La Contagion/Acte II

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La Contagion
Théâtre completCalmann-Lévy, éditeursTome 5 (p. 317-351).
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ACTE DEUXIÈME


Un petit salon chez la marquise.


Scène première

TENANCIER, ALINE.
Aline, entrant par la gauche.

Les enfants ne sont pas encore prêts.

Tenancier, assis à droite.

Eh bien, attendons ces messieurs. En quoi les déguise-t-on aujourd’hui ?

Aline.

En Russes. Ils sont charmants avec leurs petites bottes.

Tenancier.

Aujourd’hui en Russes, hier en Écossais, demain en Espagnols… Je pense qu’au carnaval on les habillera en Français. De mon temps, on ne faisait pas tant de frais pour les bambins, et ils ne s’en portaient que mieux.

Aline.

Franchement, je ne vois pas quel tort un peu d’élégance peut faire à leur santé.

Tenancier.

Soit ; mais je n’aime pas qu’on élève des garçons comme des poupées. Où est ma fille ?

Aline.

Elle va venir ; elle est avec son tailleur.

Tenancier.

Allons ! je me ferai habiller par une couturière. — Que vous semble de nos mœurs parisiennes, ma chère Aline, depuis quinze jours que vous assistez à ces aberrations ?

Aline.

Mon Dieu, je n’attache pas assez d’importance à la mode pour m’insurger contre elle.

Tenancier.

Alors, pourquoi ne vous mettez-vous pas du blanc et du rouge ?

Aline.

Je ne saurais pas.

Tenancier.

Et vous n’en avez pas besoin.



Scène II

Les Mêmes, LUCIEN, en paletot, avec des patins dans sa poche de côté.
Lucien.

Bonjour, papa. — Votre serviteur, cousine. — Ma sœur est-elle prête ?

Aline.

À quoi ?

Tenancier.

À patiner, parbleu ! regardez les patins de ce jeune homme.

Lucien.

Eh bien, quel mal y vois-tu ? Il est plus dangereux de glisser… etc.

Tenancier.

Pendant ce temps-là, Aline et moi, nous menons ses enfants à la promenade.

Lucien.

Et tu serais bien fâché qu’elle ne te déléguât pas cette fonction maternelle.

Tenancier.

Fâché ! fâché !…

Aline.

Mais oui, monsieur, très fâché, et moi aussi.

Lucien.

Vous aimez donc bien les bébés, mademoiselle ?

Aline.

Sans doute, et, quand j’en aurai, je serai bien trop égoïste pour les confier à leur grand-père.

Lucien.

Soyez bénie du citoyen de Genève et du patriarche de Ferney, ces nobles garnitures de cheminée !

Aline, à Tenancier.

Pourquoi se moque-t-il de moi ? Est-ce que c’est ridicule d’aimer les enfants ? (À Lucien.) Je parie que vous les aimez.

Lucien.

Certainement… quand ils ont tiré à la conscription.

Aline, à Tenancier.

Quel plaisir trouve-t-il à se faire plus mauvais qu’il n’est ?

Lucien.

Voulez-vous que je me fasse meilleur ?

Tenancier.

Je vous assure qu’il ne vaut pas grand’chose.

Aline.

Je finirai par le croire.

Tenancier.

Et vous aurez raison… Voici, à l’appui, une petite anecdote toute fraîche, que vous garderez pour vous parce qu’elle le couvrirait de confusion. La scène se passe, dans un grand bal chez monsieur… Trois-Étoiles. Quelques jeunes gens aimables se sont retirés du commerce des dames dans un arrière-salon où ils ont installé une table de baccarat, les uns assis, les autres debout. Monsieur mon fils joue debout ; il a la veine et met négligemment son gain dans son chapeau, qu’il tient derrière son dos. Tout à coup il entend crier : « Voleur ! » Il se retourne et voit un petit jeune homme de dix-sept ans, blanc comme un linge, à qui un joueur venait de saisir le poignet au moment où il glissait la main dans le chapeau. Qu’auriez-vous fait à la place de Lucien ?

Lucien.

Ajoute que le pauvre garçon jouait avec moi de compte à demi, et qu’il avait droit de puiser à la masse commune. Cette simple explication a suffi, et il n’y a eu là dedans de confusion que pour ce gros bêta de Saint-Julien, qui a fait ses excuses au petit bonhomme.

