours se suffire. Malthus affirme que la quantité de subsistances décroit à mesure qu’augmente le nombre d’hommes ; Pierre Leroux affirme qu’hommes et subsistances augmentent dans la même proportion.

En 1848, la ville de Paris le nomma un de ses représentants, et tout aussitôt la réaction s’acharna contre lui. Cham ne discontinua pas de lui lancer dans le Charivari des flèches à pointe de zinc, Proudhon, que la gloire de Pierre Leroux gênait, lui jeta quelques pavés à la tête.

J’ai rencontré Pierre Leroux dans l’exil en 1852, et nous avons partagé quelquefois les pommes de terre bouillies de la misère. Depuis je l’ai toujours côtoyé dans la vie et nous nous sommes abordés assez souvent. Ses pensées d’exil, ses Souvenirs de Jersey, il les a consignés dans la Grève de Samarez, un des livres les plus curieux et les plus intéressants de l’histoire contemporaine. Ce fut un cri d’étonnement. « Quoi ! dans cette imperturbable sérénité, une si douloureuse expérience de la vie ! Quoi ! la joviale bienveillance du bonhomme recouvre une si fine, si tranchante et si amère ironie ! »

Depuis, le vieillard a été déclinant de corps et d’esprit, se mysticisant de plus en plus, il a fini par devenir un théologien et même un kabbaliste qui mettait Job et Isaie en morceaux pour reconstruire très ingénieusement avec leurs débris l’exposition en style oriental de la doctrine de la Solidarité, de la Triade et du Circulus. Malgré tout, on ne pouvait l’aborder sans un profond respect ; dans son pauvre mobilier, sous ses vêtements presque sordides, quelque chose dans le regard, dans la voix, dans le port de son immense tête, rappelait que cet homme fut ou était encore un des géants de la pensée, un pontife de l’humanité ; dans sa naïveté narquoise, il se sentait prophète, il avait conscience d’être un Révélateur de la religion nouvelle.

Devant sa fosse les francs-maçons l’ont réclamé pour l’un des leurs, et Ostyn, ceint de l’écharpe de la Commune, nous a promis sa résurrection dans une humanité perfectionnée. Le brave ouvrier, quoique « un de ces buveurs de sang » est un fusioniste convaincu ; le lyrisme ardent et tendre du brave M. de Touroil résonnait encore dans la voix douce, mélancolique et quelque peu fatiguée du disciple.

Et c’est ainsi que nous avons enterré le philosophe humanitaire. Nous suivions le corps en nous interrogeant sur le combat de la nuit, sur les morts et les blessés ; ceux qui sur la tombe jetaient des immortelles jaunes et rouges sortaient du combat et allaient y retourner. La fusillade ne discontinuait pas, les canons non plus. Nous nous séparâmes au cri de « Vive la République Universelle ! » et l’assourdissant canon de la guerre civile nous accompagnait de ses hurlements lugubres.

Samedi, 15 avril.

M. Gustave Chaudey vient d’être arrêté par ordre de la Commune.

Chaudey est le directeur politique du journal Le Siècle, dont son ami Cernuschi, l’homme qui parle par centaine de mille francs, est l’inspirateur et le principal propriétaire. Chaudey est un homme de talent incontestable. Parmi les orateurs et écrivains, il peut occuper une des premières places dans le troisième ordre, ou une des dernières dans le deuxième ordre. Journaliste et pamphlétaire, son style nerveux et précis fait contraste avec sa diction d’avocat, large, abondante et même verbeuse. Il est dialecticien, c’est sa qualité maîtresse. Il a grandi sous Proudhon et par Proudhon, le compatriote Franc-Comtois qui l’institua son exécuteur testamentaire, conjointement avec Gustave Duchêne et le colonel Langlois : pour prix du service, il leur légua son manteau dans lequel ils se sont taillé un habit fort propre.

La démocratie avancée comptait faire un de ses hommes de Gustave Chaudey, mais elle cessa de l’estimer depuis qu’elle l’eut vu à l’œuvre, sous le gouvernement Favre-Trochu, dans une des municipalités parisiennes : on ne parlait plus de lui que comme d’un ambitieux, pas toujours délicat, bilieux, hautain, facilement ergoteur, et décidément trop adroit. Il ne fut pas réélu aux élections, et tout aussitôt son protecteur, l’iniquiteux Jules Ferry, fit de lui un fonctionnaire supérieur aux maires élus dans leur arrondissement et le nomma son propre adjoint à l’Hôtel de Ville. Pendant ces trois à quatre dernières années, Chaudey avait fait une guerre incessante à M. Jules Simon. Le masque du traître blafard et cafard, il l’avait fait chavirer, et voilà M. Chaudey qui entre comme subalterne dans le cabinet Jules Simon.

