La Convention (Jaurès)/1501 - 1550

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pages 1465 à 1500

Les idées sociales de la Convention
et le gouvernement révolutionnaire

pages 1501 à 1550

pages 1551 à 1600


propriété. C’est qu’il ait formulé comme un droit de l’homme que le droit de propriété eût des bornes.

Étendard du bataillon des Gardes Nationaux (ancien district de St-Martin des Champs).
(D’après un document appartenant à M. Poilpot).


Ce principe, ainsi inscrit dans la Constitution elle-même, aurait dépassé de beaucoup l’application immédiate qu’Harmand prétendait en faire. À vrai dire, c’est ce principe qui a soutenu toute la législation protectrice du travail, Harmand se sentait ou se croyait isolé. Et il est vrai que la plupart des Conventionnels auraient hésité à donner une forme aussi nette et aussi brutale à leur pensée. Mais beaucoup d’entre eux étaient prêts à interpréter, au fond, le droit de propriété dans le sens d’Harmand.

Robespierre répugnait beaucoup à laisser au droit de propriété un caractère absolu, et sur ce point il y a accord, comme je le montrerai tout à l’heure, entre ses vues et celles d’Harmand. Mais il ne s’exprimait pas avec la même vigueur, et surtout, ce qui distingue la pensée d’Harmand et celle de Robespierre, c’est qu’Harmand, dans sa conception sociale, est beaucoup moins « spiritualiste ». Il insiste beaucoup plus sur la vanité des satisfactions purement idéales, et sur la nécessité d’une réforme matérielle et économique. « La révolution des esprits » lui suffit beaucoup moins qu’à Robespierre, il veut « la révolution dans les choses », c’est-à-dire au fond, dans les rapports sociaux. Mais l’étroitesse de sa conclusion jette sur ses principes mêmes une sorte de défaveur. On dirait, à voir les conséquences assez pauvres qu’il en déduit, qu’il n’a pas attaché lui-même tout leur sens aux formules théoriques qu’il pose d’abord.

La pensée sociale de Billaud-Varennes est bien plus large, plus forte, plus pénétrante. Ce n’est pas seulement une sorte de révolte occasionnelle de l’esprit déterminée par le renchérissement momentané des subsistances, il a sondé les plaies profondes et permanentes d’une société où la propriété de quelques-uns refoule le plus grand nombre dans la misère et la servitude.

C’est dans ses Éléments de républicanisme, dont la première partie parut le 15 février 1793, que Billaud-Varennes développe sa critique sociale. Et tout d’abord il proteste avec une grande force contre la prétendue nécessité qu’il y ait des pauvres ; il réfute le sophisme qui fait de la pauvreté éternelle la condition même de l’activité du peuple et du travail humain.

« Le manœuvre et l’ouvrier, a dit Voltaire, doivent être réduits au nécessaire pour travailler ; telle est la nature de l’homme ; il faut que ce grand nombre d’individus soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit misérable. »

« De la pauvreté sans misère ! Des malheureux sans malheur ! Quelle incohérence ! Quelle absurdité !… Comment oser prétendre qu’une misère factice soit dans la nature de l’homme quand il se trouve placé au centre de tant de riches productions ! Il a bien assez des maux qui tiennent immédiatement à son essence, sans qu’une politique machiavélique s’étudie encore à grossir le poids de ses calamités par des encouragements donnés à ses oppresseurs ! Quoi ! l’indigence doit être le partage de la multitude ! Certes ce langage est facile à tenir quand on est soi-même du petit nombre de ceux qui nagent dans l’opulence ! Et cependant ce philosophe épicurien. Voltaire lui-même, a-t-il eu besoin de sentir les atteintes de la nécessité pour créer quatre-vingt onze volumes, lui qui jouissait d’une fortune considérable et qui néanmoins a été l’un des êtres les plus laborieux de ce siècle jusqu’à l’âge de plus de quatre-vingts ans !

« Sans doute l’homme réduit à la condition d’une bête de somme, et contraint de travailler sans relâche avec la certitude de ne jamais recueillir la plus légère portion du fruit de son labeur, refuserait peut-être de se donner tant de peine si la faim ne devenait pas pour lui un stimulant, comme les coups de fouet forcent les victimes de l’avarice espagnole à s’engloutir toutes vivantes dans les mines du Pérou. Mais rétablissez l’équilibre et quelque difficiles que soient les tâches de la société, il se trouvera toujours des gens de bonne volonté pour les remplir. Est-il une profession plus fatigante et qui expose la santé et la vie à plus de dangers que le métier de marin ? Cependant à peine le matelot a-t-il mis pied à terre que sans songer à jouir des profits de ses voyages, il brûle de se rembarquer. Il ne faut pas connaître le cœur humain, il faut nous assimiler à la brute qui s’endort machinalement dès que les besoins de première nécessité sont assouvis, pour supposer que l’homme, à son exemple ne soit mû que par les mêmes appétits ! Eh ! qui ne sait pas que les sensations morales ont sur notre être un empire absolu auquel le sauvage lui-même est soumis, puisqu’il sa montre sensible à la gloire et qu’il compte les plus beaux de ses jours par ses exploits guerriers ? Qui ne sait pas que l’état de civilisation nous plongeant tous, comme Tantale, dans un fleuve de sensations, il en résulte que les jouissances de l’imagination et du cœur rendent absolument secondaires celles qui sont purement animales.

« … Les passions dont notre âme est le siège ressemblent au choc perpétuel des éléments qui, paraissant tendre à la destruction de l’univers, éternise au contraire sa conservation et sert à féconder tous ses germes productifs. Encore une fois, il faut n’avoir jamais réfléchi sur les effets désastreux de la pauvreté pour s’être permis de la présumer nécessaire. »

Non, cette pauvreté funeste, cette pauvreté paralysante qui, bien loin d’exciter les énergies de l’homme, les stupéfie ou les abat, n’est pas une nécessité. Elle est un obstacle au progrès, bien loin d’en être la condition. Et elle n’est pas une suite nécessaire de la nature humaine. Elle est la conséquence d’un ordre social vicieux qui accumule aux mains de quelques-uns les richesses produites par le plus grand nombre. Elle résulte du défaut de puissance et du défaut de sécurité où le manque de propriété réduit la plupart des hommes.

« La mendicité devient une suite immédiate de l’accumulation des fortunes, puisque ceux qui les possèdent n’ont qu’à fermer la main pour réduire sans ressources quiconque n’a que son génie et ses bras. Et certes, quand on dit à un mendiant : Allez travailler, s’il répond : Procurez-moi du travail, quel reproche amer pour nos institutions sociales ! et dans quel embarras doit-il jeter toute âme sensible ! Mirabeau, dont l’astucieuse scélératesse surpasse encore la supériorité des talents, Mirabeau s’est pourtant trompé en avouant par un axiome démagogique, qu’il fallait être ou propriétaire, ou mercenaire ou voleur, car il reste une quatrième manière d’exister, qui est celle de mendier son pain : condition si rapprochée du mercenaire qu’elle devient trop souvent son unique patrimoine. Qu’un ouvrier soit sans travail, qu’un artisan tombe malade, qu’un laquais soit congédié, et voilà autant d’individus qui vont bientôt mourir de faim, s’ils ne se trouvent promptement en état de se procurer de l’emploi. C’est pourquoi, lorsque dans les campagnes on ne s’aperçoit pas du manque d’hôpitaux, ils sont devenus indispensables dans ce qu’on appelle des cités florissantes. Il résulte de cette vérité que les ressources sont cent fois plus circonscrites où réside l’opulence que dans les endroits où siège la médiocrité. L’artisan de luxe, borné à son talent et incapable de remplir toute autre tâche que celle qu’il s’est imposée, devient un être inutile à la société et à charge à lui-même à l’instant que quelque accident personnel ou quelque commotion publique le laissent tout à coup sans occupation. Aussi faut-il le dire à notre honte : la mendicité qui parait avoir été inconnue des anciens, est devenue parmi nous une véritable profession, qui a son jargon, ses règles et ses finesses, et que le père des philosophes français, l’excellent observateur Montaigne a si bien nommée : le métier de la gueuserie. »

À coup sûr Billaud-Varennes s’exagère la sécurité de vie des civilisations anciennes et des périodes purement agricoles. Elles avaient des misères presque infinies et qui, pour être plus dormantes, n’en étaient pas moins profondes. Mais va-t-il nous proposer je ne sais quelle utopie patriarcale ? Va-t-il nous conseiller un retour à la vie champêtre, à la médiocrité des habitudes et des goûts ? Est-ce par une sorte de renoncement universel qu’il remédie au vice de pauvreté ? Mais d’abord Billaud-Varennes aime ce qu’on peut appeler le grand luxe collectif. S’il a dans l’esprit d’austères souvenirs de Sparte, il a gardé aussi dans les yeux la vision grandiose de cette Rome monumentale avec laquelle les hommes du xviiie siècle, par toutes leurs études, étaient familiers.

Il propose, aussi bien pour ajouter à la noblesse de la vie moderne que pour occuper les ouvriers, de vastes et magnifiques travaux publics : que partout la nation et la cité édifient des amphithéâtres et des aqueducs, ouvrent de larges voies triomphales, vraiment dignes d’un peuple-roi. Mais il ne veut même pas atteindre le luxe privé, et contrarier l’essor de la civilisation industrielle et mercantile. Toute réforme violente, opérée brusquement et à contresens du mouvement moderne, ne ferait qu’aggraver la misère qu’elle prétendrait guérir.

« À moins qu’une violente explosion ait tout confondu ou qu’il s’agisse d’organiser une colonie, ce qui, nivelant tous les intérêts, ne laisse prédominer que celui du bien public, le réformateur d’un empire a plus qu’une Constitution à tracer. Il doit la combiner de telle manière qu’elle assure le retour de la félicité générale, sans néanmoins produire un bouleversement subit et convulsif, qui rendrait ses efforts inutiles et compromettrait l’existence de tout le monde, et qui peut-être l’exposerait lui-même à devenir la première victime de sa folie… Ce serait, par exemple, une première erreur que d’avoir recours aux lois somptuaires pour faire disparaître les dangers du luxe. Car cette mesure, sans attaquer le mal à sa racine, se réduit à en effacer momentanément les apparences. Tout règlement prohibitif devient un aiguillon, une amorce qui, doublant le prix de la chose prohibée, accélère la transgression… Et puis la proscription formelle et soudaine des arts qui ne sont pas purement mécaniques, dans un État où le commerce est devenu une branche nécessaire, produit une commotion qui peut tout ruiner, en paralysant d’un seul coup tous les bras employés dans les ateliers, ce qui porterait au dernier terme la misère et le désespoir, quand il faut songer au contraire à restreindre le nombre des malheureux. Tout se tient dans l’ordre politique, et si l’agriculture est la base principale de la prospérité, le commerce devient le premier agent de l’agriculture ; c’est lui qui fait valoir ces manufactures utiles où la laine, le lin, la soie même sont ouvragés. C’est lui qui porte à l’étranger les productions territoriales de toute espèce. C’est lui qui procure les matières premières sur lesquelles l’industrie s’exerce et se perfectionne. C’est lui en un mot qui, facteur de nation à nation, communique par une grande circulation de numéraire, l’activité et l’aisance, et compense chez un peuple nombreux l’inégalité ou le manque de propriété foncière devenue insuffisante pour que chacun en ait une portion convenable.

« Sans doute, il serait mieux, il serait plus décidément favorable qu’une nation pût être purement agricole. Alors l’accroissement des fortunes particulières étant moins facile, leur niveau assurerait davantage le règne de l’égalité et de la liberté. Mais quand une fois tous les peuples sont arrivés à une distance si incommensurable de cette condition primitive, quand chaque empire se trouve entamé et resserré par d’autres peuples commerçants et avancés dans les sciences, dans la politique et dans les arts, quand au sein d’un État il s’est élevé des villes qui ne peuvent subsister qu’à l’aide de l’industrie, ce serait proposer une subversion totale, ce serait vouloir qu’on mît le feu à toutes les cités, ce serait, par conséquent, demander l’impossible et manquer infailliblement son but, que de prétendre faire admettre un système évasif et impraticable. Le tribun Philippe prophétisa la chute certaine de l’empire romain, lorsqu’il annonça au peuple qu’il n’existait pas dans la république deux mille prolétaires. Mais aussi il tendait à en précipiter l’écroulement en demandant, pour prévenir ce malheur, que les terres fussent également partagées entre les citoyens. Les lois agraires dans leur véritable acception pouvaient être accueillies par une nation qui, plongée dans la misère, verrait avec enthousiasme ce qui paraîtrait lui promettre un meilleur sort. Mais dans l’ordre public, politique, c’est une belle chimère, et celui qui les propose ne peut être qu’un fourbe qui cherche à accaparer la faveur du peuple, ou un ignorant qui n’a jamais approfondi les effets de la civilisation. »

Donc, pas d’utopie réactionnaire, et pas de morcellement légal du sol. Mais comment, dans nos sociétés compliquées, essentiellement agricoles, mais marchandes et industrielles aussi, habituées aux raffinements du luxe, aux délicatesses de la vie, comment assurer, non pas un impossible nivellement, mais une suffisante égalité ? Billaud-Varennes propose deux grandes mesures, l’une plus particulièrement applicable à la propriété foncière, l’autre à toutes les formes de la richesse.

« Différentes opérations sont nécessaires pour atteindre ce résultat. La première est de déclarer que nul citoyen ne peut posséder désormais, dans un cercle déterminé par la Constitution, plus d’une quantité fixée d’arpents de terre. »

Cette loi n’aura pas seulement pour effet d’empêcher l’accumulation de la fortune et de l’influence territoriales. Elle assurera une meilleure exploitation du sol :

« Toujours, on distingue au premier coup d’œil le champ du laboureur de celui qu’on nomme le bourgeois, quoique travaillé pourtant par les mêmes bras. Dans les guérets du paysan, c’est une terre plus profondément fouillée. »

Évidemment, Billaud-Varennes est dominé à l’excès par l’idée que la fortune de la France est surtout territoriale : il ne parait pas prévoir l’influence oligarchique que pourront conquérir les capitalistes du commerce et de l’industrie, car pourquoi limiter la propriété foncière et ne pas limiter la propriété mobilière ? Il est vrai que l’essor de la production industrielle, qui suppose dans la société moderne l’accroissement indéfini des capitaux, serait beaucoup plus contrarié par cette limitation que ne le serait la production agricole par la limitation légale des surfaces possédées.

Billaud-Varennes ne voulait pas marquer une limite à l’accroissement total des fortunes, puisque le cultivateur qui aurait réalisé des bénéfices sur son domaine limité pouvait verser ces bénéfices dans des entreprises industrielles que la loi, dans son système, ne bornait pas. Le souvenir de la puissance sociale abusive des propriétaires fonciers d’ancien régime, la peur de livrer la subsistance même du peuple à une oligarchie de grands possédants, déterminaient, sans doute, Billaud-Varennes à soumettre la propriété agricole à un régime spécial. Mais voici que par une autre voie il ramène toute la fortune, mobilière et immobilière, sinon aux lois rigoureuses de l’égalité absolue, du moins à de sages proportions.

C’est par une conception hardie et par un emploi vraiment socialiste de l’héritage que Billaud-Varennes veut prévenir la trop grande inégalité de fortune et assurer à tous les citoyens un minimum de vie et d’indépendance. C’est, je crois, ce qui, en dehors du communisme, a été proposé de plus vigoureux dans le sens égalitaire et social.

« Après avoir attaqué le monopole des propriétés dans la partie des ventes et des acquêts, cette réforme resterait imparfaite si elle n’était pas suivie dans toutes ses ramifications. »

Il faut, en premier lieu, supprimer les abus de la liberté testamentaire, qui permet de favoriser un des héritiers et de maintenir ainsi la concentration des fortunes, que le vœu de la nature aussi bien que l’intérêt de la société tendent, au contraire, à diviser.

« J’ai souvent entendu parler de la représentation à l’infini comme du système qui pourrait le mieux atteindre ce but. »

Qu’on appelle au partage égal tous les héritiers directs et, s’ils sont morts, tous les descendants de ces héritiers substitués au droit initial, et les héritages iront se disséminant. Mais quoi ! on aura réalisé ainsi un peu plus d’égalité entre les membres des familles possédantes ; qu’importe à ceux qui n’ont pas de propriété ? Mais ceux-là (et c’est l’originalité de son système), Billaud-Varennes les appelle à recueillir une part des successions qui s’ouvrent chaque année, par une combinaison originale et profonde. Il suppose, quel que soit le nombre des enfants qui doivent hériter, que ce nombre est de cinq. Si le père ne laisse que trois enfants, le partage se fera comme s’il en avait cinq. Les trois enfants recevront les trois cinquièmes de la succession ; mais le reste sera censé appartenir à deux enfants de familles pauvres.

