La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie IV/Chapitre V

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V

L’ASSASSINAT DE LA REINE DE CORÉE



Désordres causés par les Kounrentaï. — Au moment de la célébration des fêtes de la mi-automne, plusieurs bagarres éclatèrent entre les Kounrentaï et les forces de police de la ville. Le 6 octobre, une nouvelle échauffourée démoralisa tellement celle-ci qu’elle abandonna ses guérites et ses postes et laissa les émeutiers maîtres de Séoul.

On ne s’alarma pas de cette situation, malgré les précédents.

Non qu’on se fût mépris sur ce que l’on pouvait attendre de ces 1 000 soldats levés, armés et instruits par des officiers japonais. Après avoir subi ce fait, qu’ils n’avaient pu éviter, le Roi et la Reine s’étaient ingéniés à le faire tourner à leur avantage. Ils avaient mis à la tête du nouveau corps Hong, qui avait sauvé la Reine de la mort pendant la révolution de 1882. Il avait été créé colonel, et son ancienne prouesse pouvait garantir de sa part une fidélité et une vigilance à toute épreuve.

Malheureusement, ses soldats, convaincus qu’ils étaient appelés à régénérer leur pays, traduisaient, en bons Orientaux, cette pensée trop haute et trop désintéressée pour eux, par une quasi-certitude de grades et de dignités dans l’ordre politique qui remplacerait l’ancien état de choses. Incapables de concevoir le patriotisme, et aussi absorbés que tous leurs concitoyens dans la poursuite exclusive de leurs intérêts immédiats, habitués par une tradition immémoriale aux rivalités de factions et aux luttes sans scrupule, ils vivaient dans la complète indiscipline d’une soldatesque qui se sent, par ses ai-mes, maîtresse d’une population passive.

Reconstitution d’une nouvelle garde du Palais. — La garde du Palais Neuf leur avait été enlevée. La Reine n’avait pas oublié que le Palais avait été livré aux Japonais en juillet 1894 par le commandant de la garde An-Kei-jou, gagné par eux et qui avait à son tour pratiqué ses soldats.

Elle avait complété ses précautions en reformant un corps dont les intrigues japonaises avaient réussi à amener le licenciement, en lui confiant tous les postes du Palais Neuf, et en mettant à sa tête le colonel Hyeun, qui avait sauvé la vie de la souveraine en 1884, pendant la conspiration de Kim-ok-Kioum.

Elle avait fait rappeler par le Roi et placer près de lui ses propres parents les Min. Elle travaillait à faire nommer ministre de la Maison du Roi son frère Min-yong-Choun, et à former, avec d’autres de ses parents et des partisans dévoués, un conseil secret, Shoseï-in, à l’aide duquel elle espérait annihiler le cabinet officiel qui faisait uniquement les affaires des Japonais. Elle faisait à ce dernier une guerre acharnée.


Éloignement des ministres pro-japonais. — You-Kit-sou-eï, chef du secrétariat du Ministère, dangereux intrigant qui, sous prétexte d’opposition aux Min, servait le vicomte Mioura Goro, fut forcé de se démettre et envoyé gouverner la place de Oui-chiou, sur le Yalou.

An-Kei-jou, ministre de la Guerre, fut également démasqué et réduit à démissionner. Il paya ainsi sa trahison, après lui avoir dû son élévation.

Kim-Kachin, ministre de l’Agriculture et du Commerce, eut même fortune, pour les mêmes motifs.

Enfin, le président du Conseil, Kim-Koshou, chef de la faction dite des Indépendants, pour les mêmes raisons sans doute que l’âne était baptisé jadis Auritulus, après avoir promis au comte Inouye de ne se retirer que s’il était jeté à la porte de force, commençait à laisser entrevoir qu’il désirait se retirer.

La Reine se laissa tromper par tous ces succès, elle crut avoir gagné la partie, et pour s’être relâchée un instant de sa vigilante méfiance, succomba.


Désarmement de la garde du Palais. — Du 1er au 6 octobre, plusieurs détachements de la garde du Palais furent envoyés au dehors, sur l’ordre de Kim-Koshou ; le reste des soldats dut rendre ses uniformes et ses armes pour recevoir en échange des fusils hors de service, sans munitions.