Aline.

Je ne vois pas en effet…

Tenancier.

Écoutez la fin de l’histoire, et vous verrez que ce garnement ne se calomnie pas quand il dit du mal de lui-même. Figurez-vous que le petit jeune homme le volait bel et bien…

Lucien.

Mais pas du tout !

Tenancier.

Qu’il n’y avait pas la moindre association entre eux…

Lucien.

Où prends-tu cela ?

Tenancier.

Et qu’une immense compassion a seule inspiré ce mensonge à l’homme sans entrailles que voici. — Je suis content de toi, mon ami ; embrasse-moi.

Lucien.

Non ! ce serait approuver l’écriture ci-dessus et je ne l’approuve pas ; il n’y a pas un mot de vrai. Qui t’a pu conter cette bourde-là ?

Tenancier.

Quelqu’un de mal informé peut-être : le père du jeune homme. — Son fils lui avait fait sa confession le lendemain même en lui demandant, d’après ton conseil, la permission de s’engager ; et le pauvre père, ne t’ayant trouvé ni chez toi ni chez moi pour te remercier, n’a pas pu retenir plus longtemps sa reconnaissance et l’a versée dans mon cœur.

Lucien.

Il avait droit de croire qu’elle y resterait.

Tenancier.

Oui, mon cher enfant ; mais la marque de haute confiance que je donne à notre Aline peut te montrer quel prix j’attache à son estime et combien il m’était pénible de te la voir perdre par tes fanfaronnades de perversité.

Aline.

Oh ! monsieur, je vous remercie.

Lucien.
Je ne vous ferai pas l’injure, mademoiselle, de vous recommander le secret le plus absolu. Vous voyez par le repentir de ce pauvre petit diable qu’il est digne de tout intérêt. — Quant à moi, je l’avoue, j’ai été purement sublime, mais que voulez-vous ! j’aime à sauver, c’est mon tic ; le laurier des oies du Capitole m’empêche de dormir.
Aline.

Oh ! maintenant, vous pouvez vous dénigrer autant qu’il vous plaira, on ne vous croit plus.

Lucien.

Ce que c’est pourtant qu’un coup de magnanimité bien réussi !… On en est quitte pour toute sa vie.



Scène III

Les Mêmes, ANNETTE, en robe de chambre un peu excentrique.
Annette.

Bonjour, père ; les enfants t’attendent.

Tenancier.

Comment donc es-tu habillée ?

Annette.

C’est une robe de chambre qu’on vient de m’apporter. Comment la trouves-tu, Lucien ?

Lucien.

Elle a beaucoup de cachet… Mais tu ne comptes pas patiner dans ce costume ?

Annette.

J’ai bien le temps d’en changer, il n’est qu’une heure. — Ma chère Aline, vous aurez soin que les enfants ne prennent pas froid, n’est-ce pas ? c’est à vous que je les confie. Papa a des idées par trop lacédémoniennes sur l’élève des bébés.

Tenancier.

L’élève ! Sois tranquille, nous les ramènerons sains et saufs à leurs boxes… L’élève ! Venez-vous, Aline ?

Aline, à Annette.

J’en aurai bien soin.

Elle sort avec Tenancier par la gauche.



Scène IV

LUCIEN, ANNETTE.
Lucien.

C’est quelqu’un, cette petite fille-là.

Annette.

Certainement. Elle est bien la sœur de son frère.

Lucien.

Avec la grâce en plus. Une nature fine et ferme à la fois, un esprit bien portant qui a la fraîcheur de la santé comme son visage ; pas plus de maquillage à l’un qu’à l’autre…

Et toujours la nature
Embellit la beauté,


comme dirait papa.

Il s’étend sur le canapé.
Annette.

Elle est charmante, mais elle n’est pas pour toi, ni toi pour elle.

Lucien.

Qui songe à cela ?

Annette.

Hum ! tu viens dîner bien souvent à la maison depuis qu’elle y est.

Lucien.

Elle me plaît, je n’en disconviens pas ; nous nous faisons une petite guerre de taquineries affectueuses qui m’amuse. Mais tu penses bien qu’à mon âge je n’irai pas m’amouracher d’une fille honnête. Va t’habiller.