Ainsi les familles pauvres auront une part de succession dans tous les héritages, quand le nombre des héritiers naturels ne sera pas de cinq et au-dessus. Bien mieux, la part maxima de chacun des héritiers naturels sera fixée à vingt mille francs ou, dans certains cas, à vingt-cinq mille, quelle que soit la fortune du père. Et tout le reste appartiendra à la nation qui en constituera le fonds d’héritage des pauvres.

« Le nombre de cinq attribué à chaque famille n’a donc de rapport qu’à la distribution des héritages, et les pères ne connaîtront même pas les individus étrangers qui auront quelque part à leur succession. Voici l’aperçu de cette opération qui, n’ayant pour but que d’atténuer les grandes fortunes, ne doit porter que sur elles. Qu’on fixe d’abord un maximum pour les enfants des riches, que chaque lot dans l’héritage le plus considérable ne pourra dépasser. Et comme l’accroissement de la population doit coïncider avec le soulagement des pauvres, qu’on accorde une quote-part plus juste aux membres d’une famille excédant le nombre de cinq. Par exemple, pour ceux-ci et au-dessous, le taux peut être de vingt mille livres. Ainsi, un père possesseur de cent mille francs n’a que trois enfants : hé bien ! il reste à sa mort quarante mille livres à partager entre des enfants tirés de la classe des indigents. S’il en a quatre, ce n’est plus que vingt mille francs. Mais lorsqu’avec une fortune plus étendue sa famille surpassera la quantité d’individus déterminée par la loi, dans ce cas le maximum sera de vingt-cinq mille livres, et le surplus restant après chaque portion des enfants prélevée, rentrera dans la masse de la succession nationale. Enfin, à l’égard du citoyen qui mourra sans avoir d’enfants, tous ses biens seront dévolus aux héritiers de la patrie. De cette manière, loin d’enchaîner l’émulation et l’activité, elles se trouvent aiguisées. »

De la sorte, un certain niveau d’égalité s’établira insensiblement dans les fortunes, et un esprit de sage conservation pénétrera dans le peuple lui-même, intéressé au maintien d’un ordre social qui l’assure contre la misère et à la croissance de fortunes dont il aura sa part.

« Le malheureux cessant, à la faveur d’une législation bienfaisante et juste, d’être sacrifié dès le berceau par la disproportion abusive et vexatoire des richesses, sera appelé à partager des biens sur lesquels, en sa qualité de membre du corps social, il a pareillement une main-mise incontestable. D’ailleurs, pour augmenter de plus en plus les effets inappréciables de ce retour au droit naturel et civil, on réduirait, pour l’héritier national, sa portion à la somme dont il a strictement besoin pour se mettre en mesure de s’occuper utilement. Ce n’est pas une fortune qu’il faut d’emblée à celui qui commence, puisque dans cette hypothèse, au lieu d’enflammer son zèle, on provoquerait sa paresse, c’est-à-dire sa perversion. Mais ce sont les avances indispensables pour commencer l’exercice d’une profession et mille écus donneraient une multiplicité de lots qui, étendant à l’infini la division des fortunes, restitueraient au travail, aux vertus, à la félicité, une foule de nécessiteux qui ne languissent dans l’oisiveté, dans le vice et dans la paresse, que faute d’avoir eu dès le principe de quoi faire valoir leurs talents paralysés ; tout cela est compris dans le mot d’un financier. « Ce n’est pas ni cent mille écus ni un million qui sont difficiles à gagner, mais la première somme de cent pistoles. »

Ayant ainsi exposé son système, Billaud-Varennes s’indigne contre ceux qui, au nom de la propriété et de son droit, s’opposeraient précisément à son extension.

« Quoi ! c’est la partie laborieuse du peuple qui gémit toute sa vie dans le dénûment ! Ce sont les bras à qui l’on doit toutes les productions de la terre, de l’industrie, qui se laissent arracher le nécessaire ! Un cri s’est fait entendre : « Guerre aux châteaux ! Paix aux chaumières ! » Ajoutons-y la consécration de cette règle fondamentale : Point de citoyen dispensé de se pourvoir d’une profession ! Point de citoyen dans l’impossibilité de s’assurer un métier ! Et dès ce moment une activité universelle va soustraire l’homme à toutes les calamités qui le persécutent et lui restituer sa première et véritable condition : celle de gagner sa vie à la sueur de son front.

« Vous qui parlez sans cesse du droit de possession, répondez : en est-il une plus sacrée que celle qui réside dans la faculté obligatoire de travailler ? Comment se fait-il donc que celui qui se donne le plus de mal se trouve être le plus misérable ? Ôter à l’homme tous les moyens de s’occuper, n’est-ce pas lui ravir cette même propriété ? Locke a dit : « C’est le travail qui constitue la propriété. » Cette pensée n’est juste qu’autant que la possession elle-même est réellement le fruit du travail.

ÉGALITÉ.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Mais, dans nos mœurs et d’après nos coutumes iniques et abusives, il n’est point de principe plus contraire aux faits existants que celui-là. Car ce sont positivement ceux qui travaillent le moins qui se trouvent saisis de toutes les richesses.

« Si le droit de propriété est inviolable, ce principe doit avoir son application au profit de tous les êtres qui composent la nation, et c’est arguer de prétentions mon moins illégitimes qu’entachées de mauvaise foi, que de vouloir retenir exclusivement la masse des possessions dans la main d’une minorité au détriment de l’ensemble. »

Billaud-Varennes formule donc pour tous les hommes le droit à la vie, le droit au travail, le droit à la propriété par une participation légale à la succession nationale ». S’il n’y avait toujours quelque chose de factice à appliquer à une période de l’évolution intellectuelle et sociale des termes qui n’ont apparu que plus tard, je dirais que le système de Billaud-Varennes est une sorte de collectivisme individualiste. C’est du collectivisme en ce sens que la nation constitue un grand fonds collectif sur lequel tous les travailleurs ont une « main-mise », une hypothèque permanente. Ou plutôt les travailleurs, les pauvres, ceux qui n’ont « d’autre propriété que leur génie ou leurs bras », ont une hypothèque permanente sur toute la fortune nationale. Ce n’est, il est vrai, qu’une seconde hypothèque, puisque les enfants, héritiers naturels des possédants, recevront d’abord une portion définie par la loi. Mais il est sûr que dans un très grand nombre de cas les non-possédants viennent en partage des successions ouvertes. La fiction par laquelle chaque chef de famille est supposé avoir cinq enfants n’individualise pas le droit collectif de la classe ouvrière : ce n’est pas tel ou tel enfant déterminé des familles pauvres qui est investi d’un droit particulier sur un héritage particulier ; c’est la totalité des familles pauvres qui, en vertu d’une adoption sociale impersonnelle, entre en possession d’une part d’héritage ; c’est une « succession nationale » qui est ouverte.

C’est là évidemment une conception collectiviste. On peut même dire, en un sens détourné, que la nation, dans le système de Billaud-Varennes, est propriétaire des moyens de production, puisque ce fonds collectif de la succession nationale est employé à donner aux pauvres les avances nécessaires à leur établissement agricole ou industriel. Mais ce collectivisme est individualiste, parce que le mode d’exploitation et de production reste individuel, parce que Billaud-Varennes ne conçoit la société que comme l’agglomération de nombreux petits domaines, de nombreux petits ateliers. Il laisse subsister la concurrence, le travail parcellaire. Il ne paraît même pas avoir l’idée de la grande exploitation communiste et de la grande propriété commune qui en serait la base et le moyen.

Et je dirai de son système qu’il est le suprême effort du socialisme avant qu’il se transforme en communisme. C’est la plus curieuse synthèse que je connaisse de la tendance égalitaire et socialiste et d’un ordre social individualiste et morcelé. Au demeurant, il prépare l’absorption presque complète de l’héritage au profit de la collectivité ; et c’est une vue qui se prolongera dans tous les systèmes vraiment socialistes, dans le saint-simonisme et jusque dans le marxisme : celui-ci, sans doute, allant au fond même des choses, et déduisant les conséquences sociales extrêmes d’une évolution économique à peine ébauchée en 1793, organise surtout le collectivisme de la production. En soi, la question de l’héritage lui paraît secondaire, et elle l’est en effet le jour où tous les moyens de production constituent le patrimoine permanent, l’héritage indivisible et indéfectible de tous les producteurs.

Mais quand le marxisme consent à chercher le moyen de transition et d’application, quand il se demande comment la propriété capitaliste sera transformée en propriété sociale, il est amené à prévoir (avec Vandervelde, avec Kautsky, par exemple) qu’il sera sage d’indemniser les détenteurs actuels, et que c’est un impôt vigoureusement progressif sur l’héritage qui fournira les fonds de cette indemnité. Qu’est-ce autre chose que demander à l’héritage nationalisé ou, comme disait Billaud-Varennes, à la succession nationale, le moyen de fournir à tous les travailleurs leur instrument de travail ? La seule différence, et elle est de forme plus que de fond, c’est que Billaud-Varennes remettait cet instrument à titre individuel et que le marxisme évolutionniste de Vandervelde et de Kautsky le remet à l’ensemble des travailleurs sous forme collective.

Les pensées d’un homme comme Billaud-Varennes et des démocrates révolutionnaires extrêmes qui n’allaient pas jusqu’au communisme mais qui en ouvraient les accès, forment une sorte de trésor ambigu où peuvent puiser également les vrais radicaux et les socialistes. C’est par ces communications historiques et juridiques, c’est par ces galeries dont la Révolution est le nœud que le radicalisme extrême et le socialisme peuvent parfois se rejoindre.

Il y aurait témérité à s’exagérer la valeur de cette tradition à demi commune. Il y aurait aussi un vrai gaspillage de force historique à la méconnaître. Notez bien que la pensée de Billaud-Varennes dépasse sensiblement le niveau de la pensée révolutionnaire en 1793.

Lorsque je recueille les idées les plus hardies de la démocratie de 1793, lorsque je rapproche en une sorte de tableau le communisme de l’éducation de Lepelletier, le communisme des subsistances d’Harmand, le communisme de l’héritage de Billaud-Varennes, je m’exposerais à éblouir le lecteur si je ne lui rappelais sans cesse que je groupe les formules extrêmes. Mais si ces hommes étaient, en quelque façon, des isolés, s’ils allaient un peu au delà de leur temps, ils n’étaient pas des excentriques.

Lepelletier, je l’ai dit, réussit presque, par Robespierre, à imposer son système à la Convention. La doctrine d’Harmand prit corps dans la législation du maximum. Et Billaud-Varennes exerça sur les Jacobins, sur la Convention, sur le Comité de salut public une action si profonde qu’assurément ses conceptions sociales n’avaient pas créé une sorte de divorce entre la Révolution et lui.

Toutes ces idées ne sont pas des semences égarées, jetées au hasard des vents par la fantaisie passagère de la Révolution surexcitée : ce sont des germes qui lentement mûriront et évolueront en formes parfois imprévues dans le tréfond de la démocratie révolutionnaire pénétrée peu à peu de socialisme.

Plus excentrique, plus extérieure à la Révolution semble la haute pensée d’Anacharsis Clootz. C’est au milieu des rires ironiques et des interruptions de la Convention qu’il lut, à la séance du 26 avril, son fameux manifeste sur la souveraineté une indivisible du genre humain, sur l’organisation politique unitaire de toute la planète. Ce n’est pas que la Convention y répugnât essentiellement. Elle ne concevait les nations libres que comme des organes d’une même humanité. Mais les vues de Clootz, qui proposait la fusion de tous les peuples en une seule république humaine, en une seule nation dont les nations présentes ne seraient plus que des sections, « des départements », étaient si lointaines qu’elles semblaient un jeu d’esprit à la plupart des Conventionnels.

De plus, à l’heure où la France révolutionnaire luttait si glorieusement mais si péniblement contre presque toute l’Europe et contre les préjugés des peuples autant que contre la haine des rois, cette sorte de nationalisme humain pouvait paraître à quelques-uns une diversion, ou même un affaiblissement vital du nationalisme révolutionnaire français.

J’imagine que si Clootz fut, dans l’automne de 1793, président des Jacobins, ce fut plutôt à cause de sa passion antireligieuse qui lui valait la faveur de l’hébertisme alors puissant qu’à cause de ses plans d’unité humaine. Mais ici encore, j’ai le droit de penser qu’il aurait été exclu de la présidence des Jacobins si ses idées avaient scandalisé profondément la Révolution. Au fond elles n’étaient que la formule extrême de la théorie de la propagande révolutionnaire.

S’il était du devoir de la France libre de lutter pour la libération de tous les peuples opprimés par des nobles et des rois, qui ne voit que l’univers humain, ainsi délivré de l’oppression par une seule force, la Révolution, se serait rallié à cette force comme à son centre vital et politique et qu’il aurait organisé la Fédération unitaire des nations libres ?

On peut dire (si peu girondin que fût Clootz) que la Gironde, qui avait un moment étreint le monde dans son espérance, reconnaissait en lui un des siens quand Rabaut Saint-Étienne écrivait :

« Il a paru en France un de ces hommes qui savent s’élancer du présent dans l’avenir : il a annoncé que le temps viendrait où tous les peuples n’en feraient qu’un, et où les haines nationales finiraient ; il a prédit la république des hommes et la nation unique ; il s’est fièrement appelé l’orateur du genre humain, et a dit que tous les peuples de la terre étaient ses commettants ; il a prévu que la Déclaration des Droits, passée d’Amérique en France, serait un jour la théologie sociale des hommes et la morale des familles humaines, vulgairement appelées nations. Il était Prussien et noble, et il s’est fait homme. Quelques-uns lui ont dit qu’il était un visionnaire, il a répondu par ces paroles d’un écrivain philosophe : « On ferait un volume des fausses maximes accréditées dans le monde ; on y vit sur un petit fonds de principes dont fort peu de gens se sont avisés de reculer les bornes. Quelqu’un ose-t-il prendre l’essor et voir au delà ; il effraie, c’est un esprit dangereux ; c’en est tout au moins un bizarre. »

Sur quoi Clootz fondait-il l’espérance de cette unité humaine qu’il annonçait pour un avenir très prochain et qu’il voulait prévoir et organiser d’avance dans un plan général de Constitution applicable à tous les peuples réconciliés ? Sur trois idées essentielles. D’abord les Droits de l’Homme, ayant un caractère universel, ont nécessairement des effets universels et une application universelle ; bien mieux, leur application n’est complète en un point du monde que si elle s’étend au monde entier ; car les précautions que la liberté isolée d’une patrie étroite est obligée de prendre contre la servitude menaçante et envahissante des autres patries pèsent sur la liberté de la première. En second lieu, la nature physique du globe n’offre pas plus d’obstacles infranchissables que la nature humaine n’offre de différences irréductibles ; la nature physique a, comme la nature morale, un caractère d’homogénéité, de continuité, de pénétrabilité qui permet l’échange perpétuel des produits comme la communication incessante des idées et le mouvant équilibre de volontés égales. La diversité des climats et des productions ne s’oppose pas plus à l’unité économique du monde humain qu’à son unité politique.

Enfin, la négation systématique du Dieu transcendant et des formes multiples et contradictoires où ce Dieu se déguise selon les religions, complétera l’unité humaine en abolissant les superstitions ennemies qui s’élèvent comme des barrières ensanglantées entre les nations et les races. Les religions séparent : l’athéisme, négation fondamentale des religions, réunira. Ou si les hommes éprouvent le besoin de coordonner leurs affections dispersées et leurs pensées multiples en un acte unique de haute intelligence et d’adoration, s’il leur plaît de se représenter le Tout et de l’appeler Dieu, le Dieu qu’ils adoreront sera la Nature immense, qui affirme sa continuité par le déroulement infini du temps et de l’espace, qui affirme son unité par la correspondance et l’action réciproque de toutes ses forces ; et dans cette unité de la nature ils adoreront une unité plus immédiate, l’humanité une, le Peuple-Dieu.

Ainsi transformée et identifiée à son véritable objet, qui est la Nature immense, éternelle et une, la religion elle-même deviendra une puissance d’unité ; et l’unité humaine sera fondée sur une triple base juridique, économique et religieuse : universalité du droit, universalité de l’échange, universalité de la croyance ; une sorte de panthéisme juridique, moral et cosmique enveloppera dans son unité les libres diversités humaines.