Le 7 octobre, alors que les Kounrentaï révoltés étaient maîtres de la ville, aucun poste ne gardait les avenues du Palais qui mènent au bâtiment habité par la famille royale, et toutes les portes étaient ouvertes.

Pendant toute la journée, on vit les émeutiers se rapprocher peu à peu du Palais dans toutes les directions. À la nuit, ils l’entouraient.

La description déjà donnée de l’édifice permettra de bien suivre toutes les péripéties du drame.

De chaque côté de l’avenue de 100 mètres de large un bataillon japonais était logé dans les yamen que nous y avons décrits.


Attaque du Palais, le 8 octobre, à quatre heures du matin. — À quatre heures du matin, le 8, les sentinelles donnèrent l’alarme : le palais était menacé et allait être attaqué. Les officiers des gardes sortirent de leurs logements dans la première cour. Les uns coururent ou palais privé, pour informer le Roi ; les autres à leurs divers postes. On découvrit une bande de soldats japonais le long du mur ouest, en dehors, près de la porte qui conduit à l’enclos et au bassin du Kiosque d’été. Le colonel Hong, informé de ce fait, sauta à cheval et courut faire son rapport au ministre de la Guerre. Quand il revint, il trouva ses soldats (les Kounrentaï) massés de chaque côté de la grande porte, devant les casernes des Japonais. Il leur ordonna de se disperser et de retourner à leurs postes. On tira sur lui : il tomba percé de huit coups de feu et fut haché de coups de sabre.

Il a été impossible de savoir à quoi fut dû ce revirement.

Aussitôt, les portes du palais furent forcées, les gardes prirent la fuite sans brûler une cartouche et les Kounrentaï qui entouraient les murs, y pénétrèrent de toutes parts.

Une bande de quinze soldats japonais environ apparut soudain dans la ruelle qui mène des palais des Audiences et du Conseil au Kiosque d’été, et longe à l’ouest, tout près, l’habitation particulière de la famille royale. Devant eux, une bande de fuyards, gardes du Palais, domestiques, etc., en tout environ 120 personnes, se massa dans le chemin bordé de platanes qui sépare le Sérail du Palais privé et mène au Jardin des Examens.

Cette tourbe de poltrons affolés était incapable d’écouter un ordre et d’y obéir. Un soldat, en chargeant son fusil, le fit partir accidentellement. Aussitôt ses camarades se mirent à tirailler à tort et à travers, si bien que huit des leurs furent tués ou blessés.

Un moment après, une autre bande de soldats japonais apparut, suivie du premier groupe de Kounrentaï qui ait paru dans le Palais. Derrière eux arrivait une troupe de Japonais en costume civil, dont beaucoup étaient armés.

Arrivés à l’entrée de l’habitation qu’occupait en ce moment le Roi, les troupes japonaises s’y établirent et en interdirent l’entrée aux Kounrentaï qui s’alignèrent devant la muraille.

Pendant ce temps, la scène capitale du drame s’accomplissait à l’intérieur de cette dernière enceinte.


Assassinat de la Reine par des « soshi » japonais. — Dès le début de l’alarme, on entendit dans le logement de la Reine, le bruit de l’enfoncement d’une porte, puis bientôt après de deux coups de feu. La vérité absolue est difficile à discerner au milieu des informations discordantes ; le fait indiscutable est qu’une entrée fut promptement découverte et qu’une bande de misérables « soshi » se mit à la recherche de la Reine. On dit qu’ils traînèrent des femmes par les cheveux pour les forcer à dénoncer la retraite de leur maîtresse.

Elle s’était réfugiée dans un des bâtiments à double étage de la première enceinte.

On y trouva d’abord le ministre de la Maison du Roi, Yi-Kyeung-jik, qui fut massacré.

À l’étage supérieur s’étaient réfugiées plusieurs dames. Les assassins saisirent d’abord la femme du prince héritier, la traînèrent par les cheveux, la rouèrent de coups, la blessèrent et la lancèrent de la véranda dans la cour.

Comme il était difficile de distinguer laquelle de ces femmes était la Reine, pour être sûrs de ne pas la manquer, les misérables en massacrèrent quatre.

Une servante du Palais a affirmé que l’une d’elles était la Reine ; qu’elle fut assommée, piétinée par une danse de cannibales et finalement achevée à coups de sabre !