Annette.

J’attends quelqu’un.

Lucien.

Alors, je m’en vais.

Annette.

Tu peux rester ; je ne serai même pas fâchée que tu restes.

Lucien.

Qui est-ce donc ?

Annette, à demi-voix.

Navarette.

Lucien.

Navarette ? Et que vient-elle faire ici ?

Annette.

Elle vient me donner une leçon (À part.) qui ne profitera pas à moi seule.

Lucien.

Une leçon ?

Annette.

Eh bien, oui : elle vient me faire répéter mon rôle. Grand Dieu ! si papa savait que je joue la comédie !

Lucien.

Oh ! la comédie de société ! (Il se lève.) C’est de son temps.

Annette.

Mais, de son temps, on ne jouait pas les Argonautes en société.

Lucien.

Et surtout on ne prenait pas de leçons de Navarette. On n’avait peut-être pas tort.

Annette.

Trouverais-tu que je mets trop mon bonnet sur l’oreille cette fois ?

Lucien.

Mon Dieu, je sais bien que c’est admis. C’est égal, ça me produit un singulier effet de penser que tu vas parler à Navarette !

Annette.

Vraiment, monsieur Prudhomme ?

Lucien.

Bah ! tu as raison ! il faut faire comme les autres. Quel mal y a-t-il après tout ?… C’est d’Estrigaud qui t’envoie Navarette ?

Annette.

Non pas ! je crois qu’il ne se soucierait pas de me la présenter… Tu sais qu’il me fait un brin de cour. Je lui ai tout simplement écrit à elle-même. Elle m’a répondu un petit mot charmant, et je l’attends d’un moment à l’autre.

Lucien.

Alors je me sauve.

Annette.

Reste donc.

Lucien.

Impossible !… je la tutoie.

Annette.

Ce serait gênant pour moi, je l’avoue… Mais je veux aller au lac après la séance.

Un Domestique.

Mademoiselle Navarette.

Annette.

Faites entrer. (À Lucien.) Va m’attendre chez papa.

Lucien.

Tiens, oui, je lirai les Débats !

Il sort par la droite, Navarette entre par le fond.



Scène V

ANNETTE, NAVARETTE, en toilette de ville élégante et sévère.
Annette, allant s’asseoir sur le canapé de gauche.

Que vous êtes bonne, mademoiselle, d’avoir bien voulu vous rendre à mon désir !

Navarette.

Il est trop flatteur pour moi, madame la marquise.

Annette, avec un entrain factice.

Asseyez-vous donc. Voulez-vous ôter votre chapeau, voulez-vous une cigarette ?

Navarette.

Merci, madame, je ne fume pas.

Annette, allumant une cigarette.

C’est du tabac turc… vous permettez ? Que vous êtes donc charmante dans ce rôle de Médée !… Quelle désinvolture et en même temps quelle distinction !

Navarette.

Vous y serez beaucoup plus charmante que moi, madame, si tant est que cette épithète puisse m’être appliquée. C’est, je crois, chez la duchesse de Somo-Sierra qu’on joue la pièce ?

Annette.

Oui, dans huit jours, et ce ne sera pas trop mal joué, si je parviens à être passable. C’est le vicomte de Bucy qui joue le dragon.

Navarette.

Il doit y être très amusant.

Annette.

Quel bon toqué, n’est-ce pas ?

Navarette.

Il est très original et même un peu braque.

Annette.

Témoin l’abandon qu’il fait de sa jeune et charmante femme pour cette Valentine de Reuilly, qui n’est pas même jolie. Comprenez-vous cela ?

Navarette.

Oui, madame… mais je me garderai bien de vous l’expliquer. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que la vicomtesse se console avec M. Gaston de Valdebras ?

Annette.

C’est un horrible cancan inventé par mademoiselle Angélina.

Navarette.

Oh ! Angélina n’est pas une personne inventive.

Annette.

La preuve que Valdebras ne l’a pas quittée pour la vicomtesse, c’est qu’il épouse ces jours-ci mademoiselle de Sainte-Radegonde.

Navarette.

La fille de l’ancien pair de France ?