Voilà le thème magnifique que Clootz développe à la tribune de la Convention avec une force et une richesse de pensée admirables, où Rousseau et Adam Smith, Diderot et Humbolt, Helvétius et Spinosa semblent contribuer, et avec d’étonnantes ressources de langage :

« L’individu ne saurait être libre tout seul ; un petit nombre d’individus ne sauraient rester libres longtemps. Nous ne sommes pas libres si des barrières étrangères nous arrêtent à dix ou vingt lieues de notre manoir, si notre sûreté est compromise par des invasions, si notre repos est troublé, notre revenu grevé par des forces militaires, si notre commerce est interrompu par des hostilités, si notre industrie est renfermée dans le cercle étroit de tel ou tel pays. Nous ne sommes pas libres si un seul obstacle moral arrête notre marche physique sur un seul point du globe. Les Droits de l’Homme s’étendent sur la totalité des hommes. Une corporation qui se dit souveraine blesse grièvement l’humanité, elle est en pleine révolte contre le bon sens et le bonheur ; elle coupe les canaux de la prospérité universelle ; sa Constitution manquant par la base sera contradictoire, journalière et chancelante. De ces données incontestables résulte nécessairement la souveraineté solidaire, indivisible, du genre humain ; car nous voulons la liberté plénière, intacte, irrésistible, nous ne voulons pas d’autre maître que l’expression de la volonté générale, absolue, suprême. Or, si je rencontre sur la terre une volonté particulière qui croise l’instinct universel, je m’y oppose ; cette résistance est un état de guerre et de servitude dont le genre humain, l’être suprême, fera justice tôt ou tard.

« Les attributs d’une divinité fantastique appartiennent réellement à la divinité politique. J’ai dit, et je le répète, que le genre humain est Dieu et que les aristocrates sont des athées. C’est le genre humain régénéré que j’avais en vue, lorsque j’ai parlé du Peuple-Dieu dont la France est le berceau et le point de ralliement. La souveraineté réside essentiellement dans le genre humain entier ; elle est une, indivisible, imprescriptible, immuable, inaliénable, impérissable, illimitée, absolue, sans borne et toute puissante ; par conséquent deux peuples ne sauraient être souverains, car en se réunissant, il ne reste plus qu’un seul souverain indivisible ; donc, aucune réunion partielle, nul individu ne peut s’attribuer la souveraineté…

« Règle générale, partout où vous trouverez des lois qui blessent les Droits de l’Homme, des lois accidentelles qui contrarient les lois éternelles, partout où vous verrez les ports et les havres fermés à notre commerce, ainsi que les chemins et les canaux prohibés, luttez contre l’erreur si c’est un pays libre, contre le tyran si c’est un pays despotique, contre les aristocrates si c’est un pays oligarchique… Une portion du genre humain ne saurait s’isoler sans être rebelle et le privilège dont elle se targue est un crime de lèse-démocratie… Une fraction de la grande famille ne saurait s’emparer de la faculté souveraine, de la faculté de vouloir absolument, irrésistiblement, sans un démenti formel au genre humain. La souveraineté d’une république de Raguse est aussi dérisoire que celle d’un roi Louis-Capet. Deux hommes ou deux peuples isolés sur la terre pourront se croire souverains ; mais au moment du contact, au premier signal des Droits de l’Homme, il n’y a plus qu’une volonté absolue dans le monde… Détrônons les fractions sociales.

« Mon aversion pour le morcellement du monde provient d’un problème dont la solution m’appartient. Je me suis demandé pourquoi les Italiens de Gênes et de Venise s’armaient et se battaient pour la moindre altercation, pendant que les Français de Marseille et de Bordeaux accommodaient leurs différends par une simple procédure. N’est-il pas évident que l’ignorance de la volonté universelle est la cause immédiate de toutes les guerres ? Deux familles indépendantes de la loi commune en viendront nécessairement aux mains pour la lisière d’un champ, le lit d’un ruisseau, la plantation d’un arbre, la construction d’un mur. Chacun étant juge et partie, il faut se battre à outrance malgré les inclinations les plus pacifiques. Le droit du plus fort, le droit de conquête, les commotions hostiles sont les conséquences funestes de l’oubli des Droits de l’Homme.

« … Une opinion trop généralement répandue en France, c’est de placer de petites républiques entre nous et les tyrans, pour éviter les horreurs de la guerre. Cette opinion tient aux vieilles idées aristocratiques de l’influence et de la protection ; c’est-à-dire que nous permettrons à ces républiques de faire tout ce qu’il nous convient ; malheur à elles si leur industrie contrarie la nôtre : nous serons jaloux de leur commerce, de leurs manufactures, de leurs pêcheries.

« Nos barrières les cerneront, la contrebande provoquera des rixes, nous aurons de part et d’autre des commis, des soldats, des citadelles, des camps, des garnisons, des escadres. Mais, dira-t-on, nos voisins libres auront pour nous un amour inaltérable : ils exerceront lucrativement leur industrie, en se reposant, pour leur défense, sur nos armes et nos forteresses et nos trésors. C’est-à-dire que leur industrie tuera la nôtre, car la main-d’œuvre ne sera pas chère dans un pays dont la dépense publique retombera en grande partie sur nous. Il faudra donc recourir au système prohibitif à moins de faire payer un tribut direct à nos chers et aimés voisins ; or, un peuple tributaire n’est pas libre. Il est donc démontré que ces républiques seraient moins libres que nos départements. Et notre bonheur matériel en souffrirait d’autant plus que les tyrans, les aristocrates se mêleraient de nos querelles, en appuyant, comme de raison, le plus faible contre le plus fort. Le commerce est la principale cause des dissensions humaines ; or, les républiques sont plus commerçantes que les royaumes. N’ayons pas de voisins si nous ne voulons pas avoir d’ennemis. Ennemi et voisin sont termes synonymes dans les langues anciennes. Un peuple est aristocrate à l’égard d’un autre peuple : les peuples sont nécessairement méchants, le genre humain est essentiellement bon, car son égoïsme despotique n’est en opposition avec aucun égoïsme étranger. La république du genre humain n’aura jamais dispute avec personne, car il n’y a point de pont de communication entre les planètes. (Rires).

« Ducos. — Je demande la réunion de la lune à la terre.

« Anacharsis Clootz. — Oui, la république du genre humain n’aura jamais de guerre avec personne, car il n’y a point de pont de communication entre la terre et les planètes (Nouveaux rires).

« Ducos. — Rappelez à l’ordre ce fédéraliste. (Rires.)

« Anacharsis Clootz. — Rome et Albe, Gênes et Pise, Bologne et Modène, Florence et Sienne, Venise et Trieste, Marseille et Nice, Metz et Nancy, Amsterdam et Anvers, se portaient une haine dont les historiens et les poètes nous ont transmis les relations lamentables. J’ai observé dans mes longs voyages, que chaque ville donne des sobriquets odieux ou ridicules aux villes voisines ; cet acharnement se fait aussi remarquer dans les campagnes ; et si vous voyez deux ou trois personnes assises devant la porte de leur maison, vous pouvez parier que la conversation n’est pas au profit du voisin. Voulons-nous rétablir la paix sur notre continent ? Faisons pour l’Europe ce que nous avons fait pour la France. Éclairons les hommes, délivrons-les de leurs erreurs ; et la haine naturelle entre voisins se changera en amour pour la loi commune qui, toujours impassible, ne fléchira pas sous la fougue des passions locales… Consultez tous les aristocrates de l’univers ; consultez les marchands privilégiés ; consultez les pirates et les contrebandiers ; consultez les transfuges criminels ; consultez les ambitieux patelins qui veulent multiplier les fonctions pour jouer un rôle avec le manteau d’un bourgmestre, avec les cartons d’un secrétaire d’État, avec le diplôme d’un ambassadeur, avec l’épée d’un général ; consultez les hommes qui méconnaissent les intérêts du peuple, ils vous détourneront du nivellement départemental ; ils vous conseilleront le pernicieux système du poly-républicanisme. Un département n’est pas sous la dépendance d’un autre département, mais une petite république sera plus ou moins sous la protection d’une grande république ; or, voilà un germe d’aristocratie dont les développements coûteront cher aux protecteurs et aux protégés.

« Tout se nivelle, tout se simplifie, toutes les barrières tombent, et l’immense attirail qui gêne l’action du gouvernement disparaît avec les fédérations nationales. Supposons un instant que la France fût une île inconnue au reste du monde ; son gouvernement délivré des inquiétudes vicinales, serait d’une simplicité admirable. La législature deviendrait moins nombreuse, et le Comité exécutif aurait des vacances. Eh ! bien, le globe que nous habitons est une île médiocre qui flotte autour du soleil. Calculez d’avance le bonheur dont jouiront les citoyens lorsque l’avarice du négoce et les jalousies du voisinage seront contenues par la loi universelle, lorsque les ambitions inciviques seront éclipsées par la majesté du genre humain…

« Oui, citoyens, l’univers sera un jour aussi jaloux de l’unité du genre humain que vous l’êtes maintenant de l’unité de la France.

Étendard du bataillon des Gardes Nationaux (ancien district des Feuillans).
(D’après un document appartenant à M. Poilpot)


« … La nature a donné à tel pays du vin, à tel autre du blé ; un pays occupe le haut d’un fleuve ; un autre en occupe les bouches. Tout se détériore en élevant un mur entre le pays de la vigne et le pays du blé, entre la montagne des sources et la plaine des embouchures, entre les pressoirs de l’huile et les mamelles de la génisse. Par exemple, les pacages de la Hollande et les guérets de la Beauce, et les graves de Bordeaux et les coteaux de la Provence ne sauraient s’isoler sans se faire un tort mutuel ; et comme toutes les rivières, les fleuves et les mers communiquent ensemble naturellement c’est à nous de multiplier ces communications par des chemins et des canaux et non pas de les interrompre par des constitutions, des frontières, des forteresses, des escadres. Imitons la nature si nous voulons être ses heureux enfants… Les prétendues barrières naturelles qui s’opposent à cette union désirable sont des barrières aussi fragiles que factices. Les Alpes et les Pyrénées, le Rhin et l’Océan, dans les siècles ténébreux n’ont pas été des barrières pour les Carthaginois et les Romains, pour les Grecs et les Scythes, pour les Celtes et les Normands ; et on nous répétera un adage que nos possessions dans les deux Indes réfutent tout aussi victorieusement que des armées d’Annibal et de César, de Charlemagne et de Charles-Quint. Nous recevons chaque jour sur la Seine qui coule dans le centre des climats, à égale distance du pôle et de la ligne, nous recevons, dis-je, des courriers et des avisos de Rome et de Dublin, de Lisbonne et de Pétersbourg, de Boston et de Batavia ; et l’on nous parle encore des barrières naturelles de la France !

« Nous voyons à Paris, à Londres, à Madrid, à Amsterdam plaider la cause d’un Persan, d’un Chinois, d’un Indien, d’un Péruvien, d’un Turc, d’un Cafre, d’un Arménien. On discute en Europe les intérêts des habitants des antipodes et l’on doutera si une assemblée représentative des deux hémisphères peut exister pour le bonheur permanent de l’humanité !Je ne connais de barrière naturelle qu’entre la terre et le firmament. »

Oui, et que l’évanouissement de la grande superstition de Dieu qui se brisait en superstitions discordantes et ennemies, laisse apparaître l’unité de la nature humaine, l’unité de la science et de la raison.

« Les réformateurs indiens, chinois, égyptiens, hébreux et chrétiens se sont étrangement abusés en prêchant les prétendus droits de Dieu. Ils ont dit que nous étions égaux devant Dieu et que la fraternité universelle découlait de la fraternité céleste. Cette erreur grave engendra le plus affreux despotisme sacerdotal et royal. Les chaînes s’appesantirent sous la main d’une foule de pères en Dieu qui furent sacrés, mitrés, couronnés au nom du Père Éternel. On ôta la souveraineté au genre humain pour en revêtir un prétendu souverain dans le ciel, dont les représentants sur terre étaient des rois, des empereurs, des papes, des lamas, des bonzes, des bramines et tant d’autres officiers ecclésiastiques et civils. L’erreur enfante des millions d’erreurs pendant que la vérité n’enfante que la vérité unique. De là l’harmonie d’une assemblée nationale universelle ; de là les schismes, les hostilités, les anathèmes des saints conciles œcuméniques. La raison qui guide les géomètres dans une seule et même route, malgré la distance des lieux, des temps, des langues et des coutumes, dirigera tous les hommes vers un centre commun lorsque la représentation nationale sera ôtée aux puissances célestes, aux oints du Seigneur, lorsque le genre humain sera réintégré dans ses droits imprescriptibles.

« Les différentes espèces d’aristocratie sont des émanations d’une divinité imaginaire. J’ai prouvé dans différents écrits que Dieu n’existe point. Les hommes qui admettent cette chimère doivent se tromper non moins lourdement sur beaucoup d’autres objets ; et, à défaut de jugement, cette maladie morale est déplorable. Cela donne la clef de toutes les duperies dont les charlatans affligent l’humanité. Celui qui admet un Dieu raisonne mal, et ce mauvais raisonnement en produit d’autres. Ne soyez pas l’esclave du ciel si vous voulez être libre sur la terre. Il faut à la République de bons raisonneurs. Tel homme est feuillant par le même défaut mental qui le rend théiste. Je défie que vous connaissiez bien la nature de la sans-culotterie si vous admettez une nature divine ou plastique. Quiconque a la débilité de croire en Dieu ne saurait avoir la sagacité de connaître le genre humain, le souverain unique. Prenez les hommes un à un, vous gémirez sur leur ineptie ; prenez-les en masse et vous admirerez le génie de la nature. Nous sommes étonnés chaque jour des prodiges du peuple libre ; c’est que le peuple, la collection des individus, en sait plus qu’aucun individu en particulier, et quand ce peuple sera composé de la totalité des humains, on verra des prodiges bien plus étonnants. Les têtes faibles qui voudront un dieu en trouveront sur la terre, sans aller chercher je ne sais quel souverain à travers les nuages. Les croyants disent que le monde ne s’est pas fait lui-même et certainement ils ont raison ; mais Dieu non plus ne s’est pas fait lui-même, et vous n’en conclurez pas qu’il existe un être plus ancien que Dieu. Cette progression nous mènerait à la tortue des Indiens. La question sur l’existence de Dieu (Theos) est mal posée, car il faut savoir préalablement si le monde (cosmos) est un ouvrage. Demandez donc la question préalable, et vous passerez à l’ordre du jour dans le silence de vos adversaires stupéfaits.