Et c’est en cette qualité de suppléant de Jules Ferry, que le 22 janvier, jour funeste, le début de notre guerre civile, Chaudey, le proudhonien, Chaudey, Chaudey responsable de l’Hôtel de Ville ce jour-là, et seul responsable des ordres qu’il avait acceptés, a ordonné la fusillade que les mobiles bretons ont ouverte sur la foule. La première main qui, depuis le 2 décembre, a plongé sanglante dans la poitrine de la malheureuse France est celle de Gustave Chaudey.

Lorsque les élections du 26 mars eurent donné une imposante majorité à la Commune, tant que M. Chaudey put espérer que son petit dada politique, le coupillage de la France en deux cents Cantons suisses, serait accepté par les décentralisateurs de l’Hôtel de Ville, M. Chaudey, se rallia à la Commune et lui apporta l’appui du puissant Siècle. Mais dès que de grandes fautes tombant sur de grandes difficultés eurent été suivies de grands revers, M. Chaudey se rappela que la légalité apparente est du côté de Versailles, et fit à la Commune une opposition violente qui ne parut pas à tous être de bonne foi.

Dans ces circonstances, l’arrestation de Gustave Chaudey nous déplaît par bien des raisons, et nous la croyons une faute de plus ajoutée à beaucoup d’autres. La Commune a eu tort de raviver les souvenirs irritants du 22 janvier, et ses ennemis ont beau jeu quand ils prétendent que si Chaudey est à Mazas, c’est comme journaliste opposant, et non comme fusillard du 22 janvier.

Paris, 15 avril.

L’intervention auprès du Gouvernement versaillais de la Ligue républicaine nous est connue aujourd’hui par le récit des délégués et par celui de M. Thiers. Les deux récits s’accordent sur le point essentiel : l’insuccès complet de la démarche. Pour le reste, les deux narrations diffèrent notablement. De quel côté est la vérité ? Il est inutile de le dire pour quiconque connaît la franchise et la sincérité de M. Thiers.

La Ligue Républicaine demandait en premier lieu le maintien de la République et son fonctionnement sincère que l’Assemblée n’a pas voulu reconnaître officiellement, bien que toutes ses manœuvres tendent à la maîtriser, la supprimer, l’enrayer. Paris est persuadé que le nocturne coup de main du 18 mars n’a été perpétré par MM. Thiers et Vinoy que pour désarmer la garde nationale républicaine et livrer ensuite la France par surprise aux caprices d’une coterie Orléans-Bourbon.

La Ligue demande donc en premier lieu la reconnaissance solennelle de la République par l’Assemblée. Cet acte décisif suffirait peut-être déjà pour faire tomber les armes de toutes les mains.

M. Thiers ne veut pas qu’on en parle à l’Assemblée. Est-ce parce que l’Assemblée se refuserait à reconnaître la République et, par là, donnerait à la résistance de Paris une indiscutable signification ? M. Thiers n’a pas la franchise de l’avouer. Tout au contraire, il insinue que la France est nominalement en république et que ce nom doit suffire. Qu’importe ! si M. Thiers, le chef du pouvoir exécutif, existe et qu’il porte ce nom, la République elle-même existera.

À cette réponse, les plus naïfs parmi nos concitoyens de Paris se sont récriés et ont compris que la République n’avait de salut que dans la résistance à outrance… Quoi ! le maintien de la République n’aurait pour garantie que la parole d’honneur du véridique M. Thiers ? Quoi ! la République ne durera pas plus longtemps peut-être que la présidence de M. Thiers ? Mais M. Thiers est un vieillard de 80 ans, il peut mourir dans les six mois… M. Bonaparte, lui aussi, avait juré de maintenir la République tant qu’il en serait le Président… C’est ce qu’il a fait jusqu’au jour où il lui a pris la fantaisie d’échanger son titre de Président pour celui d’Empereur… sans compter que M. Thiers est un simple délégué de l’Assemblée souveraine, qui le peut destituer en un quart d’heure. M. Thiers peut tout affirmer, M. Thiers peut tout promettre, l’Assemblée peut ne rien tenir. Qu’il soit honnête ou malhonnête, M. Thiers par ses affirmations n’engage pas plus l’Assemblée qu’un maître n’est engagé par un des billets qu’il plaît à son valet de souscrire.