Annette.

Précisément.

Navarette.

Mais alors ce mariage n’est pas trop catholique : M. de Sainte-Radegonde a fort compromis jadis madame de Valdebras.

Annette.

Vous le saviez ? Mais il y a longtemps !

Navarette.

N’importe, il y a là quelque chose de choquant. M. Gaston va devoir respect et affection à un homme qui a déshonoré son père.

Annette.

Mais il n’en sait rien.

Navarette.

Sa mère, qui le sait, ne devrait pas permettre ce mariage.

Annette, souriant.

Elle est moins rigoriste que vous.

Navarette.

Elle devrait l’être davantage, vous en conviendrez. Mais nous voilà bien loin de Médée ; nous faisons l’école buissonnière.

Annette, se levant.

Et nous ne sommes pas là pour nous amuser. Revenons par le plus court ; voici la brochure : je vais, si vous le voulez bien, vous réciter le rôle.

Un Domestique, annonçant du fond.

M. le baron d’Estrigaud.



Scène VI

ANNETTE, NAVARETTE, D’ESTRIGAUD.
D’Estrigaud.

Je m’empresse de me rendre à vos ordres, chère marquise. (Apercevant Navarette.) Vous ici, mademoiselle ?

Annette, jouant la surprise.

Vous vous connaissez ?

Navarette.

De longue date, madame. Le baron veut bien avoir quelque amitié pour moi.

D’Estrigaud, à Navarette.

Comment vous êtes-vous portée depuis huit jour ?

Navarette.

Aussi bien qu’on peut se porter sans vous voir. Je vous le présente, madame, pour le plus intermittent des hommes. Il y a des semaines où je le vois tous les jours, et des mois où il ne me donne pas signe d’existence. Mais je ne suis pas avare de mes amis et je les cède sans murmure à qui en est plus digne.

Annette.

Je ne suis pour rien dans ces intermittences, mademoiselle, et je ne les comprends pas depuis que j’ai le plaisir de vous connaître.

D’Estrigaud.

Je suppose, mesdames, que vous ne vous êtes pas réunies uniquement pour vous complimenter à mes dépens ?

Annette.

Cela seul en vaudrait pourtant bien la peine, cher baron. Mais nous avons un autre but, en effet : mademoiselle consent à me faire répéter le rôle de Médée.

D’Estrigaud.

Alors je ne veux pas troubler la séance.

Annette.

Oh ! une première séance ne sert jamais qu’à rompre la glace entre l’écolière et… la maîtresse.

Navarette.

Vous avez beaucoup de dispositions, madame, et je vous assure que vous jouerez mon rôle à m’en rendre jalouse.

Annette.

Rassurez-vous, je ne suis pas une rivale dangereuse.

D’Estrigaud.

Vous vous faites tort, madame ; à la place de mademoiselle, je tremblerais.

Annette, à part.

Impertinent ! (À Navarette.) Pouvez-vous venir demain ?

Navarette.

Demain… je ne suis pas libre ; après-demain si vous voulez, à la même heure ?

Annette.

Très bien. Mais ne m’oublierez-vous pas ? Je me défie un peu de votre mémoire. Permettez-moi de faire un nœud à votre mouchoir.

Elle va à un petit meuble au fond.
Navarette, bas, à d’Estrigaud.

Tu lui fais donc la cour ?

D’Estrigaud.

Un peu.

Navarette.

Elle est jolie… À propos, je voulais t’écrire ; j’ai vu Cantenac.

D’Estrigaud.

Il t’a donné un renseignement ?

Navarette.

Grande baisse demain.

D’Estrigaud.

Merci.

Annette, revenant avec un bracelet.

Veuillez mettre à votre bras ce modeste mémento.

Navarette.

Je vous le rapporterai fidèlement après-demain.

Annette.

Oh ! ce sont des médailles romaines ; cela n’a de valeur que le prix d’affection qu’on veut bien y attacher ; demandez plutôt au baron, qui s’y connaît.

Navarette.

Alors je le garde, madame.

Annette.

À après-demain.

Navarette.

À quinzaine, monsieur le baron… (À part.) Il m’a tout l’air de ne pas faire ses frais. (Haut.) À après-demain, madame la marquise.