« La comparaison de l’horloge et de l’horloger dont les théomanes éblouissent les simples, est un tour de gibecière morale que la réflexion peut apprécier à sa juste valeur. Voilà une montre, un palais, un obélisque, je ne vois rien de semblable dans le règne animal, ou végétal, ou minéral. Je ne retrouve pas ici les lois de la génération et de la végétation ; et, à défaut de la nature, j’ai recours à l’art, à la main de l’homme, pour expliquer l’existence de la montre, du palais et de l’obélisque. Je sais qu’un tableau, un poème, une tragédie ne croissent pas comme des champignons ; je sais que le peintre et le poète qui copient la nature agissent différemment que l’homme qui fait un enfant ; mais cette différence ne me fera pas adopter une similitude entre l’architecte de ma maison et le prétendu architecte de la nature. Évitons le cercle vicieux. Nous avons la manie des comparaisons ; cette manie a donné lieu à la chimère divine, comme si la nature, source féconde de toute comparaison, pouvait être comparée. Mais la nature est aveugle, comment peut-elle produire des êtres clairvoyants ? Cette objection tombe d’elle-même, car la nature ne produit rien ; tout ce qui la compose existe éternellement ; ce que nous appelons vulgairement l’enfant de la nature est aussi vieux que sa mère. N’allons pas expliquer l’existence d’une nature incommensurable par l’existence d’une autre nature incommensurable. Vous cherchez l’Éternel hors du monde, et je le trouve dans le monde. Je me contente du cosmos incompréhensible, et vous voulez doubler la difficulté par un Theos incompréhensible… »

Et Clootz, en note de son discours, rappelle ce qu’il a dit de l’âme dans son Testament philosophique :

« Notre âme est une chimère aussi ridicule que le fantôme appelé Dieu… Un brin d’herbe a beaucoup de rapport avec l’homme le mieux organisé. Ensevelissez-moi sous la verte pelouse pour que je renaisse par la végétation ; métempsycose admirable dont les mystères ne seront jamais révoqués en doute. Mais je n’aurai pas le souvenir de mon existence première ; et que m’importe pourvu que j’existe agréablement ! Il ne s’agit pas ici de récompenses ou de peines théologiques ; je consulte la nature qui me dit de mépriser la théologie. La nature est une bonne mère qui se plaît à voir naître et renaître ses enfants sous des combinaisons différentes. Un profond sommeil ne laisse pas que d’avoir son mérite. »

Or, pendant que Clootz développait toute sa conception (athée ou panthéiste), pendant qu’il produisait l’unité humaine de l’unité cosmique, la Convention ou s’étonnait ou protestait en riant. Les railleries, les rappels à la question abondèrent. Que nous veut ce rêveur qui crée une République universelle, une République planétaire, à l’heure où l’étroite République française est en péril, et risque de sombrer dans le chaos humain ? Est-ce cette métaphysique que les soldats emporteront à la frontière menacée ? Les hommes du xviiie siècle étaient habitués aux larges horizons ; et, par Fontenelle, par Newton, par Voltaire, par Buffon et Diderot, ils s’étaient familiarisés avec le vaste univers. Ce fut pourtant une surprise pour eux et presque un scandale quand Clootz, devant la grande assemblée qui portait en elle le pesant orage de la terre, marqua le point de vue sidéral et hautain d’où la diversité des peuples et des races se fondait pour le regard en une continuité humaine doucement nuancée. Hautain ? Non ; ce n’est pas en curieux, ce n’est pas en observateur détaché et lointain que Clootz regarde les hommes et les nations : il s’éloigne et s’élève juste assez pour mieux voir leur unité. Mais la Convention ne voulut pas dissiper sa pensée, son regard, ses efforts dans le vaste horizon cosmique. Elle ne voulut même pas les répandre sur toute la surface planétaire : elle préservait le champ de France, les sillons tourmentés où germaient les espérances prochaines et, au-dessus de ce champ étroit et sacré, elle voyait luire la rouge étoile de Mars. Pourtant, ce grand visionnaire de Clootz n’était pas un rêveur. Il voyait plus loin que la réalité présente, mais dans le sens du mouvement humain. Dans son anticipation d’un monde où le libre échange universel unifiera et harmonisera tous les intérêts, il prélude au vaste optimisme des économistes. Mais il a une vue plus réaliste et plus complète, et sa pensée est moins abstraite que la leur. Elle est plus complète aussi et plus riche que la pensée de la Révolution.

Les économistes ont cru que du libre échange des produits résulterait peu à peu l’harmonie des États, et que la paix politique serait l’effet des communications économiques. Ils n’ont pas assez vu que chaque État restait comme une force d’égoïsme et de répulsion. Ils n’ont pas pressenti que les États constitués, clos, antagonistes, seraient utilisés comme des instruments de combat et comme des moyens de primauté par les intérêts économiques. Les producteurs et les commerçants de chaque nation veulent bien entrer en communication avec le reste du monde pour le conquérir à leurs produits ; mais ils veulent aussi opposer leur nation au reste du monde pour qu’elle assure de sa primauté politique leur primauté économique.

Clootz n’a pas été dupe de cette aveugle espérance. Il a compris que tant qu’il y aurait des États politiques distincts, ils deviendraient des outils aux mains de ceux qui livraient le combat économique. Cet homme qualifié d’utopiste n’a pas abondé dans l’optimisme abstrait et décevant des économistes. De même, quand la Révolution paraît croire, par une illusion insensée, que l’harmonie des principes politiques entre les peuples suffira à établir la paix, Clootz proteste. Il rappelle que la communauté des institutions libres n’empêche pas la guerre des intérêts. Quand le monde ne serait composé que de républiques, ces républiques, animées au commerce par le génie même de la liberté, se disputeront l’univers. Il n’est pas vrai de dire avec les économistes que le libre échange des produits fera tomber les antagonismes nationaux. Il n’est pas vrai de dire avec les révolutionnaires que la propagande de la liberté fera tomber les antagonismes économiques. Il y a là deux aspects liés et inséparables de la guerre. Et l’harmonie ne sera vraiment instituée que quand la libre communication des produits et l’exercice politique de la liberté se produiront à l’intérieur d’un seul État, d’un État unique enveloppant toutes les activités humaines. J’ose dire que Clootz a admirablement posé le problème ; j’ose dire que l’histoire dont le travail infiniment complexe paraît convenir si peu au schéma simple de Clootz, se meut en ce sens : par la diffusion de la démocratie, par le réseau croissant des conventions internationales et par l’action unifiante d’une force politique croissante qui est le prolétariat universel, elle tend à constituer, en effet, sous l’apparente diversité des nations et sous la violence persistante des antagonismes, l’État unique, l’État humain, expression de la civilisation générale. Mais le vice du système de Clootz, c’est qu’il posait le problème bien plus qu’il ne le résolvait. La vraie difficulté n’était pas de marquer le terme idéal de l’évolution humaine, c’était de marquer les grandes étapes prochaines. Or, il a sauté par-dessus toute une période où nous nous débattons encore. Il n’a pas pressenti que c’est d’abord sous la forme « nationaliste » que l’humanité préparerait la définitive unité économique et politique.

Entre l’assujettissement monarchique et féodal et la liberté absolue de la démocratie humaine, les démocraties nationales à demi rivales, à demi fraternelles ont été une transition nécessaire. On ne pouvait passer d’emblée de l’infini morcellement féodal à la centralité humaine : les nations ont été et elles sont encore de nécessaires foyers multiples où s’élabore l’unité. Quand Clootz oppose à la concorde forcée de Marseille et de Bordeaux, que règlent les lois d’un même pays, les rivalités et les guerres de Gênes et de Venise, sa conclusion immédiate devrait être : l’unité italienne doit se constituer sur le modèle de l’unité française. Mais il franchit ce stade intermédiaire et c’est dans l’ample sein de l’unité humaine qu’il concilie Venise et Gênes. Il constitue l’humanité avant de constituer l’Italie, et on ne sait plus quelles prises il aura sur l’énorme matière humaine dispersée et incohérente. Il manque à son panthéisme l’idée d’évolution : la nature ne produit pas, elle révèle seulement sous les formes du temps des existences éternelles. De même, il méconnaît dans le monde humain la loi de l’évolution historique ; et il suppose réalisé d’emblée le plan auquel devront travailler obscurément bien des générations. Il est conduit ainsi à proscrire les types sociaux de transition, les arrangements humains qui préparent l’unité sans l’accomplir. Il déteste la forme de fédération des États-Unis d’Amérique, et il est vrai qu’à l’époque de Clootz cette fédération n’avait qu’un lien très lâche. Il a eu raison de discerner tout ce qu’elle recouvrait d’antagonismes, tous les germes de guerre civile qu’elle portait. Mais il n’a pas assez vu aussi qu’elle était l’humble et nécessaire degré par où l’antagonisme politique et économique d’États multiples s’acheminait à une centralité plus haute, à une plus harmonieuse unité. Et quel progrès immense ce serait d’instituer, entre les divers États du monde, des liens analogues à ces liens fédéraux ! Le nationalisme fragmentaire, le nationalisme national ne s’élargira pas d’emblée en nationalisme humain : il passera par des formes d’« internationalisme » et une de ces formes sera la fédération des États.

Clootz ne se représente pas la vie de l’humanité organisée en une nation unique comme une vie uniforme, réglée sur un modèle universel par une administration centrale. Il la conçoit comme le régime d’un État unique, subdivisé, non pas en nations autonomes, mais en départements et où chaque département aurait une large initiative. Mais qui ne voit qu’il renverse l’ordre des termes historiques ? Dans sa pensée la diversité est octroyée par l’unité humaine. Dans le mouvement de l’histoire c’est la diversité qui, en s’organisant, aboutira à l’unité.

Mais comment Clootz pouvait-il, sans un délire de l’esprit, compter sur la réalisation toute prochaine de la grande unité humaine ? Aujourd’hui, les socialistes les plus simplistes, ceux qui, méconnaissant les lois de révolution, semblent attendre la réalisation soudaine et totale de l’internationalisme comme du communisme, savent du moins qu’ils peuvent compter sur une force concrète et agissante d’unité. Ils savent que les prolétaires de tous les pays, unis malgré les antagonismes nationaux par la communauté d’intérêts de classe essentiels, pèsent de tout leur poids dans le sens de l’unité humaine. Et si on peut dire qu’il y a une part d’illusion dans des espérances trop hâtives, du moins elles n’ont rien de chimérique. Sur quelle force pouvait compter Clootz pour accomplir en quelques années (il va jusqu’à marquer un délai de deux ans) l’unité humaine ? Il avait foi dans la force homogène de la Révolution qui chez tous les peuples devait susciter et organiser les mêmes intérêts. Après tout, son État humain n’est que la conséquence logique extrême de la politique de la propagande. Si chez les nations mêmes dont elle combat les chefs, la Révolution peut rencontrer des amis, si elle fait apparaître ainsi sous la diversité des formes nationales l’identité du fond révolutionnaire, pourquoi ne pas consolider en une nation unique ce fond homogène ? Pourquoi ne pas organiser après la paix, en unité politique, l’unité révolutionnaire qui s’était manifestée dans le combat ?

« Mais, dit-on, la majeure partie du genre humain est encore dans l’abrutissement, que deviendrions-nous si elle allait se prononcer en faveur du despotisme et de l’aristocratie ? Question très oiseuse, car les esclaves n’ont point de volonté propre, et la guerre actuelle avec les despotes et leurs satellites est précisément à dispute du vrai souverain contre les faux souverains. Nous repoussons la force par la force, mais l’erreur se dissipera chez nos voisins comme chez nous. Plusieurs de nos départements ont été plus gangrenés que l’Espagne et l’Italie. Renversons les tyrans et nous aurons bientôt effacé les traces du despotisme et de l’aristocratie. Les esclaves et leurs maîtres forment un bétail qui n’a point de voix dans la société des hommes libres. La paix serait faite si les droits de l’homme étaient reconnus partout ; car quiconque reconnaîtra ces droits se rangera de notre côté. Un vieux proverbe dit : « Qui se ressemble, s’assemble, » or rien ne ressemble plus à un sans-culotte du Nord qu’un sans-culotte du Midi ; rien ne ressemble plus à un aristocrate de l’Orient qu’un aristocrate de l’Occident. Vous verriez aujourd’hui tous les oppresseurs se coaliser contre nous, si leur monstrueux système ne tendait pas à les détruire, car ils partagent la souveraineté entre des princes et des sénats toujours jaloux et rivaux. La fortune des tyrans est placée sur trente têtes, mais la fortune du peuple est placée sur toutes les têtes de l’espèce humaine. De prétendus souverains, les agents du mensonge, ne seront jamais sincèrement unis ; le souverain éternel, l’organe de la vérité, sera toujours un, indivisible, impassible. Il ne s’agit plus de faire reconnaître frivolement la République française. Les tyrans de l’Europe ont allumé la guerre ; les assemblées primaires de l’Europe proclameront la paix. »

De cette paix éternelle et proche, Clootz est si sûr, il est si convaincu que l’Europe tout au moins ne formera bientôt qu’un État libre, qu’il demande à la France révolutionnaire et libératrice de se dépouiller d’avance de la particularité nationale du nom de France pour que la réunion des autres États ne ressemble pas à une annexion… Est-ce par un reste de patriotisme germanique qu’il propose le nom de Germain ? Est-ce pour ménager l’amour-propre d’un peuple qui aura reçu de la France la Révolution toute faite ? Ou bien le sens mystique du mot Germain (germani, les frères) décide-t-il Clootz ?

Il se risque à une motion hardie, mais dont nous ne pouvons avoir, nous Français d’aujourd’hui, le vrai sens que si nous oublions les défaites récentes de notre pays, pour ne nous rappeler que l’éblouissement de gloire nationale et révolutionnaire qui, en avril 1793, donnait à l’abandon d’un nom victorieux je ne sais quoi de généreusement fraternel.

« Appartenir à la France, c’est s’appartenir à soi-même… Mais pour effacer tous les prétextes et tous les malentendus, et pour ôter aux tyrans, nos ennemis, une arme perfide, je demande la suppression du nom de Français, à l’instar de ceux de Bourguignons, de Normands, de Gascons. Tous les hommes voudront appartenir à la République universelle ; mais tous les peuples ne voudront pas être Français. La prévention de l’Angleterre, de l’Espagne, de l’Allemagne ressemble à celle du Languedoc, de l’Artois, de Bretagne qui substituèrent à leur dénomination particulière celle de la France ; mais aucune de nos provinces n’aurait consenti à porter le nom d’une province voisine. Nous sommes les déclarateurs des droits de l’homme, nous avons renoncé implicitement à l’étiquette de l’ancienne Gaule pour France. Une renonciation formelle nous couvrira de gloire en avançant d’un siècle les bénéfices de la République universelle. Il serait très sage et très politique de prendre un nom qui nous concilierait une vaste contrée voisine, et comme notre association est une véritable union fraternelle, le nom de Germains nous conviendrait parfaitement. »

Mais quel est le régime social dont Clootz prévoit le triomphe dans la grande nation humaine ? J’ai déjà montré comment, dans l’agitation qui suivit le Dix-Août, Clootz combattit « la loi agraire », entendue par lui comme le partage de toutes les fortunes mobilières et immobilières. Ce fils de grands banquiers répugnait à ce morcellement, non par égoïsme de riche, mais parce qu’il lui paraissait que cette division extrême de la richesse et du sol enracinerait chaque individu dans sa condition médiocre, et immobiliserait le monde humain. Seuls les grands capitaux pouvaient, par leur mouvement continu à travers toutes les frontières, par leur va-et-vient à travers les nations et les races, tisser la trame économique de la future unité humaine.

Mais Clootz n’a pas entrevu un instant la possibilité de socialiser les capitaux, d’en faire non le patrimoine morcelé et immobile d’innombrables individus séparés par l’égoïsme et endormis par la routine, mais le patrimoine commun de la vaste humanité organisée. Dans ce discours même du 20 avril, où il pose les bases constitutionnelles du genre humain, Clootz réprouve le communisme qu’il ne conçoit, il est vrai, que sous la forme alimentaire et instinctive du communisme animal ou sous la forme de la servitude monacale.

La mort du patriote Jean-Paul Marat, député à la Convention Nationale ; né à Genève en 1742.
Assassiné le 13 Juillet 1793, étant dans son bain, par Marie-Anne Charlotte Corday, ci-devant de Saint-Amand, native de Saint-Saturnin du Lignerets, département du Calvados.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« La propriété est éternelle comme la société, et si l’homme travaillait par instinct au lieu de travailler par intérêt, nous jouirions, comme les animaux, de la communauté des biens. Jamais cette communauté n’a pu s’introduire parmi nous, car l’homme travaille par réflexion. Les communautés qu’on nous cite dans l’histoire ne vivaient que du travail des esclaves, ou sous un régime théocratique et monacal. Leur existence était misérable et précaire comme toutes les associations qui s’écartent de la règle des Droits de l’homme. »

Mais la question précisément est de savoir si un plus haut degré de réflexion n’amène pas les hommes à donner comme soutien aux libres activités individuelles la grande propriété commune des moyens de produire, soustraits par la science au morcellement et à l’anarchie, soustraits par la justice au privilège. Clootz se borne à prévoir que la condition de tous les hommes sera améliorée et que l’inégalité sociale sera atténuée par l’organisation de l’unité humaine. Dans une société unique définitivement débarrassée de la guerre, de la caste militaire, de la caste sacerdotale, du régime des emprunts qui engraisse les financiers, de la concurrence économique de nation à nation qui provoque les désastres, et du fâcheux appareil gouvernemental, monarchique, théocratique, diplomatique, les charges sociales seront réduites au minimum, et un travail constant, régulier, partout répandu en ondes égales et douces submergera peu à peu toute misère.

« Il ne sera plus question de l’approvisionnement des armées, de la friponnerie des fournisseurs, de l’impéritie et de la trahison des généraux, du gaspillage et du renchérissement des comestibles. Il n’y aura plus ni dette, ni remboursement. Les intermittences de l’importation et de l’exportation n’exciteront plus d’émeutes dans les villes paralysées par la guerre et par les lois prohibitives. La stagnation subite du travail n’affligerait le peuple nulle part, sans les intrigues et les injustices des puissances étrangères. Le commerce d’un pays ne tendra plus à la ruine d’un autre pays, la balance du commerce ne sera plus mesurée sur la balance politique. Toutes les barrières tomberont, toutes les rivalités locales agiront au profit de la sans-culotterie universelle, de la nation unique, indivisible. Il ne dépendra pas d’un individu ou d’une corporation outre-mer, outre-Rhin, de chagriner nos artisans, nos meilleurs amis, nos parents les plus proches, dont le nombre, le travail et les vertus sont également intéressants pour la nation entière.