Après cette fin de non recevoir, après ce faux fuyant, les délégués de l’Union républicaine eussent mieux fait peut-être de clore l’entretien. Ils ont cru devoir aller jusqu’au bout et présenter la totalité de leur programme.

En ce qui touche les franchises municipales, (on se les rappelle : Paris élisant son Conseil communal, chargé de régler seul le budget de la Ville ; la police, l’assistance publique, l’enseignement, la garantie de la liberté de conscience relevant uniquement de lui), M. Thiers expose que Paris jouira de ses franchises dans les conditions où toutes les villes en jouiront d’après la loi municipale, telle qu’elle sera élaborée par l’Assemblée. Paris aura le droit commun, rien de moins, rien de plus. En d’autres termes, Paris n’aura que ce qu’il plaira à son ennemi de lui donner… Et cette loi, nous savons déjà ce qu’elle est et ce qu’elle sera : loin d’être une loi de droit commun, c’est une loi qui met Paris hors la loi.

En ce qui touche la force publique, l’Union républicaine demandait que l’armée régulière n’entrât point à Paris, qu’il lui fût fixé une délimitation qu’elle ne pourrait franchir, comme à Rome autrefois, comme à Londres aujourd’hui, comme à Paris même sous la Constitution de l’an III et au début de la révolution de 48.

M. Thiers déclare qu’on ne saurait admettre le principe de l’exclusion absolue de l’armée avant qu’il soit procédé à une réorganisation de la garde nationale, lors des calendes grecques.

Et quant à la situation actuelle, M. Thiers déclare que, ne reconnaissant pas à des insurgés la qualité de belligérants, il ne veut traiter d’armistice. Toutefois si les gardes nationaux s’engagent à ne tirer aucun coup de fusil ni de canon, l’assurance verbale est donnée que les troupes de Versailles ne tireront non plus aucun coup de fusil ni de canon, jusqu’au moment indéterminé où le pouvoir exécutif se résoudra à une action et recommencera la guerre.

C’est à dire : « Ne bougez pas et je ne bougerai pas jusqu’à ce que les renforts que tous les jours on m’expédie d’Allemagne et de province soient arrivés. Avant hier les troupes qui ont réduit Toulouse ont rejoint celles de Versailles, hier, celles de Lyon et de Limoges ; celles de Marseille me viennent ce soir en grande vitesse. Puis, quand j’aurai les 50 000 hommes promis par M. de Bismarck, alors sans plus de risque, je vous attaquerai ».

Il faut que M. Thiers prenne les hommes de la Ligue et de la Commune pour de grands innocents, s’il les croit capables d’accepter une transaction pareille. Tout fait penser que s’il a proposé lui-même une entrevue avec les représentants de la Ligue, c’est pour rédiger la circulaire dont, sitôt après l’entrevue, il a inondé la Province. Il y raconte qu’il a consenti à recevoir non pas des envoyés de la Commune, qu’il n’eût jamais daigné écouter, mais quelques républicains sincères qui venaient implorer le maintien de la République et la clémence du vainqueur ; M. Thiers ayant en effet promis que les insurgés qui déposeraient les armes auraient la vie sauve.

Ainsi 50 à 60 000 hommes avec 5 ou 600 canons, qui, depuis un mois tantôt, tiennent en échec « la plus belle armée du monde » ne sont pas même des belligérants ! Puisque Versailles ne veut pas traiter, Paris ne peut pas traiter. Et ce qui nous répugne le plus dans ces prétendues négociations, c’est la mauvaise foi de M. Thiers. Que Paris se défendre à outrance, c’est ce qu’il a de mieux à faire. Mieux vaut pour Paris être la victime du droit que la dupe bernée par un gouailleur ignoble et sinistre !