Elle sort par la porte du fond à gauche.



Scène VII

ANNETTE, D’ESTRIGAUD.
Annette.

Voilà une charmante personne, pleine de tact et de véritable distinction. Je suis enchantée de la connaître. Savez-vous, cher baron, que son éducation vous fait le plus grand honneur ?

D’Estrigaud.

Mal joué, marquise. Je marque une école.

Annette, assise sur le canapé de droite.

Comment cela ?

D’Estrigaud, s’appuyant au dossier du canapé.

Votre billet était un piège, n’est-ce pas ? vous vouliez me mettre en présence de Navarette, jouir de ma confusion et me cribler de ces demi-mots qui sont le triomphe des femmes ? Eh bien, il ne fallait pas casser les vitres ; vous venez de perdre tout votre avantage. Vous autorisez des explications que je n’eusse jamais osé aborder de front et dont je sentais que j’avais grand besoin.

Annette.

Mais cela s’explique de soi ; après avoir vu mademoiselle Navarette, on ne peut s’étonner du goût que vous avez pour elle.

D’Estrigaud.

Certes, c’est une liaison si plausible, que personne n’a soupçonné qu’elle en cachait une autre.

Annette.

Une autre ?

D’Estrigaud.

Qui a duré cinq ans, avec une femme dont la situation exigeait les plus grands ménagements, et dont la réputation n’a pas été effleurée, grâce à ma pauvre Navarette.

Annette.

Cette dame s’accommodait du partage ?

D’Estrigaud.

Elle savait, à n’en pouvoir douter, que depuis longtemps Navarette n’est qu’une amie pour moi.

Annette.

Et mademoiselle Navarette acceptait ce rôle de paravent ?

D’Estrigaud.

Il a tant de compensations ! D’abord il lui laisse toute la liberté compatible avec les vraisemblances dont j’ai besoin ; ensuite il lui fait, dans son monde, une position très enviée, permettez-moi cette fatuité ; enfin il lui constitue une riche sinécure.

Annette.

En somme, c’est un expédiant assez dispendieux.

D’Estrigaud.

Qu’est-ce qu’une cinquantaine de mille francs par an, au prix du repos de la femme qu’on aime ?

Annette.

Vous l’aimez donc beaucoup ?

D’Estrigaud.

Je l’ai beaucoup aimée jusqu’au jour où une autre…

Annette.

À propos d’amourettes, empêchez donc mon frère de s’amouracher de la petite Aline.

D’Estrigaud, à part.

Elle rompt les chiens.

Annette.

Mon père a un très beau parti pour lui, cinq cent mille francs, et je ne voudrais pas qu’Aline fût compromise, pour rien au monde.

D’Estrigaud.

Hum ! il est peut-être un peu tard.

Annette.

Fi donc ! ils en sont encore aux coquetteries les plus innocentes.

D’Estrigaud.

Croyez-vous ?

Annette.

Est-ce que Lucien vous a fait quelque confidence ?

D’Estrigaud.

Au contraire… il évite ce sujet de conversation avec un soin… qui prouve que les choses sont plus avancées que vous ne pensez.

Annette.

C’est impossible ! Il faudrait admettre qu’Aline est l’hypocrisie en personne, car elle est aussi naturelle avec lui qu’avec moi-même.

D’Estrigaud.

L’hypocrisie étant une vertu essentiellement féminine…

Annette, lui faisant place sur le canapé.

C’est bon à dire… Voyons, que savez-vous ? car vous me faites peur.

D’Estrigaud, s’asseyant près d’elle.

En ma qualité d’homme vertueux, j’ai la confiance de beaucoup de jolies femmes, et je sais bon nombre de petits secrets… mais je les garde. Tout ce que je peux vous dire, et je vous le dis très sérieusement, c’est que j’arrêterai cette sotte intrigue d’où il ne peut sortir rien de bon ni pour votre frère ni pour votre protégée.

Annette.

Eh bien, cela me suffit… puisqu’il faut que cela me suffise. Mais je ne vous croyais pas si discret.

D’Estrigaud.

Le grand art est de l’être sans le paraître. Le secret d’une femme est plus en sûreté avec moi qu’avec son confesseur…

Il lui prend la main.
Annette, se levant.