« Le mal physique n’étant plus aggravé par le mal moral, on supportera patiemment l’inclémence des saisons et tous les maux naturels. Chaque administration municipale n’ayant plus d’inquiétude sur le sort des ouvriers valides ou infirmes, sur la rentrée de contributions infiniment légères, sur le passage des troupes armées, sur l’invasion des troupes ennemies, sur la faillite du négoce et l’interruption de tous les approvisionnements, le monde entier formant une seule famille, les privations de la disette et les excès de la non-valeur, le flux et le reflux d’une population tantôt entassée, tantôt clairsemée, ne troubleront jamais aucun district ou canton. Nous avons beaucoup de pauvres parce que nous avons beaucoup de barrières et de soldats. Une livre de pain ou de viande consommée dans un camp suppose la perte de dix livres de pain ou de viande. La paix perpétuelle maintiendra un niveau perpétuel entre la consommation et le consommateur, entre l’ouvrage et les ouvriers… il n’y aura pas de fonctionnaire moins affairé que le ministre de l’intérieur. Les biens nationaux seront vendus et chacun administrera son propre bien. Nous pourrons supprimer la plupart des comités et renvoyer tous les ministres. Notre organisation perfectionnée par l’action universelle nous dispensera un jour d’avoir ce qu’on appelle un gouvernement. »

C’est tout le programme de la période héroïque des économistes : suppression des douanes et des polices économiques, affermissement de la paix par l’harmonie du libre échange, désarmement, réduction presque à rien des dépenses gouvernementales et administratives. Mais Clootz allant d’emblée au terme de l’évolution organise cette harmonie économique sur la base de l’État politique universel, et c’est au profit des travailleurs, c’est avec un accent de vive sympathie sociale pour la sans-culotterie universelle qu’il développe les conséquences de l’unité humaine. Mais quoi ! même dans un État politiquement unifié, déchargé de l’armée et de la dette, Clootz est-il sûr qu’il y aura équilibre économique ? Quel champ vierge et immense offert à la puissance des grands capitaux ! et que de monopoles capitalistes terrestres vont surgir ! Selon la mise en exploitation de telle ou telle partie des continents il y aura dans l’État unique de formidables déplacements de travail et d’industrie, et les salariés resteront dans un état de dépendance et d’insécurité. C’est tout un ordre de questions qui est fermé à Clootz. N’importe ! Quelque insuffisant que soit un système auquel manque la grande pensée socialiste, il a marqué une des lignes, une des directions essentielles qui entrent dans la résultante du progrès humain. Autant il serait vain d’espérer que l’unité humaine et l’harmonie économique pourront s’accomplir sans l’action croissante de l’idée socialiste et du prolétariat organisé, autant il serait puéril de croire qu’il faut attendre l’entier accomplissement socialiste et communiste pour libérer l’humanité du fardeau de la guerre, de la caste militaire, de la caste sacerdotale, de cette portion de la dette publique qu’entretient et accroît la paix armée. L’histoire se rit des abstractions et elle combine en un vaste effort simultané, en une admirable et paradoxale réciprocité, des forces qui dans la pensée unilatérale des théoriciens semblent dériver l’une de l’autre.

Clootz savait que sa pensée rencontrait beaucoup de résistance et éveillait bien des ironies. Il ne s’en affectait pas et il comptait sur l’avenir. Dans l’avant-propos qu’il met à son discours imprimé, sa confiance éclate, un peu amère et hautaine.

« J’élèverai, dit-il dans son beau style nourri d’images par toutes les sciences et par tous les climats, j’élèverai un monument impérissable dont les inscriptions seront des hiéroglyphes pour les barbares. La sans-culotterie me comprendra parfaitement, la culloterie ne voudra pas me comprendre. Quoique la Convention nationale ne soit pas à la hauteur de sa mission, néanmoins un grand nombre de mes collègues embrassent ma doctrine, et il ne faut que douze apôtres pour aller bien loin dans le monde. J’ai le malheur de ne pas être de mon siècle ; je suis un fou à côté de nos prétendus sages. Emmanuel Sieyès, avec son Tiers état, n’aurait pas joué un plus sot rôle dans un lit de justice à Versailles, que moi avec mon genre humain parmi nos hommes d’État ! Au moins, à la cour de Versailles n’était-on pas inconséquent, on ne s’y piquait pas de professer la vérité, d’établir la liberté et l’égalité sur les Droits de l’homme ; on n’y reconnaissait que le droit français. Et moi qui fonde ma Constitution sur la déclaration des droits universels, je rencontre des Français d’autrefois, des Huns et des Goths, des grands enfants dans le sein d’une Assemblée qui invoque les droits de l’homme. Certes, si tous les Français étaient à Coblentz, ou à la Guyane, la brave sans-culotterie de nos 86 ou 87 départements mettrait à bas tous les tyrans de l’Europe. La tyrannie n’a pas d’auxiliaire plus robuste que le mensonge, et sans la sagesse du peuple on ne se contenterait pas de me rire au nez comme à Copernic, mais on me persécuterait corporellement comme Galilée et Jean-Jacques. Je me venge avec mon franc parler et je me moque des moqueurs. « Le système d’Anacharsis Clootz est la meilleure apologie de la Révolution française, » a dit un penseur anglais, et des Français non émigrés me jettent la pierre… Avouez, citoyens, que j’ai forte partie contre moi : les fripons et les sots, mais le peuple est plus fort que ces gens-là. Le peuple adopte mon système qui le délivre à jamais de la guerre étrangère et de la guerre civile, et même de la rébellion locale. Les troubles du dedans proviennent des troubles du dehors. Les fanatiques de la Vendée oseraient-ils lever la tête si nous n’étions pas environnés de tyrans, si nous n’étions pas resserrés dans des frontières onéreuses et absurdes ? Le cabinet de Saint-James encourage les rebelles par ses intrigues et ses escadres ; mais si l’Angleterre était libre, nous verrions au contraire les gardes nationales de Londres et de Portsmouth accourir en deçà du canal et au delà des tropiques pour exterminer les ennemis de la raison universelle.

« Si nos hommes en place, nos messieurs n’entendent pas ce langage, le public l’entendra parfaitement. Toujours les gouvernés ont été plus philosophes que les gouvernants. Sous l’ancien régime, la ville valait mieux que la cour ; sous le nouveau régime, le forum vaut mieux que la Convention. Cela ne doit pas étonner l’observateur qui calcule l’effet de l’intérêt particulier sur une grande masse, et l’effet de l’intérêt particulier sur une petite masse. Un gouvernement quelconque a la manie de se croire plus sage que le peuple ; cette manie est le comble de la sottise, l’expérience nous guérira, j’espère. Le peuple est mon oracle ; la vérité ne descend pas du haut des cieux, mais du haut des tribunes. »

C’est, je pense, des tribunes d’où le peuple suivait les débats que parle Clootz. Il ne semble pas cependant qu’elles l’aient beaucoup soutenu quand la Convention coupait de railleries la lecture de ces pages étranges et admirables. Elles paraissent ne l’avoir applaudi que lorsqu’il disait qu’attaquer Paris c’était attaquer la République, et cela était hors de sa thèse. Clootz était-il bien sûr que l’instinct nationaliste n’était pas aussi profond dans le peuple que dans la Convention ? Hélas ! contre les persécutions « corporelles » qui vont venir, le forum ne le défendra guère. Ce jour du 27 avril, par ses déclarations athées, il a blessé cruellement Robespierre, et celui-ci saura exploiter contre « le baron prussien » l’aveugle préjugé national.

C’est pourtant une grande chose, et pour la Révolution une gloire éclatante, que la vaste pensée humaine de Clootz ait pu se produire à la tribune d’un peuple en guerre contre le monde presque entier. Sans doute plus d’une des paroles de « l’orateur du genre humain », plus d’une de ses formules firent frissonner ce qu’il y avait de plus haut dans l’esprit de la Convention, comme un vent fait frissonner la cime de la forêt inébranlée.

« J’occupe, s’écriait-il, la tribune de l’univers ». Et encore : « La République universelle remplacera l’Église catholique, et l’Assemblée nationale fera oublier les conciles œcuméniques. L’unité de l’État vaudra mieux que l’unité de l’Église. La présence réelle des représentants ne sera pas un article de foi comme la communion des saints. Le symbole des Conventionnels sera démontré plus clairement que le symbole des apôtres. L’unité politique produira tous les biens. Les décrétales du chef-lieu de la chrétienté ont semé la zizanie ; les décrets du chef-lieu de l’humanité produiront la concorde et l’abondance. La théocratie universelle persécute la raison ; la monarchie universelle persécute la liberté ; la république universelle rend à chacun son dû. Le dernier régime est impérissable, les autres sont éphémères. »

Fusion, unité, vibrations larges, harmonie expansive et pure : « Une cloche soudée est toujours sourde ; la fusion parfaite de toutes ses parties lui rendra son élasticité et son timbre. » Il ne suffira donc pas de souder les fragments épars et hostiles du genre humain, il faudra les fondre en une riche et vibrante unité dont l’harmonie emplira l’espace.

J’observe que la Déclaration des droits de la Constituante dit : « L’oubli des droits de l’homme est la cause des malheurs publics. » Tout à l’heure celle de la Convention dira : « La cause des malheurs du monde ». N’est-ce pas un écho de la pensée de Clootz et un appel au genre humain ?

Mais dans la riche effervescence d’idées qui marque ces premiers mois de 1793, où est l’idée communiste ? Dans les plans de Constitution qui abondent vers le Comité de la Convention je ne vois pas la moindre allusion au Code de la nature de Morelly, je ne vois pas la moindre esquisse de ce qui sera demain le babouvisme. Que fait donc Babeuf, et serait-il vrai, comme le dit Baudot, que le communisme ne fut dans la Révolution française qu’une sorte d’accident, une secte d’origine et d’importation étrangère ? Ou plutôt, Baudot semble considérer que l’idée communiste, obscurément propagée à Paris par des illuminés allemands avant la Révolution, a subi une éclipse totale pendant la période conventionnelle et n’a reparu qu’après la Convention. La note de Baudot est curieuse, et elle suggérera sans doute à ceux qui veulent retrouver les galeries souterraines par où cheminent d’abord les idées le désir d’étudier l’action secrète des loges allemandes de Weisshaupt et de ses disciples sur la France, les liens de l’illuminisme allemand et du communisme français :

« J’ai dit plusieurs fois, écrit Baudot, que la Convention nationale posa toujours en principe le respect des propriétés. Tout ce qui s’est éloigné de cette doctrine est postérieur à la Convention et en dehors d’elle-même. Lorsque l’ex-Conventionnel Ricord se présenta aux sectateurs de Babeuf, son admission fut rejetée, et il fallut que Rossignol et Fion fissent observer que si l’on n’admettait pas de noms connus et aimés du peuple, ils ne pouvaient répondre de rien. Alors les scrupules cédèrent et Ricord fut admis ; mais il fut arrêté que tous les membres de la Convention, même ceux de l’association seraient, après le succès de la conspiration, soumis au grand jugement du peuple. Ces sectaires du bonheur commun trouvaient que la Convention n’avait pas assez fait. Il paraît que cette association, d’une institution chimérique, tient son origine de certains illuminés d’Allemagne, dont plusieurs avaient fait des prosélytes à Paris avant la Révolution.

« Au reste, l’existence et l’origine, tout a été obscur jusqu’à la publication du journal de Babeuf. »

En vérité, Baudot oublie deux grandes choses : il oublie que la philosophie sociale du xviiie siècle offrait aux penseurs, à la veille de 1789, ou des systèmes tout formés de communisme comme le Code de la Nature, ou des traits de communisme épars dans Rousseau, dans Mably et bien d’autres. Quelle qu’ait été la part mystérieuse et encore entrevue plutôt qu’étudiée de l’influence allemande, c’est bien du mouvement de l’esprit français, soumettant à sa critique toutes les institutions, la propriété comme les autres, que l’idée communiste procédait. Et Baudot oublie encore que la Révolution elle-même avait contribué de deux façons à la susciter : d’abord, en invitant le peuple entier à soumettre au contrôle de la raison toutes les formes politiques et sociales établies, et ensuite, en exaltant la force et l’espoir des prolétaires, en posant, à propos de la subsistance, toute la question de la propriété. Dolivier était un fils de la terre de France, de la plus centrale, du Puy-de-Dôme. C’est dans l’étude et le maniement des terriers féodaux que Babeuf s’était familiarisé avec les vices d’origine, avec les abus de la propriété. Et si Lange, originaire de Westphalie, est peut-être un de ceux qui portèrent en France quelques germes du communisme germanique, s’il est permis de présumer qu’en lui l’illuminisme allemand a préparé les voies au mystique socialisme lyonnais, c’est bien de la vie ardente de la France, c’est bien de la réalité révolutionnaire qu’il a reçu le type même de sa pensée, la forme des problèmes et des solutions. Ce qui est vrai, c’est que, sauf une notable exception que je marquerai tout à l’heure, l’idée communiste sous sa forme explicite semble s’être peu affirmée pendant la période de la Convention, c’est-à-dire précisément à l’heure où il semble que le prolétariat exalté par la victoire du 10 août, par la conquête de la Commune, tourmenté aussi par la crise des subsistances et du pain, pouvait paraître le mieux disposé à accueillir des idées hardies. Les communistes épars avaient-ils donc, en 1793, renoncé à leurs espérances et à leur idéal ? Buonarotti nous dit nettement le contraire :

« Ce fut surtout après le 10 août 1792 que les hommes que je viens de désigner (les amis de la liberté et de la justice) conçurent les plus flatteuses espérances et redoublèrent d’efforts pour assurer le triomphe de leur cause sublime. Au mérite des conceptions de Jean-Jacques, ils ajoutèrent la hardiesse de l’application à une société de vingt-cinq millions d’hommes. »

Cela est dans l’ordre de la Révolution : comment donc expliquer leur apparente réserve théorique ? Comment, par exemple, ne profitèrent-ils pas de la consultation politique et sociale ouverte par la Convention dès ses débuts pour proposer à la France, en un manifeste retentissant, le plan d’une société où toutes les richesses industrielles et territoriales seraient la propriété de tous ? Il y a des raisons particulières à Babeuf, c’est-à-dire au plus fervent et au plus informé d’entre eux. Il se débattait à ce moment dans des difficultés redoutables. Il était accusé (injustement accusé comme l’établira Gabriel Deville par les documents inédits et décisifs qu’il a trouvés) d’avoir faussé un acte de vente. C’est le 7 février 1793 que l’administration départementale de la Somme ratifiait la suspension de Babeuf et renvoyait son affaire à l’accusateur public de Montdidier. Babeuf vint alors à Paris réclamer contre sa suspension et il y resta. Entré, par la protection de Sylvain Maréchal, à l’administration des subsistances, il trouva dans cet emploi révolutionnaire non seulement un moyen d’existence pour lui et les siens, mais un abri contre les poursuites. Seulement il est probable que, sous le coup de toutes ces préoccupations, et risquant à tout moment d’être appréhendé s’il se signalait trop vivement à l’attention publique, il se borna à préciser, dans le maniement de cette vaste administration sociale des subsistances, et à fortifier silencieusement sa conception communiste. Mais, outre ces raisons particulières à Babeuf, le communisme avait des raisons générales d’être prudent, de ne pas s’étaler, et de préférer l’action discrète et profonde à d’éclatantes manifestations. La Révolution n’en était plus à cette période incertaine et indéfinie des débuts où toutes les idées pouvaient se produire sans scandale, précisément parce qu’elles paraissaient avoir un caractère utopique. Qui pouvait prendre peur, par exemple, des complaisances de Mably pour la prétendue innocence primitive et le prétendu communisme primitif ? Au fond, après avoir gémi sur les vices que le régime de la propriété individuelle a introduits parmi les hommes, il reconnaît l’absolue impossibilité de déraciner cette propriété :

« Dès que la propriété est connue parmi les hommes, il serait inutile de vouloir leur ôter l’envie de s’enrichir ou d’accroître leur fortune : la loi doit se borner à tempérer l’avarice. »

Et tout se résolvait par des projets de loi somptuaire et des plans d’éducation publique à la spartiate. Qu’importe même que Morelly élève toute une construction communiste au milieu du xviiie siècle ? On cherche en vain à quel fondement réel elle pourrait s’appuyer, et elle ne menace même pas de son ombre les intérêts des privilégiés et de la monarchie. Les paradoxes de Rousseau sont impuissants ; lui-même les désavoue par son pessimisme ; car s’il est triste, c’est précisément de l’impossibilité de rétablir l’égalité primitive. Helvétius, d’Holbach combattent surtout, comme l’a montré Plekanof, la prédominance de la propriété foncière ; ils saluent comme un progrès immense l’avènement de l’industrie, et, par là, ils sont bien dans le sens de la Révolution ; ils se laissent entraîner à prévoir quelle sera dans cette croissance de l’industrie le sort du prolétaire, ils stipulent pour lui certaines garanties, et Helvétius, par exemple, formulant « la journée de huit heures », écrit ces paroles : « La plupart des empires ne doivent donc être peuplés que d’infortunés. Que faire pour y rappeler le bonheur ? Diminuer la richesse des uns, augmenter celle des autres ; mettre le pauvre en un tel état d’aisance qu’il puisse, par un travail de sept ou huit heures, pourvoir abondamment à ses besoins et à ceux de sa famille ». Mais ces vœux à longue échéance n’ébranlent pas l’ordre social et n’inquiètent pas les puissances établies. Même dans la période qui précède immédiatement la Révolution, même quand les revendications communistes prennent un accent de réalité immédiat, elles sont comme perdues dans un immense effort de transformation qui s’applique à des objets plus prochains.