Samedi, 15 avril

Il est bien certain que, quoi qu’y fassent Mac Mahon, le vainqueur de Magenta, le vaincu de Sedan, et M. Adolphe Thiers, le plus habile général du siècle, notre situation militaire s’est rétablie. Le furieux assaut dans la nuit du 11 au 12, pour lequel le camp de Satory avait été levé et où a donné à peu près toute l’armée, a été pour les Versaillais funeste autant que l’a été pour nous la triple expédition de Chatillon, du Mont Valérien et de Chatou. Il est certain que chaque armée est presqu’inexpugnable dans son propre terrain. Nous sommes enchantés du jeune et vaillant Dombrowsky : ses hommes se feraient tous tuer avec lui. Il s’est solidement retranché dans Asnières, et de là il pousse des pointes sur Colombes et lieux avoisinants. Depuis ce mouvement, les Versaillais, loin de faire aucun progrès au delà de Neuilly, se sont vu enlever la moitié de ce faubourg de Paris ; mais ils s’y étaient tout de suite fortement barricadés, on ne leur reprend les rues que maison par maison, les maisons que pierre à pierre, car on se bat des deux côtés, jour et nuit, avec un acharnement terrible, ce sont des combats corps à corps de tigre à tigre. Tous les coups que les Prussiens eussent pu recevoir dans le dos, si MM. Trochu, Favre et Fourrichon l’eussent permis, nous nous les portons au cœur maintenant.

La confiance et l’espoir renaissent donc dans Paris, sauf que l’annonce d’un nouveau blocus a causé un émoi bien légitime dans la population. Les magasins de denrées sont encombrés d’acheteurs, on a presqu’assailli certaines boutiques des Halles, le lait fait défaut.

On lit dans le Soir :

La ligne de Lyon est coupée de même que celle d’Orléans. Paris est donc réduit pour ses approvisionnements aux seules lignes du Nord et de l’Est, occupées par les Prussiens.

On nous dit que Thiers et Favre poursuivent des négociations très actives avec les Prussiens pour qu’ils bloquent et affament Paris de leur côté ; mais ceux-ci ne se soucient pas d’intervenir à ce point : ils ont trop de plaisir à nous voir nous entredéchirant, il leur sera plus facile de nous dévorer après.

Il est douteux que les amis de la religion, de la famille et de la propriété réussissent à affamer Paris. Néanmoins il est juste de leur tenir compte de l’intention. Ce ne sera pas leur faute s’ils ne font pas périr de famine et de besoin cent mille vieillards, quatre cent mille femmes et un million d’enfants, rien que pour punir l’entêtement d’une poignée de factieux, l’opiniâtreté d’une bande de malfaiteurs. — « Que veulent donc ces scélérats ? — » « Hélas ! que Paris jouisse des mêmes franchises municipales que n’importe quelle ville d’Angleterre, d’Allemagne, des États-Unis, de Suisse et d’Espagne ».

Paris, 16 avril.
La Commune de Paris,

Considérant qu’une quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient afin d’échapper aux obligations civiques et sans tenir compte des intérêts des travailleurs ;

Considérant que, par suite de ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise ;

Décrète :

Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une commission d’enquête ayant pour but :

1o De dresser une statistique des ateliers abandonnés ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel ils se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment ;

2o De présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les directeurs qui les ont abandonnés, mais par l’Association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ;

3o D’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières ;

4o De constituer un jury arbitral qui devra statuer, au retour des dits patrons, sur la concession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières et sur la quotité de l’indemnité qu’ont à payer les ouvriers aux patrons.

Cette commission d’enquête devra adresser son rapport à la Commission communale des travaux et de l’échange, qui sera tenue de présenter à la Commune dans le plus bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux intérêts de la Commune et des travailleurs.

Bravo, Commune ! Voilà un décret que nous attendions. Tu auras eu le mérite de le formuler. Quelle gloire pour toi, quel bienfait pour le peuple travailleur, si tu le réalises !

Dimanche, 16 avril.

La veille même de l’attaque de Paris, le gouvernement de M. Thiers présentait à l’Assemblée un projet de loi municipale. La coïncidence est singulière ; entre Versailles monarchiste et Paris républicain, la controverse qui se débat à coup de canon n’est autre chose que la question municipale. Paris, affirme contre le pouvoir central le droit administratif, et jusqu’à un certain degré le droit politique des communes. Paris, la grande commune de France, a voulu émanciper ses sœurs en voulant s’émanciper elle-même. Je ne dis pas que ses prétentions, telles qu’elle les formule dans l’excitation de la lutte, ne soient pas exagérées ; comme il arrive toujours dans les différends, Paris exige d’autant plus qu’on veut moins lui accorder.