Eh bien, mon cher confesseur, donnez-moi un conseil.

D’Estrigaud, à part.

Elle rompt trop.

Annette.

Que dois-je offrir à mademoiselle Navarette pour prix de ses leçons ?

D’Estrigaud.

Le bracelet de ce matin vous acquitte amplement.

Annette, près de la table du milieu, jouant avec un album.

Je regrette presque de le lui avoir donné.

D’Estrigaud.

Voilà un mot qui me dédommage.

Annette.

Si je lui proposais un échange… très avantageux ?

D’Estrigaud.

Laissez-lui ce brimborion et faites-moi la grâce d’en venir choisir un autre dans ma collection.

Annette.

Chez vous ?

D’Estrigaud.

Croyez-vous que ce soit l’antre du lion ? Je vous jure qu’on en sort comme on y est entrée. Toutes ces dames m’ont fait l’honneur de venir visiter mes antiquités, et cela n’a pas donné lieu à la moindre médisance.

Annette.

Eh bien, j’irai avec mon frère.

D’Estrigaud.

Avec votre frère seulement ? C’est bien hardi. À votre place, j’emmènerais mon père, mes enfants et leur gouvernante.

Annette.

Je ne peux pourtant pas y aller seule.

D’Estrigaud.

Ne dites pas cela devant la duchesse de Somo-Sierra, ni devant la marquise de Villejars, ni devant…

Annette.

Pourquoi ?

D’Estrigaud.

Parce que ces dames, étant venues seules chez moi, vous trouveraient un peu bien collet monté et se demanderaient dans quel couvent de la rue Saint-Denis vous avez été élevée.

Annette.

Ces dames ont été chez vous… seules ?

D’Estrigaud.

Je vous le jure. Après cela, ce sont de fort grandes dames, qui ne font à aucun mortel l’honneur de le trouver dangereux.

Annette.

Et vous imaginez-vous par hasard que je vous trouve dangereux, moi ?

D’Estrigaud.

Ma foi ! vous réduisez ma modestie à quelque supposition analogue.

Annette.

Ah ! vous mériteriez bien…



Scène VIII

Les Mêmes, LUCIEN.
Lucien.

Tiens, Raoul ! bonjour. (À Annette.) Comment, flâneuse ! Navarette est partie depuis une demi-heure et ta toilette n’est pas plus avancée ?

Annette.

Ne t’en prends qu’à ton ami. Mais je vais réparer le temps perdu. Au revoir, baron. (Bas, à d’Estrigaud.) Entreprenez-le donc au sujet d’Aline.

Elle sort par la gauche.
D’Estrigaud, à part ; il s’assied sur le canapé de gauche.

Elle viendra. (Haut.) Eh bien, Saint-Preux, quoi de nouveau ?

Lucien.

Pourquoi Saint-Preux ?

D’Estrigaud.

N’était-ce pas un jeune homme romanesque et épistolaire ?

Lucien.

Eh bien ?

D’Estrigaud.

Mon rêve a toujours été de te voir épouser une orpheline vertueuse et pauvre.

Lucien.

À qui en as-tu ?

D’Estrigaud.

Les joies du foyer, mon ami ! le berceau près du lit ! la mère, la jeune mère, qui nourrit son huitième enfant…

Lucien.

Ah çà ! quelle mouche t’a piqué ?

D’Estrigaud.

Tu prendras un état, tu deviendras un homme sérieux et utile ; tu aspireras aux honneurs municipaux, et tu ne mourras que décoré.

Lucien.

Va-t’en au diable !

D’Estrigaud.

Pas de décorations ?… non ? Au fait, ta femme doit être démocrate comme son vertueux frère.

Lucien.

Ah ! ah ! — Assez, mon bon. La mouche qui t’a piqué, c’est la mouche du coche. Je ne cours aucun des dangers auxquels tu m’arraches. Si jamais je me marie, ce sera pour faire une fin, et je ne me laisserai administrer… qu’à bonnes enseignes.

D’Estrigaud.

Alors pourquoi fais-tu la cour à la petite Aline ?

Lucien.

Un ragot de ma sœur !

D’Estrigaud.

Pas seulement de ta sœur. Le bruit court que tu te ranges.