Oui, Sylvain Maréchal pouvait sans péril, en 1788, écrire ceci dans ses Apologues modernes à l’usage d’un dauphin :

« Le chaos qui, dit-on, précéda la création n’était rien sans doute en comparaison de celui qui règne sur la surface de ce monde créé ; et l’enfer dont on me menaçait après ma mort ne peut être pire que la vie qu’on mène dans une société dont les individus sont tous libres et égaux, et où cependant les trois quarts sont esclaves et le reste est maître. »

Il pouvait ajouter :

« Un jour, les travailleurs poussés à bout par la dureté des riches, refuseront de continuer à les servir et répondront à leurs menaces : « Nous sommes trois contre un. Notre intention est de rétablir pour toujours les choses sur leur ancien pied, sur l’état primitif, c’est-à-dire sur la plus parfaite et la plus légitime égalité. Mettons la terre en commun entre tous ses habitants. Que s’il se trouve quelqu’un parmi nous qui ait deux bouches et quatre bras, il est trop juste, assignons-lui une double portion. Mais, si nous sommes tous faits sur le même patron, partageons le gâteau également. Mais, en même temps, mettons tous la main à la pâte. Que tous les hommes, d’un bout de l’univers à l’autre, se donnent la main, en ne formant plus qu’une chaîne d’anneaux semblables, et crions d’une voix unanime : « Vivent la liberté et l’égalité ! Vivent la paix et l’innocence ! »

Sylvain Maréchal pouvait même pousser la hardiesse jusqu’à prophétiser : « Tout ceci n’est qu’un conte à l’époque où je le trace, mais, je le dis en vérité, sera histoire ».


Maison où est née Charlotte Corday.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


L’ancien régime était beaucoup plus ému des revendications qui commençaient à se produire pour le contrôle de la nation, pour l’égalité de tous devant l’impôt, pour la représentation large du Tiers. Et les controverses académiques nouées par Babeuf avec Dubois de Fosseux sur l’hypothèse où le sol ne fût à personne mais appartînt à tous « et où tout fût commun jusqu’aux produits de tous les genres d’industrie », inquiétaient peu la cour et n’effleuraient même pas de l’ombre d’un souci la bourgeoisie en marche vers le pouvoir. Pourtant, voici qu’avec l’ouverture de la Révolution le communisme entre dans la sphère de l’action, dans la région des tempêtes. Lorsque, au printemps de 1789, à l’heure où de toutes parts l’air tiède de la Révolution prochaine faisait éclore les projets, les idées, les systèmes, Boissel achève son Catéchisme du genre humain, où il ruine à fond la religion, la famille et la propriété, il n’entend pas écrire une utopie : il est convaincu qu’il va concourir à l’œuvre prochaine d’universelle régénération.

« Le Catéchisme du genre humain que, sous les auspices de la Nature et de son véritable auteur qui me l’ont dicté, je mets sous les yeux et la protection de la nation française et de l’Europe éclairée pour l’établissement essentiel et indispensable du véritable ordre moral et de l’éducation sociale des hommes dans la connaissance, la pratique, l’amour et l’habitude des principes et des moyens de se rendre et de se conserver heureux les uns par les autres.

« Dic mihi, vere Deus, quæ sit sapientia regum,
« Prave impostorum, non tua jussa, sequi ? »


« Vrai Dieu, dis-moi quelle est la sagesse des rois,
« De préférer l’imposture à tes lois ? »

Préface bénigne qui couvrait le livre le plus « subversif ». Mais voici que pendant qu’on l’imprime tonne le canon de la Bastille, Boissel accourt pour ainsi dire aux événements ; et c’est à la liberté toute jeune qu’il propose son plan communiste :

« Cet ouvrage a été livré à l’impression deux mois avant la miraculeuse et à jamais mémorable journée de l’enlèvement de la Bastille. Puissances du ciel qui venez d’affranchir pour jamais la nation française du plus honteux esclavage et des persécutions infernales des monstres de l’humanité, des tyrans, achevez votre ouvrage ; que le triomphe pour sa liberté ne soit pas séparé du triomphe de la véritable lumière, sans laquelle l’homme ne saurait en faire usage que pour son malheur. »

Boissel prétendait donc animer le pic qui venait de faire brèche à la Bastille, à renverser toutes les idoles sociales, la religion, la famille, la propriété. Mais si, dans le tumulte des événements, le livre de Boissel ne passa pas inaperçu, la cour ne dut pas s’en émouvoir, car il pouvait constituer une diversion ou un épouvantail. Et la bourgeoisie, avec sa garde nationale conservatrice de la propriété, ne s’inquiéta guère sans doute de ce qui n’était encore à ses yeux qu’une boutade. C’est pourtant l’indice que le communisme veut sortir de la phase romanesque et platonique pour entrer dans la réalité, pour se mêler à ses batailles. La pensée socialiste, latente en plusieurs esprits, s’éveille au mouvement de la Révolution ; et ceux qui désirent une répartition nouvelle des richesses, une forme nouvelle de la propriété, essaient de tirer à eux la formule révolutionnaire. Ils donnent à la Déclaration des Droits de l’Homme une interprétation singulièrement inquiétante pour la bourgeoisie. Gabriel Deville me signale un livre intitulé : De la propriété ou la cause du pauvre plaidée au tribunal de la Raison, de la Justice et de la Vérité. Il a, comme épigraphe, un verset du psalmiste : « Non in finem oblivio erit pauperis ; patientia pauperum non peribit in æternum. (Psalm. 9.) Le pauvre ne sera pas éternellement omis ; sa longue patience aura enfin un terme. » Or, ce livre, écrit à la fin de 1789 comme l’indique une note, et publié seulement en 1791 « à Paris, rue Jacob, vis-à-vis celle Saint-Benoît, faubourg Saint-Germain, no 29 », met à profit l’action révolutionnaire qui s’est développée dans l’intervalle, et il place ses revendications d’égalité sociale sous l’autorité des Droits de l’Homme. Il proclame l’égalité complète comme une suite des premières lois d’égalité :

« Pendant qu’on travaillait à l’impression de cet ouvrage, l’Assemblée nationale s’est occupée de la propriété des riches. Elle a décrété l’égalité de partage entre tous les enfants dans les successions ab intestat. C’est déjà un pas de fait, mais ce ne peut être qu’un essai et une préparation à une grande et universelle justice. Il reste maintenant à s’occuper de la propriété des pauvres et de l’égalité de partage entre tous les citoyens qui sont aussi des frères, membres de la même famille, et ayant tous les mêmes droits au commun héritage. Ce décret ne sera pas aussi facile à obtenir et à faire exécuter que le premier ; mais on vient à bout de tout ce qui est juste, il n’est besoin que de patience et de courage. Il faut d’abord bien examiner la question, se familiariser avec ce qu’elle peut avoir de dur en apparence, bien se persuader avec MM. Price et Priestley et quelques autres bons esprits de France et d’Angleterre, que les sociétés peuvent arriver à un degré de perfection dont notre imagination ne devinait même pas la possibilité, que nous touchons enfin à cette fameuse époque, et laisser faire le reste au temps et à l’opinion. Ils se chargeront bientôt, l’un, de dicter une loi qu’il faut porter, et l’autre, d’en assurer paisiblement l’exécution. » (Voyez l’ouvrage de M. Price, intitulé : Observation on the importance of the American Revolution and the means of making it a benefit to the world, traduit et annoté par M. de Mirabeau, à la suite de ses considérations sur l’ordre de Cincinnatus.)

Je lis dans l’avertissement :

« En établissant pour chaque homme un droit inaliénable à la propriétaire, il ne sera pas difficile de trouver la solution de ce problème dont on ne s’est pas assez occupé, et d’où dépend cependant le sort de l’espèce humaine : trouver l’art de procurer aux sociétés et à chaque individu la mesure de bonheur dont l’un et l’autre sont susceptibles, de manière que la prospérité générale ne soit que le résultat de la félicité particulière.

« Quelque sévère que paraisse la loi que je réclame, elle est fondée sur les droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Elle est une conséquence immédiate de la déclaration décrétée par l’Assemblée nationale et sanctionnée par le roi…

« Je ne suis pas éloigné de croire que dans l’état où les sociétés sont parvenues, il serait peut-être plus prudent, après avoir admis et consacré le principe, d’en reculer l’application à la génération prochaine, par la voie des successions. »

Et voici la critique hardie du « droit de propriété » :

« Il est enfin question du bonheur de l’homme, de sa dignité, de ses droits, de sa destinée sur cette terre qu’il fertilise, qu’il embellit, où la nature veut qu’il soit partout libre et maître, et où partout il était esclave, dépouillé et avili. Depuis un petit nombre d’années, les méditations de tous les sages sont appelées sur ces grands objets, dignes de fixer l’attention de tous les pays et de tous les siècles. La philosophie a été dirigée vers son véritable but, l’étude de l’homme et des rapports qui l’unissent à ses semblables. Déjà, ses droits méconnus ou méprisés chez presque tous les peuples ont été solennellement proclamés par les législateurs d’un grand empire. La politique a parlé une fois le langage de la justice et de la vérité. La voix de l’ambition et de l’intérêt n’a pu étouffer celle de la nature, et les représentants d’une nation qu’on croyait énervée par le luxe et dégradée par le despotisme, ont donné à tous les peuples de la terre l’exemple et la leçon du courage.

« Parmi les vérités incontestables que renferme la Déclaration des Droits ou la réhabilitation de la dignité de l’homme, il en est une cependant dont le sens n’est peut-être pas assez développé, ou dont le public ne paraît pas avoir saisi la véritable interprétation. La Déclaration porte article 11 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »

« Si l’Assemblée nationale a voulu, par cet article, faire entendre que dans toute association politique chaque individu doit avoir une propriété garantie par la loi, et que tous ayant les mêmes droits à la terre commune qu’ils habitent et qui les nourrit, cette propriété doit être la même pour chacun d’eux, elle a atteint le seul but que doive se proposer un législateur, celui de rendre tous les hommes heureux, elle a accompli le chef-d’œuvre de la politique, elle a établi le gouvernement le plus parfait qui soit dans l’univers.

« Si, au contraire, elle avait prétendu déclarer que la loi prend sous sa sauvegarde le propriétaire actuel et lui garantit la jouissance des biens qu’il occupe, c’est-à dire qu’un seul homme continuera de posséder pour son luxe et pour ses plaisirs ce qui suffirait à la subsistance de vingt familles, et qu’une poignée de gens regorgera de superfluités, tandis que la multitude manquera du nécessaire, au lieu de manifester les droits de l’homme, elle n’aurait fait qu’ajouter un nouvel outrage aux outrages sans nombre dont on a partout accablé l’espèce humaine, elle aurait consacré les usurpations et les tyrannies des riches, elle aurait fait un droit de la force et mis au nombre des lois la plus ancienne mais la plus barbare des injustices. Bien loin de recueillir les bénédictions du peuple, elle ne mériterait que ses imprécations et sa vengeance, les générations futures dont elle était libre d’assurer le bonheur et qu’elle aurait volontairement condamnées au mépris et à l’indigence, poursuivraient d’âge en âge sa mémoire et la dénonceraient à l’exécration des siècles.

« Si, ce qu’il n’est pas permis de croire, cette dernière interprétation de l’article des droits de la propriété était véritable, si le plus cruel des abus qui affligent nos sociétés se trouvait consacré par une loi authentique et solennelle, qu’on ne dise pas que le silence du peuple a pu être regardé par l’assemblée comme une approbation de ses principes et une adhésion à ses décrets. La postérité saura qu’il s’est trouvé un homme assez courageux pour les combattre et pour protester en son nom et au nom de ses semblables contre cette violation des droits sacrés et imprescriptibles de la nature et de la justice.

« Mais, comme la sagesse et les lumières de l’Assemblée nationale sont connues par une heureuse expérience, comme elle a manifesté dans tous les moments la plus tendre sollicitude pour les pauvres et le plus saint respect pour l’humanité, nous n’élèverons aucun doute sur le véritable sens qu’on doit attacher à l’article des droits de la propriété que nous avons cité, et nous nous contenterons d’en donner l’application, en démontrant la nécessité d’un partage des terres du royaume, en faisant voir la facilité de l’exécuter, en réfutant les principales objections qu’on y pourrait opposer. »

Voilà donc que le communisme (sous la forme rudimentaire, il est vrai, du partage agraire) élève sa protestation contre l’interprétation oligarchique du droit de propriété. Il interrompt la prescription bourgeoise ; et ce n’est pas une utopie, ce n’est pas une imagination romanesque opposée nonchalamment à la réalité : c’est une revendication directe, précise, c’est l’utilisation pratique, dans un sens égalitaire, des principes qui sont formulés et des événements qui se développent. Encore un pas, et la loi agraire va se dresser en face de la Révolution, la sommer de prendre parti. Grand péril pour la Révolution qui, avant d’en avoir fini avec ses ennemis d’ancien régime, va se trouver aux prises avec des hommes nés de son propre sein, avec des fils révoltés qui réclament leur héritage et veulent donner une forme nouvelle au patrimoine révolutionnaire à peine constitué. Grand péril pour le communisme et la loi agraire qui risquent, en se heurtant trop tôt à la Révolution, de se réduire à l’état de secte. C’est ce que Babeuf comprend, avec cet opportunisme admirable que plus tard le blanquisme héritera de lui. La lettre privée, qu’à la fin de 1791 il adressa à Coupé (de l’Oise) récemment élu à la Législative, et que M. Espinas, l’ayant reçue de M. Charavay, a publiée dans son étude sur Babeuf, est à mon sens un document capital dans l’histoire du communisme et de la démocratie. Elle révèle le sens profond que Babeuf avait de la réalité, et des conditions de développement de ce que nous appelons le socialisme. Par lui le communisme cesse d’être une doctrine livresque ; il entre dans la vie de l’histoire et se plie à ses lois. Par lui, le communisme, trop faible encore pour s’emparer de la Révolution, pour provoquer et pour braver la foudre bourgeoise, tente de se glisser dans la démocratie en mouvement. Il restera secret, mais en s’insinuant à de vastes forces il participera à leur mouvement et à leur croissance sinon à leur éclat. Il mûrira lentement sous l’enveloppe de la Révolution bourgeoise, prêt à éclater quand viendra la saison ardente. En même temps, Babeuf, par une apparente contradiction, semble compter sur l’action décisive de quelques individus, ou même d’un individu s’il a une volonté forte. Que Coupé (de l’Oise), par exemple, comprenne les destins nouveaux, les possibilités nouvelles, qu’il oriente vers l’égalité de fait la Révolution, il peut être « le sauveur du monde ». Ce messianisme n’est-il pas l’extrême forme de l’esprit de secte ? Mais qu’on y prenne garde : si un individu peut, selon Babeuf, diriger les événements et les forces c’est à la condition de s’y mêler, de s’y dissimuler au besoin. Il faut d’abord que le communisme monte, même déguisé, sur le char de la Révolution ; et un jour, dans l’enivrement de la course toujours plus rapide, c’est lui qui prendra la direction. Babeuf s’applique à démontrer que le communisme, appelé alors par lui la loi agraire, est à la fois l’aboutissement nécessaire et la condition nécessaire de la Révolution ; qu’aucune des institutions politiques créées ou voulues par elle ne pourra fonctionner et produire son plein effet si elle ne tend pas à l’égalité de fait et ne s’y appuie pas.