Pour les 750 sages de l’Assemblée, retirés à l’abri des fureurs de la guerre civile, car M. Thiers leur a formellement interdit toute ingérence militaire, pour ces législateurs qui, entre leurs dîners et leurs séances, pourraient n’avoir d’autre souci que de muser autour du bassin de Neptune ou d’épier les progrès de la frondaison nouvelle dans les bosquets de Trianon, c’était le cas d’élaborer pendant ces quinze journées une loi sage, intelligente, conciliatrice, qui eût rendu absurde la continuation de la guerre, qui eût satisfait aux justes exigences, qui eût émancipé Paris, le grand Paris, en laissant au besoin sous une demi-tutelle protectrice les pauvres communes plébiscitaires, ignorantes, indigentes et sottes. Bon gré mal gré, il faut que les parents laissent enfin vaguer à leur aise les fils majeurs, les grands garçons âgés de plus de vingt et un ans, bon gré mal gré, il faut que les curateurs présentent leurs comptes et abandonnent aux pupilles devenus hommes la gestion de leur patrimoine. L’Assemblée de Versailles, élaborant par impossible une loi raisonnable et équitable, eût fait pour la pacification de Paris davantage et mieux que cinq cents canons et cinquante mille hommes de plus sous les ordres de M. Thiers.

Jour après jour, l’Assemblée discutait son projet et a fini par accoucher d’une loi, plus mauvaise encore que l’ancienne, et qui a ceci de particulier qu’elle a été conçue juste au rebours de ce qu’elle eût dû être. Il n’en pouvait advenir autrement. Pendant que l’Assemblée élaborait sa loi, elle y déposait soigneusement ses pensées de haine et de défiance ; ayant à légiférer sur l’organisation administrative de Lyon, de Paris, de Toulouse et de Marseille, dont elle ne peut entendre les noms sans des frémissements de colère, elle ne songeait qu’à une chose, être désagréable à ces méchantes grandes villes ; loin de vouloir leur accorder une liberté raisonnable, elle n’a pensé qu’à mettre à ces dangereuses révolutionnaires une camisole de force plus solide encore que la précédente et plus ingénieusement combinée pour contrarier leurs mouvements.

Les projets les plus cocasses ont été mis en avant contre Paris ; s’ils ont été abandonnés, ce n’est pas qu’ils fussent extravagants, c’est qu’ils menaçaient de tourner contre leur but. En définitive, on a trouvé plus simple d’abandonner Paris absolument à la merci du pouvoir exécutif, comme au beau temps du pacha de la Seine, et ce sont les Ferry et les Favre, les Picard, les Thiers et les Simon qui ont présenté et soutenu cette loi, après avoir gagné leur vie pendant dix ans à dénoncer et vitupérer contre l’arbitraire préfectoral. Désormais le maire de Paris sera le Préfet de la Seine, emmanché d’un Préfet de police, cumulant en sa personne les fonctions d’un Haussmann et d’un Piétri. Les grandes villes sont moins maltraitées que Paris, mais les petites villes, mais les communes rurales sont comblées des faveurs de la loi nouvelle.

M. Frédéric Morin, un homme spécialement compétent en la matière, résume ainsi l’œuvre des Versaillais :

« Vous, grandes communes, villes éclairées ou relativement éclairées, vous avez des écoles, des bibliothèques, des hommes capables de bien gérer vos affaires ? Eh bien ! nous vous déclarons mineures. Votre intelligence vous crée à nos yeux une incapacité légale. Nous ne pouvons, à notre grand regret, vous refuser le pouvoir législatif municipal, mais votre pouvoir exécutif sera placé entre les mains de nos préfets réactionnaires. Quant à vous, petites communes de trois à quatre cents habitants, vieilles paroisses où l’on trouve à peine un citoyen sachant l’orthographe, vous êtes nos privilégiées. Votre ignorance est un titre. Soyez souveraines dans votre action municipale, nommez vos maires, nommez vos adjoints. Le curé et le hobereau sont là qui répondent de vous. On ne peut rien refuser sous notre règne à ceux qui ne savent ni lire ni écrire.

« Tout cela peut se résumer en un mot : L’ignorance est sacrée, l’intelligence est suspecte… Nous aurons donc en France trois espèces de communes :

1o Les communes rurales et illettrées. Elles seront souveraines.

2o Les grandes villes éclairées. À celles-là on ne laissera qu’une moitié de leurs droits.

3o Paris, la ville initiatrice. À celle-là on refuse presque tout.