Longtemps on en a douté, sans doute à cause des souvenirs des complots précédents. Le bruit a même couru que la Reine se cachait à la légation de Russie. Mais tout a donné à croire que, cette fois, les Japonais s’étant chargés de l’affaire, la victime que visaient leurs féroces et lâches rancunes, n’a pas échappé à ses assassins.


Participation du Taï-ouen-koun au complot. — Pendant ce temps, les gardes du Taï-ouen-koun à sa maison sur la rivière, étaient réveillés par des coups frappés à la porte par un soi-disant visiteur. Ils le prièrent de passer au large. Alors, sans autre procédure, une fenêtre fut enfoncée et successivement une bande de « soshi » japonais sauta au milieu des gardes paralysés par la peur.

En un clin d’œil, ils forcèrent une porte et entrèrent dans la chambre du Taï-ouen-koun. Celui-ci apparut bientôt suivi de ses serviteurs. Ils dépouillèrent les gardes de leurs uniformes, s’en revêtirent et partirent pour Séoul.

À leur arrivée au Palais, une escorte de soldats japonais les accompagnait comme garde d’honneur.

Dictature du Taï-ouen-koun. — Le Taï-ouen-koun fut mis en possession du pouvoir immédiatement, et deux proclamations pour annoncer les faits et prêcher le calme furent rédigées et affichées aux places officielles.

La fusillade inutile et maladroite des gardes réfugiés dans l’allée qui sépare le Sérail de l’habitation particulière du Roi, avait réveillé les indigènes et les étrangers à cinq heures du matin.

La grande avenue était encombrée de près de 10 000 Coréens. La Grande-Porte, gardée par des soldats japonais, laissait voir la première cour pleine de domestiques hommes et femmes. On en laissa sortir deux qui étaient blessés.

À sept heures, les Kounrentaï qui avaient chassé les gardes relevèrent, à la porte, les Japonais qui entrèrent dans l’intérieur.

À neuf heures, il y avait encore 4 000 badauds dans l’avenue. Les deux guichets du centre et de l’ouest de la Grande-Porte étaient barrés. Des soldats japonais allaient et venaient du Palais au dehors librement, par le guichet Est, gardé par les Kounrentaï baïonnette au canon. Un flot de Coréens sortaient après avoir été fouillés.

Sur l’avenue, l’étranger dont nous traduisons la déposition, rencontra un coolie japonais qui traînait sur une claie de bambous une masse recouverte d’une natte, précédé de quatre Japonais baïonnette au canon et escorté d’un peloton d’infanterie japonaise armée et marchant à l’ordonnance. (Était-ce le cadavre de la Reine ?)



Attitude de la presse japonaise. — Le Kokumin-Shimboun (National journal), lui, publia dès le 17 un récit complet de cette tragédie jaune.

Il exposa que la Reine se défiait des Kounrentaï, encourageait sous main les gardes du Palais à leur chercher des querelles, et travaillait à les faire désarmer et licencier. Que son projet avait transpiré et que cette troupe avait cherché le salut dans une alliance étroite avec le Taï-ouen-koun, sans pouvoir préciser si l’entente s’était faite soudainement ou était de date plus ancienne.

Le Kokumin affirma ensuite que le 8, à deux heures 40 du matin, le Taï-ouen-koun quitta sa villa de Kong-teuk-li, alla chercher à la porte Ouest de la ville une escorte d’un bataillon de Kounrentaï qui s’était trompé de chemin, et arriva avec lui à la porte Kouang-houa, la principale, du Palais Neuf. Il y fut accueilli à coups de fusil par les gardes qui s’enfuirent aussitôt, et par une bande d’une vingtaine d’hommes postés devant le ministère de l’Intérieur. Un de ceux-ci chargea le Taï-ouen-koun et fut tué. On le reconnut pour Ko-Kei-Kan (ce nom est estropié, le vrai est Hong), partisan juré de la Reine, et placé par elle à la tête des Kounrentaï.

Il était alors quatre heures du matin. Pendant que les Kounrentaï occupaient toutes les portes du Palais Neuf, le Taï-oueu-koun y rentrait sans autre résistance, se reposait au Taï-Ouan (Salles des Audiences) et allait au Kang-nyeung, habitation privée du Roi, pour lui demander audience. Il fut reçu à cinq heures et demie en présence du Prince héritier.