Et pourquoi parle-t-il de loi agraire ? Pourquoi accepte-t-il ce mot suranné ? Pourquoi semble-t-il reculer en deçà des idées qu’il discutait avec Dubois de Fosseux, alors que les deux hommes prévoyaient non seulement l’appropriation commune du sol mais aussi celle des richesses industrielles ?

C’est que, malgré tout, la propriété foncière est encore la forme la plus importante de la propriété. C’est, en second lieu, parce que toute la législation de la Constituante sur les droits féodaux, sur la dîme, sur la vente des biens nationaux, posait le problème foncier, et que le communisme, impuissant encore à susciter lui-même les questions, ne peut que se loger dans celles que la Révolution suscite. C’est sans doute encore parce qu’il était politique et sage de ne pas heurter à la fois toutes les catégories de possédants. Babeuf se propose d’appliquer en grand à toute la Révolution la méthode d’interprétation qu’il applique à Coupé (de l’Oise) dont il appelle à soi et dont il façonne selon un type précis d’égalité sociale les tendances égalitaires à peine déterminées.

« L’événement de votre nomination, citoyen (la lettre est datée de Beauvais, 10 septembre 1791), n’est pas dans mon cercle visuel un petit événement. Je sens un besoin irrésistible de m’arrêter pour en calculer les suites.

« Je réfléchis sur ce qu’on peut attendre de celui qui a prêché à des sourds ces vérités mémorables, qui ont eu au moins l’effet de me convaincre que pour lui il en était rempli : qu’il fallait se pénétrer de ces grands principes sur lesquels la société est établie : — l’égalité primitive, l’intérêt général, la volonté commune qui décrète les lois, et la force de tous qui constitue la souveraineté.

« Frère, le précepte de la loi ancienne : aime ton prochain comme toi-même ; la sublime maxime du Christ : faites à autrui tout que vous voudriez qui vous fût fait ; la constitution de Lycurgue, les institutions les plus belles de la république romaine, je veux dire la loi agraire ; vos principes que je viens de retracer ; les miens que je vous ai consignés dans ma dernière lettre, et qui consistent à assurer à tous les individus premièrement la subsistance, en second lieu, une éducation égale : tout cela part d’un point commun, et va encore aboutir à un même centre.

« Et ce centre est toujours le but unique où tendront toutes les constitutions de la terre, lorsqu’elles vont en se perfectionnant. Vous avez beau abattre tous les sceptres des rois, vous constituer en république, proférer continuellement le mot saint d'égalité, vous ne poursuivez jamais qu’un vain fantôme et vous n’arrivez à rien.

« Je vous le dis tout haut à vous, mon frère, et ce ne sera pas encore sitôt que j’oserai le dire bas à d’autres : cette loi agraire, cette loi que redoutent et que sentent bien venir les riches, et à laquelle ne pensent nullement encore le grand nombre des malheureux, c’est-à-dire les quarante-neuf cinquantièmes du genre humain, qui cependant si elle n’arrive point mourront en totalité dans deux générations tout au plus… cette loi que vous vous rappelez bien qu’étant entre nous deux nous avons vu Mably rappeler par ses vœux ardents ; cette loi qui ne reparaît jamais sur l’horizon des siècles que dans des circonstances comme celles où nous nous trouvons, c’est-à-dire quand les extrêmes se touchent absolument, quand les propriétés foncières, seules vraies richesses, ne sont plus que dans quelques mains et que l’impossibilité universelle de pouvoir assouvir la terrible faim détermine le plus grand nombre à revendiquer le grand domaine du monde où le Créateur a voulu que chaque être possédât le rayon de circonférence nécessaire pour produire sa subsistance : cette loi, dis-je, est le corollaire de toutes les lois. C’est là que se repose toujours un peuple lorsqu’il est parvenu à améliorer sa condition sous tous les autres rapports…

« Vous reconnaissez sans doute comme moi cette grande vérité que la perfection en législation tend au rétablissement de cette égalité primitive que vous avez si bien chantée dans vos poèmes patriotiques, et comme moi, vous sentez sans doute encore que nous marchons à grands pas vers cette grande révolution.

« … Oui, vous êtes peut-être réservé, et peut-être l’étions-nous tous deux pour sentir les premiers et pour faire sentir aux autres le grand mystère, le secret qui doit briser les chaînes humaines. Si cela est, que je vous vois grand entre les législateurs !

« Mais, comment conçois-je qu’avec toute la force dont vous êtes armé, il vous sera possible de diriger les premiers mouvements pour accélérer une aussi belle victoire ? Sera-ce ouvertement et par un manifeste précis qu’il faudra que s’annonce le sauveur du monde ? Non, sans doute, et l’on ne serait pas bien reçu, je pense, à proposer tout crûment (ces idées ?) à notre malheureuse assemblée. La vertu se verra donc, pour combattre la corruption, forcée de se servir des armes généralement introduites par celle-ci. Il faudra qu’elle oppose politique à politique. Il faudra que les dispositions premières soient bien masquées, et qu’elles ne paraissent tendre aucunement vers le but concerté.

« Mais je réfléchis, je me dis : « Il n’est presque personne qui ne rejette fort loin la loi agraire ; le préjugé est bien pis encore que pour la royauté et l’on a toujours pendu ceux qui se sont avisés d’ouvrir la bouche sur ce grand sujet. Est-il bien certain que J.-M. Coupé lui-même sera d’accord avec moi sur cet article ? Ne m’objectera-t-il pas aussi avec tout le monde que de là résulterait la défection de la société ; qu’il serait injuste de dépouiller tous ceux qui ont légitimement acquis, que l’on ne ferait plus rien les uns pour les autres et que dans la supposition de possibilité de la chose les mutations postérieures auraient bientôt rétabli le premier ordre ? Voudra-t-il se payer de mes réponses : que la terre ne doit pas être aliénable ; qu’en naissant chaque homme en doit trouver sa portion suffisante comme il en est de l’air et de l’eau ; qu’en mourant il doit en faire hériter, non ses plus proches dans la société, mais la société entière ; que ce n’a été que ce système d’aliénabilité qui a transmis tout aux uns et n’a plus laissé rien aux autres ; que c’est des conventions tacites par lesquelles les prix des travaux les plus utiles ont été réduits au taux le plus bas, tandis que les prix des occupations indifférentes ou même pernicieuses pour la société furent portés au centuple, qu’est résulté du côté de l’ouvrier inutile le moyen d’exproprier l’ouvrier utile et le plus laborieux ; qu’en ayant eu plus d’uniformité dans les prix de tous les travaux si l’on n’eût pas assigné à quelques-uns d’eux une valeur d’opinion, tous les ouvriers seraient aussi riches à peu près les uns que les autres ; qu’ainsi un nouveau partage ne ferait que remettre les choses à leur place ; que si la terre eût été déclarée inaliénable, système qui détruit entièrement l’objection des craintes du rétablissement de l’inégalité par les mutations, après le nouveau partage, chaque homme eût toujours été assuré de son patrimoine et nous n’aurions pas donné naissance à ces inquiétudes continuelles et toujours déchirantes sur le sort de nos enfants ; de là l’âge d’or et la félicité sociale au lieu de la dissolution de la société ; de là un état de quiétude sur tout l’avenir, une fortune durable perpétuellement à l’abri des caprices du sort, laquelle devrait être préférée même par les plus heureux de ce monde s’ils entendaient bien leurs vrais intérêts ; enfin, qu’il n’est pas vrai que la disparition des arts serait le résultat forcé de ce nouvel arrangement, puisqu’il est sensible au contraire que tout le monde ne pourrait pas être laboureur ; que chaque homme ne pourrait pas plus qu’aujourd’hui se procurer à lui seul toutes les machines qui nous sont devenues nécessaires ; que nous ne cesserions pas d’avoir besoin de faire entre nous un échange continuel de services et qu’à l’exception de ce que chaque individu aurait son patrimoine inaliénable, qui lui ferait dans tous les temps et toutes les circonstances un fonds, une ressource inattaquable contre les besoins, tout ce qui tient à l’industrie humaine resterait dans le même état qu’aujourd’hui ! »


Tête de Marat mort.
(D’après une peinture du Musée Carnavalet.)


Que servirait aujourd’hui de discuter ces conceptions encore incertaines ? Sous le nom de loi agraire c’est bien le partage des terres qu’entend Babeuf, c’est-à-dire, en un sens, ce qui paraît le plus contraire au communisme. Mais ce partage est tempéré par l’inaliénabilité du sol et la perpétuité de son caractère social. C’est donc, si l’on peut dire, une sorte de communisme parcellaire, et appliqué à la terre seulement. Comment concilier le régime d’inaliénabilité et de socialité imposé au sol et le régime d’individualisme écononomique, d’anarchie et de concurrence capitaliste que Babeuf entend maintenir pour l’industrie ? Au fond, si l’on y prend bien garde, cette première revendication babouviste serait satisfaite si, sous une forme quelconque, un capital minimum (capital foncier ou capital mobilier) était assuré à tout citoyen. Ainsi la loi agraire, si elle ne s’élargit pas en communisme, si elle ne donne pas un caractère collectif social à la production comme à la propriété, n’apparaît guère que comme une forme de l’assurance sociale. Mais en faisant de tout le sol, inaliénable quoique divisible, le gage social de cette assurance, Babeuf annonce déjà le communisme. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est cette souplesse, cette ingéniosité d’un esprit toujours en travail, qui ne s’immobilise pas dans des formules, et qui cherche sans cesse la meilleure adaptation possible de son idéal égalitaire aux conditions politiques et sociales toujours changeantes où il se meut. Il n’y a ni empirisme dans cet esprit hanté de l’absolu, ni doctrinarisme dans cet esprit ouvert à la vie. Et il marque en traits admirables comment c’est de l’évolution même de la démocratie poussée à ses conséquences logiques, que l’égalité sociale résultera. C’est par cette fusion avec la démocratie naissante que le communisme sort des régions abstraites et utopiques et entre dans le mouvement de la vie. Selon lui, la démocratie politique est un socialisme qui s’ignore et qui peu à peu prend conscience de lui-même. Il y a dans la méthode d’interprétation de Babeuf quelque chose de l’ironie socratique. Il va se faire l’« accoucheur » de l’esprit révolutionnaire et amener la Révolution, sans qu’elle s’en doute, à produire tout ce que contient son idée.

« Je vais vous prouver à vous-même, cher frère, et en même temps à moi, que vous partez pour l’Assemblée législative avec les dispositions de faire consacrer tout cela comme articles de loi constitutionnelle. Je vous ai dit, dans ma précédente, que mes vœux seraient : 1o que les législateurs de toutes les législatures reconnussent pour le peuple qu’Assemblée constituante est une absurdité ; que les députés commis par le peuple sont chargés dans tous les temps de faire ce qu’ils reconnaîtront utile au bonheur du peuple… De là obligation et nécessité de donner la subsistance à cette immense majorité du peuple qui, avec toute sa bonne volonté de travailler, n’en a plus. Loi agraire, égalité réelle. »

« Assemblée constituante est une absurdité » : c’est une parole vraiment révolutionnaire et géniale. Pourquoi établir des différences de profondeur entre le mandat reçu par une assemblée et le mandat reçu par l’assemblée suivante ? C’est toujours la même volonté du peuple, la même force du peuple qui s’exprime. Pourquoi dès lors reconnaître un caractère fondamental à certaines lois, à certaines institutions qui ne sont sans doute que l’expression passagère d’un mouvement social qui continue à aller bien au delà ? Prétendre constituer une société, c’est prétendre l’arrêter au premier degré d’organisation que la paresse de l’esprit ou la pesanteur des choses n’a pu franchir immédiatement. Non, l’évolution se poursuit et l’avenir reste ouvert. Or, si à chaque période, à chaque moment, la souveraineté populaire est toujours aussi active, si elle a à toute heure le droit et le moyen de transformer la Constitution et les lois, comment n’usera-t-elle pas de cette force toujours vive, toujours puissante, toujours efficace, pour améliorer la condition du peuple lui-même ? Ainsi, la démocratie, si elle n’est pas immobilisée comme un bloc de glace, si elle reste à l’état fluide et mouvant, ne peut pas ne pas aboutir à l’égalité de fait.

« 2o Que le veto, véritable attribut de la souveraineté, soit au peuple, et avec un succès assez apparent (puisque nous avons vu depuis, dans le petit livre de la ratification de la loi que je vous ai communiqué, que nos moyens ressemblent à ceux de l’auteur) j’en ai démontré la possibilité d’exécution contre tout ce qui a pu être dit de contraire. De ce veto du peuple ne faut-il pas attendre qu’il sera demandé par la partie souffrante et toujours exposée jusqu’alors à ce cruel sentiment de la faim, un patrimoine assuré : Loi agraire. »

Que le peuple ait le droit de veto sur les lois : il arrêtera toutes les lois jusqu’à ce que la subsistance de tous les citoyens soit assurée par la loi.

« 3o Qu’il n’y ait plus de division de citoyens en plusieurs classes ; admission de tous à toutes les places ; droit pour tous de voter, d’émettre leurs opinions dans toutes les assemblées ; de surveiller grandement l’assemblée des législateurs ; liberté de réunion dans les places publiques ; plus de loi martiale ; destruction de l’esprit de corps des gardes nationales en y faisant entrer tous les citoyens sans exception, et sans autre destination que celle de combattre les ennemis extérieurs de la France. De tout cela nécessairement va découler l’extrême émulation, le grand espoir de liberté, d’égalité, d’énergie civique, les grands moyens de manifestation de l’opinion publique, par conséquent expression du vœu général qui est, en principe, la loi ; la réclamation des premiers droits de l’homme, par conséquent, du pain honnêtement assuré à tous : Loi agraire. »

Babeuf va jusqu’à s’intéresser, en vue de son idéal égalitaire, au mécanisme même de délibération dans les assemblées : grande leçon pour les doctrinaires d’un socialisme théorique, qui affectent indifférence et dédain pour le jeu parlementaire.

« 4o Que toutes les causes nationales soient traitées en pleine assemblée et qu’il n’y ait plus de comités. De là disparaît cette négligence, cette apathie, cette insouciance, cet abandon absolu à la prétendue prudence d’une poignée d’hommes qui mènent toute une assemblée, et près desquels il est bien plus facile de tenter la corruption. De là, l’obligation pour tous les sénateurs de s’occuper essentiellement de tout objet mis à la discussion et de se déterminer en connaissance de cause ; de là, l’éveil donné à tous les défenseurs du peuple et la nécessité de soutenir ses droits les plus chers, par conséquent de veiller à ce que précisément tous puissent vivre : Loi agraire.

« 5o Que le temps de la réflexion soit amplement accordé pour la discussion de toutes les matières. De là, va résulter que non seulement les improviseurs, les étourdis, les parleurs perpétuels, les gens qui débitent toujours avant d’avoir pensé, ne soient pas les seuls en possession de déterminer les arrêtés, mais qu’encore les gens qui aiment à méditer un plan avant de prononcer, influenceront aussi sur les décisions. De là, un phraseur intéressé à combattre tout ce qui est juste ne viendra plus vous écarter une bonne proposition par quelque rien subtil et propre seulement à faire illusion ; et si on vient parler pour celui dont les besoins pressent le plus, l’honnête homme peut peser et appuyer la proposition et obtenir le triomphe de la sensibilité ; Grand acheminement, à la loi agraire. »

Si donc l’institution démocratique est toute entière un acheminement à la loi agraire, que doivent faire les amis de la loi agraire ? Seconder le mouvement de la démocratie avec l’élan que leur donne l’acceptation de ses conséquences extrêmes, mais sans effrayer la nation encore aveugle par la déclaration publique et prématurée du but où ils tendent, et où la force des choses conduit silencieusement.

« Eh bien ! Frère patriote, si les principes que je viens de poser ont toujours été les vôtres, il faut y renoncer aujourd’hui si vous ne voulez pas la loi agraire, car, ou je me trompe bien grossièrement, ou les conséquences dernières de ces principes sont cette loi. Vous travaillerez donc efficacement en sa faveur si vous persistez dans ces mêmes principes. On ne compose point avec eux, et si, au for intérieur, vous vous proposez quelque chose de moins que cela dans votre tâche de législateur, je vous le répète, liberté, égalité, droits de l’homme seront toujours des paroles redondantes et des mots vides de sens.