Avec ce beau système, les hameaux seront presque des communes, et Paris ne sera pas même un municipe. »

Une des dispositions les plus vicieuses de la loi nouvelle, c’est que les conseillers municipaux seront nommés pour cinq ans, toute une olympiade. Et pour éviter des réélections qui auraient l’inconvénient de tenir les citoyens en haleine et de ne pas leur laisser perdre de vue la chose publique, on ne procédera dans l’intervalle du quinquennat à de nouvelles élections que si, par une épidémie de choléra, ou autrement, le nombre des conseillers se trouvait réduit de plus d’un quart.

Cinq ans ! c’eût été trouvé un trop long espace par les Athéniens qui ne vivaient pas comme nous, à la vapeur qui ne circulaient pas en chemin de fer, qui ne communiquaient point entre eux par le télégraphe. Cinq ans, c’est rendre le fonctionnaire indépendant de toute critique, c’est le mettre au-dessus des justes mécontentements : car on n’a plus le temps de se souvenir aujourd’hui, — quel est le méfait d’un administrateur, qui ne sera pas oublié dans cinq ans ! Le fonctionnaire s’immobilisera dans sa fonction, comme la moule dans sa coquille. Les fonctions seront gratuites, donc il n’y aura que de riches bourgeois pour les occuper. Les fonctions ne seront pas permanentes et ne s’exerceront que quatre fois par an, dix jours par session, soit quarante jours par an qu’il faudra trouver, toute autre affaire cessante : c’est fermer la porte à tout individu consciencieux qui n’est pas homme de loisir et d’une fortune complètement assurée.

Il serait si simple pourtant d’organiser un conseil municipal à l’instar du conseil d’administration d’une compagnie de chemins de fer ou de bateaux à vapeur, que les actionnaires nomment au moins de trois en trois ans, mais tous les membres renouvelables par tiers chaque année ! — Le Président du dit conseil d’administration, point n’est nécessaire que le gouvernement le nomme, c’est le conseil lui-même qui choisit le plus capable ou le plus respectable parmi ses membres. Et puis, quel besoin d’un maire dans une commune, quel besoin d’un Président dans une République, quel besoin d’avoir partout l’équivalent ou le diminutif d’un roi ? L’Assemblée nationale nomme son Conseil des ministres, présidé par l’un de ses membres, et le Conseil municipal se fait présider par le conseiller qui lui plaît le mieux.

Ainsi résolue, la question des maires eût évité à l’Assemblée un cruel embarras, et une honte de plus. Elle avait, à la majorité de 286 contre 275, accordé à toutes les communes de France la faculté d’élire son maire comme cela s’est toujours pratiqué en France depuis qu’il y a des maires et des communes, comme cela se pratique dans tous les pays du monde, et même dans les populations sauvages qui élisent leur chef. L’Assemblée avait voté (séance du 8 avril) ; la loi était décrétée par les législateurs, quand tout d’un coup apparaît Thiers à la tribune, furieux, menaçant, criaillant avec sa voix de chouette effarée, battant des ailes, fascinant les buses de l’Assemblée avec le regard immobile de ses grandes lunettes luisantes : — « Qu’avez-vous fait ? Ce n’est donc plus moi qui nommerai, qui révoquerai les maires de Lyon et de Bordeaux, le maire de Marseille dont, il y a huit jours, nous avons pris la mairie et enfoncé les portes avec la hache d’abordage ! Quoi, vous voulez reconnaître à ces villes révolutionnaires le droit de se nommer un chef malgré le gouvernement ! Vous ne savez pas ce que vous faites. Vous n’êtes pas chargés comme moi du fardeau de sauver la société (sic). Si vous ne vous déjugez instantanément, je donnerai instantanément ma démission et vous sauverez la société comme vous le pourrez. »

Et l’Assemblée s’est déjugée instantanément. Par un nouveau vote, elle a déclaré : « Nous étions sots, nous sommes pleutres. »

Nous avions négligé un petit détail de la loi municipale qui a bien son charme. Dans toutes les communes, l’élection des conseillers municipaux se fera par scrutin de liste afin de donner entrée dans le conseil aux notabilités diverses de la ville entière, notabilités politiques, littéraires, scientifiques, industrielles, commerciales, et de ne pas laisser trôner exclusivement des notabilités de quartiers ; « afin que les villes soient représentées dans leur vie morale comme dans leurs intérêts matériels. »

Cette loi, faite d’exceptions, est ce que M. Thiers appelle une loi de Droit Commun, sous couleur qu’elle est faite pour la France prise dans son entier. Elle est faite pour décapitaliser Paris, pour le démunicipaliser. La loi est injuste, donc absurde, faite en haine de la Commune, elle légitime la Commune et lui donne une force nouvelle.