Les dames du Palais se rassemblèrent surprises et consternées dans une chambre. Qu’était devenue la Reine ? On l’ignorait.

Le Kokumin terminait en disant qu’une scène tumultueuse se produisit entre ces dames et les Kounrentaï, qui s’approchaient des appartements de la Reine « pour la protéger », dit ce journal.

Les premiers diplomates qui arrivèrent au Palais furent le plénipotentiaire japonais vicomte Mioura Goro, le chargé d’affaires russe M. Waeber, et le docteur Allen de la légation des États-Unis.

Ils furent immédiatement reçus par le Roi qu’ils trouvèrent en compagnie du Taï-ouen-koun.

Les Coréens assistèrent à cette tragédie inertes et passifs, en répondant aux questionneurs que c’était une querelle aristocratique et que cela ne regardait pas le peuple.

Quantité de hauts fonctionnaires cherchèrent leur salut dans la fuite, et le ministère fut entièrement changé.



Édits dégradant la Reine. — La Gazette officielle de Séoul publia, bien que le Roi ait refusé sa signature et déclaré qu’il se couperait la main plutôt que de la donner, un édit qui accusait la Reine d’avoir causé tous les malheurs récents et maudissait sa mémoire. Le lendemain 12, un autre édit parut, qui élevait la morte au rang de concubine de première classe, par égard pour le dévouement témoigné au Roi son père par le Prince héritier.

Mesures prises par le gouvernement japonais. — Dès que la nouvelle de ce drame parvint au Japon, le gouvernement impérial désavoua immédiatement et hautement toute connaissance du complot et toute participation quelconque à son exécution.

Il chargea M. Komoura, directeur du Bureau diplomatique, et un autre haut fonctionnaire, d’aller en Corée comme commissaires spéciaux et d’y faire, de concert avec le vicomte Mioura Goro, une enquête approfondie sur le crime.

Les deux commissaires arrivèrent à Séoul le soir du 15 octobre.

Les autorités consulaires japonaises avaient déjà fait arrêter 15 soshi et les retenaient pour l’enquête.

Mais, beaucoup de leurs honnêtes collègues avaient jugé à propos de changer d’air, et les étrangers, bien placés pour être sceptiques, se demandaient si les coupables n’étaient pas partis avec cette volée d’émigrants ?

En même temps, s’il faut en croire le journal japonais Asahi, du 12 octobre, un édit royal fut proclamé, pour calmer la surexcitation des Min, dont on redoutait les représailles.

Le Nichi-Nichi publiait, le même jour, une dépêche de Fousan, disant que les ministres étrangers tenaient à Séoul de fréquentes conférences auxquelles le représentant japonais n’était pas appelé.

Un autre journal publiait le témoignage du général W. Mac E. Dye et de l’architecte russe Souvatine, que j’ai vu à Séoul. Tous deux habitaient le palais et déclaraient que les troupes japonaise l’évacuèrent aussitôt que l’ordre y fut rétabli.

Édit de l’Empereur du Japon. — Le 18 octobre, la Gazette officielle de l’Empire du Japon publia l’ordonnance impériale suivante :

« Nous, jugeant qu’il y a nécessité urgente, et agissant après avis de notre Conseil Privé et conformément aux stipulations de l’article VIII de la Constitution Impériale, défendons par le présent édit que, à l’exception des fonctionnaires civils et militaires ou des personnes munies d’instruction par les chefs des Départements ministériels, aucun sujet japonais se rende en Corée sans avoir obtenu la permission du gouverneur local dans le district duquel il réside. »

Ce texte donne lieu à plusieurs observations. Il crie « au feu ! » trop tôt et trop tard. Il sous-entend que les émigrants japonais pour la Corée auraient mérité une étroite surveillance et accuse la responsabilité de l’administration japonaise, qui ne l’avait pas exercée. Il vise, sans les nommer, les « soshi », cette variété japonaise de l’anarchiste, dont la malfaisance n’avait pourtant rien de mystérieux, puisqu’après la ratification du traité de Chimonoseki, tous les Ministres se faisaient garder à vue pour éviter d’être assassinés par eux. Et il semble se hâter de décliner toute responsabilité, pour le cas où l’enquête viendrait à démontrer qu’ils s’étaient rendus coupables de l’abominable guet-apens qui avait rendu au Japon le service de supprimer la Reine, son plus dangereux ennemi en Corée.