« Je le redis aussi de nouveau, ce ne serait point là les intentions qu’il faudrait d’abord développer ; mais un homme de bonne volonté avancerait beaucoup le dénouement s’il s’attachait à faire décréter toutes nos bases ci-dessus posées sur le fondement de la plénitude des droits de liberté dus à l’homme, principe qu’on peut toujours invoquer et professer hautement et sans courir de danger. Ce qu’on appelle les aristocrates ont plus d’esprit que nous : ils entrevoient trop bien ce dénouement. Le motif de leur opposition si vive dans l’affaire des Champarts vient de ce qu’ils craignent qu’une fois qu’il aura été porté une main profane sur ce qu’ils nomment le droit sacré de propriété, l’irrespect n’aura plus de bornes. Ils manifestent très généralement leurs craintes sur ce qu’espèrent les défenseurs de ceux qui ont faim, je veux dire sur la loi agraire, pour un moment fort prochain.

« J’aime à m’étendre sur le grand sujet que je traite devant une âme aussi sensible que je connais la vôtre. Car ici c’est du pauvre auquel on n’a point songé encore, c’est, dis-je, du pauvre qu’il doit être principalement question dans la régénération des lois d’un empire ; c’est lui, c’est sa cause qu’il intéresse le plus de soutenir. Quel est le but de la société ? N’est-ce pas de procurer à ses membres la plus grande somme de bonheur qu’il est possible ? Et que servent donc toutes vos lois lorsqu’en dernier résultat elles n’aboutissent point à tirer de la profonde détresse cette masse énorme d’indigents, cette multitude qui compose l’immense majorité de l’association ? Qu’est-ce qu’un comité de mendicité qui continue d’avilir les humains en parlant d’aumônes et de lois répressives tendant à forcer un grand nombre des malheureux de s’ensevelir dans des cabanes et d’en mourir d’épuisement, afin que le triste spectacle de la nature en souffrance n’éveille point les réclamations des premiers droits de tous les hommes qu’elle a formés pour qu’ils vivent et non pas pour que quelques-uns d’entre eux seulement accaparent la subsistance de tous ?

« On a souvent parlé de donner une propriété prise sur les biens du clergé à tout soldat autrichien ou autre séide de despote qui, renonçant à exposer sa vie pour la cause du tyran, viendrait se jeter sur votre bord…

« Comment a-t-on pu songer à être si généreux envers des hommes que le seul intérêt du moment déterminerait à ne plus nous faire de mal, et oublier que nous avons le plus grand nombre de nos concitoyens qui languissent épuisés de toutes les ressources nécessaires pour soutenir leur existence ? »

Babeuf tire ainsi à lui toutes les lois, toutes les mesures d’ordre social ébauchées par la Révolution. Mais si les amis de la loi agraire n’avouent pas leur but suprême, s’ils se contentent d’y aller, sans le nommer, par tous les acheminements de la démocratie, leur programme apparent se confond avec le programme de la démocratie extrême que, dès 1791, Robespierre opposait à la démocratie semi-oligarchique de la Constitution nouvelle. Aussi, Babeuf à cette date est-il très robespierriste, et il y a, selon lui, une telle liaison, une telle pénétration de la démocratie et de la « loi agraire » qu’il va jusqu’à supposer que Robespierre étant pleinement démocrate est « agrairien ».

« Analysez Robespierre, écrit-il, vous le trouverez aussi agrairien en dernier résultat, et ces illustres sont bien obligés de louvoyer parce qu’ils sentent que le temps n’est pas encore venu. »

Mais qu’est-ce à dire ? et qui ne voit se dessiner la tactique discrète et profonde des communistes pendant la première période conventionnelle ? Si, en 1791, il était à la fois dangereux et inutile d’afficher la loi agraire et le communisme, — dangereux parce que l’égoïsme des possédants et l’aveuglement du peuple feraient payer cher au téméraire son affirmation prématurée, inutile parce que la seule évolution de la démocratie, si elle est vigoureuse et logique, suffit à réaliser l’idéal d’égalité sociale, — c’est encore plus dangereux après le Dix-Août parce que l’alarme de la bourgeoisie est plus vive, et c’est encore plus inutile parce que la démocratie est plus forte.

Ces alarmes sur la propriété qui suivent le Dix-Août et qui s’aggravent à mesure que la Commune de Paris semble élargir son influence, elles se traduisent dans bien des discours. C’est cette inquiétude qui, selon Rabaut Saint-Étienne, a dominé les élections à la Convention et ses premières séances.

Dans des notes qu’il avait prises sur les premières séances (peut-être en vue d’écrire une histoire de la Convention à laquelle bientôt il renonça), et que M. Zivy a transcrites et commentées, Rabaut Saint-Étienne dit :

« On décrète… sur la proposition de M. Danton, que la sûreté des personnes et des propriétés est sous la sauvegarde de la nation. Cette dernière proposition est faite pour détourner la crainte qu’on pourrait avoir que la Convention nationale n’adoptât la doctrine prêchée depuis quelque temps à Paris, de partager les terres et les biens, de dépouiller les riches et de leur faire la guerre par les pauvres. M. Marat est le principal professeur de cette doctrine, selon sa devise ; Ut redeat miseris, abeat fortuna superbis ; et la Convention a rejeté cette doctrine avec horreur ; cela tiendra-t-il longtemps ? La plupart des départements ont affecté d’envoyer des députés propriétaires à cause de la terreur qu’y inspire la doctrine de les dépouiller ; mais les députés ne connaissent pas la force de l’influence du peuple de Paris, ni l’habileté de ceux qui le conduisent. »

Et il n’est qui voir ce parti-pris alarmiste de la Gironde dès le début pour deviner le parti qu’elle tirerait de la publication d’une lettre comme celle à Coupé de (l’Oise). Que Babeuf se tienne sur ses gardes.

J’ai noté déjà comment Pénières parle de l’ébranlement du droit de propriété, et comment il s’effraie. Bancal, dans l’exposé des motifs de son plan de Constitution, dit qu’après le Dix-Août le lien social semblait rompu. Oh ! oui ! que les communistes ne s’écartent pas en 1793 de la règle de prudence que Babeuf se traçait à lui-même en septembre 1791 ! Voici qu’à la demande de Cambon et pour rassurer les acquéreurs présents et futurs de biens nationaux, la Convention, sur un discours de Barère, porte, le 18 mars 1793, une loi terrible contre quiconque proposerait d’attenter aux propriétés :

« Un autre sujet d’inquiétude et d’alarmes pour les départements, sont les déclamations qu’on s’est permises contre la propriété. Il faut dire aux départements que vous ne souffrirez pas qu’il soit porté la moindre atteinte aux propriétés, soit territoriales, soit industrielles (Vifs applaudissements).

« Les prêtres qui n’estiment que les biens de ce monde en nous parlant de l’autre, furieux de se voir dépouillés des richesses scandaleuses dont ils jouissaient voudraient aujourd’hui faire dépouiller les riches propriétaires. La Révolution, disent-ils, n’a été faite que pour eux, et c’est ainsi qu’ils prêchent la subversion de toutes les propriétés. Les parents des émigrés disent à leur tour : « On a dépouillé nos familles, il faut dépouiller les autres », car ce n’est que dans l’anarchie qu’ils peuvent trouver la vengeance après laquelle ils soupirent, ou le despotisme qui leur rendra les biens qu’ils regrettent et les hochets qu’ils pleurent. Il faut donc que vous fassiez à l’égard des propriétés une déclaration franche et solennelle qui déjoue les manœuvres des uns et des autres, et qui dissipe toutes les alarmes…

« … Si je ne croyais insensés les hommes qui, sans savoir ce qu’ils disent, parlent de la loi agraire, je parlerais d’une mesure que vous avez souvent employée en pareille circonstance. Ce serait de porter une peine capitale contre ces hommes qui prêchent une loi subversive de tout ordre social, impraticable, et qui, par la destruction de toute ressource industrielle, tournerait à la perte de ceux-là mêmes qui croiraient pouvoir s’y enrichir. Je propose la peine…

« — Plusieurs membres sur la Montagne, et après eux l’Assemblée tout entière : la peine de mort !

« Marat. — Point de décret d’enthousiasme !

« Barère. — Certes, s’il est un mouvement qui ne puisse être trop rapide pour honorer la Convention, pour sauver la patrie, c’est celui qui vient d’avoir lieu. Si vous avez décrète par une acclamation semblable la peine de mort contre quiconque proposerait le rétablissement de la royauté, la force du sentiment a bien pu provoquer le même enthousiasme lorsqu’il s’agit de prévenir la subversion de la société. Oui, je crois que vous avez trouvé un grand moyen de tranquillité publique, qui fera cesser à l’instant les alarmes des citoyens, qui augmentera la richesse nationale, et doublera vos ressources contre vos ennemis ; car vous n’existerez, la République ne sera basée que sur les biens nationaux. Or, comment les vendrez-vous, si vous ne rassurez les propriétaires ? Comment intéresserez-vous les riches au sort de votre République, si vous ne les engagez à porter leurs capitaux sur cette terre nationale ? Je propose donc la peine de mort contre quiconque proposera la loi agraire.

Levasseur complète et modernise la formule :

« La loi agraire, dit-il, était chez les Romains le partage des terres conquises ; ici, il ne s’agit point de cela, il s’agit du partage des biens. »

Ainsi, la Convention adopte :

« La Convention nationale décrète la peine de mort contre quiconque proposera une loi agraire ou toute autre, subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles. »

Cela tombait droit sur Babeuf, sur tout son système et sur les expressions mêmes dont il se servait pour le caractériser. Non, l’heure n’est pas venue pour lui, ni pour ceux qui comme lui étaient, selon le mot de Buonarotti, les amis de l’égalité et de la justice, de se livrer à des manifestations doctrinales. Deux fois terrible est la loi de la Convention, d’abord parce qu’elle frappe de la peine de mort, et ensuite, parce qu’après la parole de Barère il semble que la loi agraire soit une mesure de contre-révolution. C’était une tactique assez habile et qui répondait en partie à la vérité.

Oui, les prêtres, les émigrés essayaient d’ameuter les paysans, les fermiers contre le nouveau détenteur du domaine arraché à l’Église ou à la noblesse félone. Oui, ils espéraient ainsi propager l’inquiétude, ralentir ou même arrêter la vente des biens nationaux et des biens d’émigrés, et maintenir vacante la propriété où ils reviendraient un jour. Barère enveloppait dans la manœuvre de contre-révolution tous ceux qui, à quelque titre que ce fût, ébranlaient la propriété : Que les communistes à la Babeuf se garent et se taisent s’ils ne veulent pas être foudroyés par la plus sinistre équivoque, comme des contre-révolutionnaires !

C’est la Montagne qui, la première, a crié : la mort ! cette Montagne où siège Robespierre, cette Montagne dont Babeuf attend, par l’accomplissement de la démocratie, l’avènement de l’égalité sociale. Pourquoi créer entre elle et lui un lugubre malentendu ?

Aussi bien la loi du 18 mars était-elle une loi de réaction sociale ? Elle n’aurait eu ce caractère que si vraiment il y avait eu, à cette date, un parti capable de tirer les conséquences communistes de la Révolution, et de gouverner, de sauver la France révolutionnaire selon cette formule souveraine. Ce parti, Babeuf savait bien qu’il était à peine ébauché, ou même qu’il n’existait encore que comme une virtualité de la démocratie et de la Révolution. Au demeurant, Barère et la Convention s’empressaient le même jour de corriger l’effet du décret terrible par l’annonce de mesures sociales destinées à protéger le pauvre.

« Mais, citoyens, ajoute aussitôt Barère, en même temps que vous faites cesser les calomnies, en assurant les citoyens sur les propriétés de tous genres, il est très bon de dire que vous vous occuperez avec intérêt, et très prochainement, d’organiser les secours publics, car c’est une dette sociale. Que serait-ce que des propriétaires qui, entourés d’hommes que le régime ancien avait condamnés pour toujours à la misère, les forceraient à respecter les propriétés, et leur refuseraient les secours que tout homme qui a du superflu doit à l’homme qui meurt de faim ? Le rapport sur l’organisation des secours publics est prêt. Je demande qu’il soit mis demain à l’ordre du jour. » (Vifs applaudissements.)

Ô Babeuf, pas de communisme ! mais que les pauvres qui mendiaient reçoivent de la nation un morceau de pain. C’est l’équilibre de Barère. Et il continue, donnant lui-même des arguments contre la propriété qu’il protège par la peine de mort :

« Il est deux autres mesures à prendre. Remarquez que je ne cherche ici qu’à rallier la Convention nationale, et autour d’elle la confiance de la nation, car tous nos efforts doivent tendre à faire un faisceau de forces « entre nos ennemis. L’impôt progressif que je fais profession de regarder comme une institution infiniment juste, quoique quelques personnes l’aient cru impossible, a été travaillé en comité ; plusieurs hommes sages s’en sont occupés ; je demande que le rapport soit fait sous trois jours. (Double salve d’applaudissements.)

« Un grand nombre de membres. — Aux voix le principe ! »

Et aussitôt la Convention décrète :

« Pour atteindre à une proportion plus exacte dans la répartition des charges que chaque citoyen doit supporter en raison de ses facultés, il sera établi un impôt gradué et progressif sur le luxe et les richesses tant foncières que mobilières. »

Marie-Anne Charlotte Corday ci-devant de Saint-Amand, âgée de 25 ans, assassin de Marat, écrivant sa dernière lettre à son père.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Et maintenant, contre les accapareurs de biens nationaux, contre les châteaux des nobles ! Barère reprend en effet :

« Un décret portait que les biens des émigrés seraient vendus par petites portions, cependant rien ne se fait. Les citoyens des campagnes murmurent. Je sais que des accapareurs sont venus de Bordeaux dans nos départements pour acheter en masse tous les biens des émigrés, et à un prix bien inférieur à leur valeur réelle. La division de ces biens est nécessaire même pour la stabilité de ce nouvel ordre de choses. Un grand propriétaire ne s’exposera pas pour défendre une propriété nouvellement acquise contre l’émigré qui tenterait de rentrer en jouissance. Il fuira sur un autre domaine, mais un agriculteur, un homme pauvre venu de la cité pour exploiter un petit terrain dont vous lui avez facilité l’acquisition, défendra sa propriété autant que son existence, et la Révolution ainsi consolidée par l’intérêt d’une foule de petits propriétaires sera inébranlable… Il y a une foule de châteaux d’émigrés, vieux repaires de la féodalité, qui resteront nécessairement invendus, qui ne serviront ni pour les établissements d’éducation publique, ni pour les assemblées primaires. Ces masures, qui souillent encore le sol de la liberté, peuvent, par leur démolition, servir à favoriser les pauvres et laborieux agriculteurs, et à créer des villages en même temps que vous fertiliserez les campagnes… »

La « loi agraire » n’avait pas été tout à fait inutile. La Convention ne pouvait la combattre qu’en décrétant des mesures sociales dans l’intérêt du peuple. Le discours de Barère représente assez bien la ligne centrale, l’axe des opinions et des doctrines de la Convention : maintenir sous toutes ses formes (sauf la forme féodale), la propriété individuelle, mais aider à la multiplication des petites propriétés et demander aux grandes les sacrifices nécessaires pour assurer le peuple contre l’indigence. Mais au fond, à ce moment, toutes les déclarations de Barère et de l’Assemblée, en quelque sens qu’elles se produisent, sont un expédient politique plus encore que l’expression d’une doctrine sociale. Si les promoteurs de la loi agraire sont menacés de mort, c’est parce qu’il faut déjouer la propagande alarmiste de la contre-révolution et rassurer les acheteurs de biens nationaux sans lesquels la France révolutionnaire aurait sombré dans le déficit et la détresse. Si, au contraire, l’impôt progressif, l’organisation des secours publics, la protection des petits acheteurs, la distribution des matériaux des manoirs féodaux aux cultivateurs pauvres sont annoncés, c’est pour attacher le plus grand nombre possible d’intérêts à la Révolution menacée par des coalitions formidables.

Le décret contre quiconque proposerait la loi agraire était plus terrifiant d’aspect qu’efficace, car comment atteindre, par une formule pénale, toute une idée qui pouvait s’insinuer sous les formes les plus diverses et par les moyens les plus subtils ? Il est assez piquant de noter que Barère, dans ses Mémoires, fait le plus cordial et le plus magnifique éloge du communiste Buonarotti, de son esprit, de son élévation morale, de sa largeur de pensée, de son dévouement « au bonheur commun ». C’était donc une loi de circonstance, plus encore que la manifestation irréductible de l’égoïsme bourgeois. Et que de déguisements pouvait prendre la loi agraire ! Quelques jours à peine après le vote formidable de la Convention, celle-ci recevait la députation des sections qui, demandant la taxe des denrées, lui disaient : « Les biens de la terre sont communs à tous comme l’air et comme la lumière ». Nul n’osa éveiller la foudre du décret du 18 mars pour foudroyer cette