La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie IV/Chapitre VI

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VI

APRÈS L’ASSASSINAT DE LA REINE, LE ROI DE CORÉE SE RÉFUGIE À LA LÉGATION DE RUSSIE



Rappel du vicomte Mioura Goro. Nomination à sa place du vicomte Komoura. Le comte Inouye Envoyé Extraordinaire. — Pour donner plus de force à ces protestations, le comte Inouye, malgré sa répugnance, fut invité à retourner en Corée, au moins jusqu’à la nomination du successeur du vicomte Mioura Goro.

Il obéit. Dès l’arrivée de ce fonctionnaire, M. Komoura, un conseil fut tenu à la légation du Japon le 12 novembre, à la requête des représentants de Russie, d’Angleterre et des États-Unis, qui seuls y figurèrent avec les deux ministres japonais.

Une note communiquée au Japan Daily Mail dit que les uns demandèrent le châtiment du ministre de la Guerre, d’autres, de coupables différents ; mais que tous conclurent unanimement que le Roi était prisonnier du Taï-ouen-koun et qu’on pouvait craindre pour la sûreté personnelle de Sa Majesté.

Immédiatement après cette entrevue, le comte Inouye repartit pour Tokyo.

Pendant ce temps, le gouvernement mikadonal essayait de dégager définitivement sa responsabilité.


Tactique du gouvernement et de la presse au Japon. — La nouvelle de l’assassinat de la Reine était administrée peu à peu, à petites doses, aux étrangers. La première mention, dans le Japan Mail, fui insinuée en trois lignes, perdues au bas d’une page d’annonces, et d’informations diverses. Il fallait chercher des nouvelles de Corée pour s’arrêter là, sur le mot « Korea ».

« La Corée est de nouveau grandement troublée. Le Taï-ouen-koun a envahi le Palais à la tête d’une bande de soldats licenciés. La Reine a disparu et on raconte qu’elle a été tuée. »

Rien de plus adroit. Le premier soupçon était jeté, et sur un homme coutumier de conspirations et d’attentats sans scrupules… Inutile de s’expliquer nettement sur ces soldats licenciés. Le nom seul du vieux conspirateur de 1884 et 1894 éclairait suffisamment toute l’histoire.

Et comme l’orchestre était discipliné !

Avec une apparente incohérence, les journaux japonais brodèrent des variations, mais sur ce même et unique thème. Chacun eut une version particulière du drame, faite de on-dit habilement contradictoires, dont tous se gardèrent bien d’harmoniser les disparates. Un seul point était acquis pour tous et indiscuté : le coupable était le Taï-ouen-koun. Alors, chacun interpréta à sa manière le cas soumis au Japon.

Et ici nouvel escamotage. Personne ne rappela que la Corée est indépendante et que ses affaires l’intéressent, elle, personnellement, avant ses voisins. Chacun discuta les probabilités à sa manière, exposa ses vues, proposa sa solution et, sur cent lecteurs, un seul peut-être pensa qu’il ne manquait à la lanterne qu’on lui donnait, pour être un moyen d’éclairage, qu’une chandelle allumée devant les droits du Japon et la politique suivie par lui en Corée.

Le nom même que les journaux indigènes donnèrent à ce fait est symptomatique : c’était l’Affaire de Corée, l’Émeute de Corée, ou le Coup d’État Coréen. Les Japonais n’apparaissaient pas, même par le petit bout de l’oreille.

Le Kokkaï, de Tokyo, voyait, dans le retour au pouvoir du Taï-ouen-koun, même si la Reine était morte, des perspectives de guerre civile entre les puissants partis qui les soutenaient tous deux, et de l’intervention d’une puissance étrangère. De plus, la fourberie, l’ambition sans scrupule du Taï-ouen-koun, encouragées par sa victoire sur sa vieille ennemie qui ne valait pas mieux que lui, n’allaient-elles pas l’amener à poursuivre des rêves dangereux et à replonger le pays dans l’anarchie ?