Lucien.

Je fermerai la bouche à la calomnie. Quant à mademoiselle Aline, je n’y pense pas plus qu’au grand Turc, et tu sais si ce potentat me préoccupe.

D’Estrigaud.

À la bonne heure. Mais permets-moi, pour clore, de te rappeler ce principe immortel : le sage ne doit écrire qu’à son bottier, et encore doit-il tâcher de rattraper sa lettre.

Lucien.

Que veux-tu dire ?

D’Estrigaud.

Rien. Je ne te demande pas tes confidences. Fais ton profit de mon précepte, voilà tout.

Lucien.

Tu me crois plus jeune que je ne suis.

D’Estrigaud.

Tant mieux ! J’ai rempli le premier devoir de l’amitié, qui est d’être désagréable à son ami ; je laisse le reste aux dieux.

Lucien.

Trouves-tu sérieusement que c’est le devoir de l’amitié ?

D’Estrigaud.

Très sérieusement, puisque je le remplis.

Lucien.

C’est juste. Tu me tires d’une indécision où j’étais : j’ai quelque chose sur le cœur que je n’osais pas te dire…

D’Estrigaud.

Va ! je suis prêt à tout.

Lucien.

Eh bien, Navarette… te trompe.

D’Estrigaud.

Est-il possible ?

Lucien.

Avec ce petit drôle de Cantenac.

D’Estrigaud.

En es-tu bien sûr ?

Lucien.

Si tu veux des preuves…

D’Estrigaud.

Merci, mon cher enfant. Ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore, tu troubles inutilement ma douce quiétude ; mais, si je le sais… regarde-toi dans la glace.

Lucien.

Bah ?

D’Estrigaud.

Apprends qu’un gentilhomme doit se laisser tromper par sa maîtresse aussi bien que par son intendant. Navarette fait partie de mon train, comme mes chevaux.

Lucien.

Je comprends jusqu’à un certain point qu’on n’entrave pas la carrière de ces demoiselles ; mais Cantenac ne rapporte rien à celle-ci : il est l’amant de cœur.

D’Estrigaud.

Pardine ! je voudrais bien voir que ce maroufle se permît de payer mes gens !

Lucien.

D’Estrigaud ! tu es plus grand que nature !… Je ne serai jamais qu’un enfant à côté de toi.

D’Estrigaud.

J’ai de la peine à t’ouvrir les idées, mais je n’en désespère pas. Silence ! voici l’homme de Plutarque.



Scène IX

Les Mêmes, ANDRÉ.
André.

Bonjour, ami. — Je viens de chez vous, monsieur.

D’Estrigaud.

M’apportez-vous des nouvelles ?

André.

J’en allais chercher.

D’Estrigaud.

Les affaires ne se font pas si vite. Ces messieurs ne m’ont pas encore rendu réponse ; mais ils étudient votre projet très sérieusement, et je crois que l’idée les mord ; autrement ils auraient déjà refusé.

André.

Vous croyez qu’ils accepteront ?

D’Estrigaud.

Dame ! je trouve l’affaire magnifique. Dans deux ou trois jours, nous saurons à quoi nous en tenir. Un peu de patience.

André.

J’en ai beaucoup ordinairement ; mais je ne sais que faire de mon corps dans ce Paris où je ne connais plus personne.

D’Estrigaud.

Justement vous trouverez chez vous une invitation pour demain.

André.

Une invitation ? De qui ?

D’Estrigaud.

D’une jolie femme à qui j’ai inspiré une grande envie de vous connaître ; en un mot, de Navarette.

André.

Navarette ? Pardonnez à l’ignorance d’un provincial…

D’Estrigaud.

C’est ma maîtresse.

André.

Tiens !

D’Estrigaud.

Cela vous étonne ?

André.

Oui. Je croyais que vous pensiez à vous marier.

D’Estrigaud.

Moi ? Ah ! monsieur, je n’ai rien fait qui justifie ce soupçon.

André.

Pardon, je me rétracte.

D’Estrigaud.

J’accepte vos excuses. Vous viendrez, n’est-ce pas ? Vous trouverez là quelques financiers bons à connaître, sans compter votre ami Lucien.

André.

Je suis très reconnaissant.

D’Estrigaud.

Adieu, messieurs. J’ai un ordre à donner à mon agent de change et je ne le trouverais plus à la Bourse. À demain.

Il sort.



Scène X

ANDRÉ, LUCIEN.
Lucien.

Hein ! quel homme charmant !

André.

Savais-tu qu’il ne veut pas se marier ?

Lucien.

Parbleu !

André.

Alors, tu ne t’aperçois donc pas qu’il fait la cour à ta sœur ?

Lucien.

Allons donc !

André.

Cela saute aux yeux les moins clairvoyants. Tant que j’ai cru que c’était pour le bon motif, je ne t’ai rien dit, et pourtant il y aurait peut-être eu beaucoup à dire… mais du moins ne faut-il pas que ton amitié pour ce faux ami t’aveugle ici plus longtemps.

Lucien.

Mon bon, ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore…

André.

Je te l’apprends.

Lucien.

Oui ; mais, si je le sais, regarde-toi dans la glace.

André.

Si tu le sais, c’est toi que je regarde, et entre les deux yeux. — Allons ! voilà encore que je donne dans le panneau ! Je me couvre de ridicule comme toujours… mais, franchement, pouvais-je m’attendre à une charge quand il s’agit de ta sœur.

Lucien.

Comment veux-tu, bêta, que d’Estrigaud fasse à ma sœur une cour sérieuse quand il a une maîtresse officielle ? Il est en coquetterie avec Annette, rien de plus.

André.

À la bonne heure ; mais c’est déjà trop. Je te déclare que, si un homme était en coquetterie pareille avec Aline…

Lucien.

C’est tout différent : Annette est veuve, elle sait ce qu’elle fait, et je te prie de croire qu’elle est honnête femme.

André.

Tu n’as pas besoin de m’en prier. Mais une honnête femme est peut-être plus facile à compromettre qu’une autre, parce qu’elle ne se croit pas vulnérable. Enfin, veille au grain. Fille, femme ou veuve, une sœur est toujours sous la garde de son frère.

Lucien.

Ventre-de-biche ! ami Lagarde, tu es bien nommé.



Scène XI

Les Mêmes, un Domestique, puis ALINE.
Le Domestique.

Madame la marquise attend M. Lucien.

Lucien.

J’y vais. (À Aline qui entre.) Les enfants ont été bien sages, cousine ? Ils se sont amusés ? ils n’ont pas eu froid ? Je vais faire mon rapport à leur mère.

Il sort.
André.

Je ne sais plus que penser de ce garçon-là. Il se moque des choses les plus sacrées !

Aline.

Ne t’arrête pas à cela. Sa perversité n’est que méchante affectation… C’est l’âme la plus délicate, la plus généreuse…

André.

Qu’en sais-tu ?

Aline.

Je ne peux pas te le dire ; mais Lucien s’est conduit, vois-tu, comme toi seul serais capable de te conduire, toi ou mon père. Si je n’avais pas promis de me taire, tu adorerais celui que tu condamnes.

André.

Vraiment ? — Dis-moi, mon enfant : tu sais qu’il est très riche ?

Aline.

Qu’importe !

André.

Tu ne peux pas l’épouser, ne l’oublie pas,

Aline.

Mais je n’y songe pas.

André.

Je t’avertis. M. Tenancier m’a parlé de ses projets sur son fils… Il a en vue un très beau parti.

Aline.

Un parti ?.. Tu as raison ; emmène-moi.

André.

En es-tu déjà là ?

Aline.

Je n’en sais rien… Tu m’as donné un coup… Emmène-moi.

André.

Nous avions bien besoin de ce malheur-là ! Ah ! c’est ma faute ! j’aurais dû prévoir ce qui arrive !

Aline.

Ne t’afflige pas, va ! Tu m’as avertie à temps ; je l’oublierai… ou si je ne l’oublie pas, tu en seras quitte pour me garder près de toi toute ma vie… En seras-tu fâché ?

André.

Ô chère Aline ! cher portrait de ma mère ! tu as son âme comme tu as son visage et son nom. (Il l’embrasse.) Allons, je vais chercher un nid ; dans deux jours, nous serons installés… (À part, en sortant.) Elle l’oubliera.