Comment, après cela, soupçonner un si excellent voisin, et s’aviser qu’il oubliait un tout petit détail : la présence des troupes des Japonais sur la scène même du crime, en position très suspecte, et les intrigues de leurs chefs ou de leurs agents ?

Le Nichi-Nichi-Shinboum, lui, espérait que la Reine serait retrouvée vivante en 1895 comme déjà en 1882 après pareille aventure. Mais, si la Reine était morte, le coupable devait être puni promptement. Le Japon n’avait pas à intervenir, mais son représentant ne devait pas manquer d’offrir les conseils convenables au gouvernement coréen.

Quant aux soutiens politiques des émeutiers, le Nichi-Nichi ne pensait pas que le Japon dût s’occuper d’eux, tant que la paix n’était pas troublée et que ses droits et ses intérêts n’étaient pas violentés. — (Malheureusement « droit et intérêt » sont deux choses dont les Japonais ne paraissent pas encore avoir compris la différence.)


La première note discordante fut lancée dans le New York Herald, du 14 octobre, par son correspondant au Japon, le colonel Cockerill.

Des journaux japonais firent chorus aussitôt, et, comme un paysage peu à peu découvert quand le brouillard s’élève, la vérité fut connue.

Le Nichi-Nichi, dans un article très ferme et très sage, admit que les assassins de la Reine étaient habillés comme les Japonais et portaient des sabres, sur le témoignage des deux blancs mentionnés plus haut. Il énonça le doute que peut-être ils étaient des toshi, et conclut de ce seul fait que le Japon se déshonorerait si une enquête des plus sévères n’était pas faite pour établir la vérité tout entière sur l’assassinat de la reine de Corée.

Le Jiji Shimpo alla plus loin. Il déclara que le public avait le droit de soupçonner très fortement que quelques résidents japonais de Séoul étaient plus ou moins compromis dans cette affaire, et qu’ils appartenaient à cette haïssable secte des « soshi », qui ne regarde pas comme un crime d’assassiner certains hommes politiques pour procurer le bien de l’État. Il ajoutait que quelques-uns de ces bandits étaient déjà en prison à Séoul pour avoir tenté d’assassiner le ministre Pak ; que, malgré les précautions prises contre leur secte, un certain nombre de leurs pareils avaient pu passer en Corée. Il concluait en demandant leur punition et en disant que rien ne pourrait faire plus de mal au Japon que l’impunité laissée à ces misérables, car elle fournirait aux puissances étrangères un argument pour révoquer en doute la civilisation du Japon.

Quelques jours plus tard, le Nichi-Nichi déchira les derniers voiles et déclara que non seulement une bande de soshi avait fait le coup, mais que cette bande avait eu pour complices : le Taï-ouen-koun d’abord, et plusieurs fonctionnaires japonais, tant civils que militaires, entre autres le ministre vicomte Mioura Goro.

Unanimement alors, la presse nippone tonna contre ces hommes qui souillaient la gloire de leur pays à la face du monde, et réclama avec la dernière insistance leur châtiment.

Arrestation, procès et acquittement des accusés par un conseil de guerre siégeant à Hiroshima. — M. Komoura, qui avait été (dépêché avec pleins pouvoirs, fit arrêter le vicomte Mioura Goro et vingt-deux fonctionnaires présumés coupables avec lui. Ils furent transportés à Hiroshima et jugés : les civils, par une cour spéciale ; les militaires, par le conseil de guerre. Mais la cour et le conseil de guerre les acquittèrent.

Il y a donc chose jugée. Retenons cependant que pareil procès eût été plaidé plus commodément à Séoul, où tous les témoignages, sans exception, auraient pu se produire et être entendus.



Cet acquittement, peut-être inévitable, a été plutôt fâcheux pour le gouvernement japonais, dont il éclaire très vivement l’impuissance à mater certaines passions de ses sujets.

Presque tous les résidents blancs étaient étaient et sont encore hostiles à la révision des traités qui lient le Japon à leurs diverses patries, et surtout à la suppression de la clause de l’extraterritorialité qui les rend justiciables uniquement de leurs consuls respectifs.

Ils allèguent que, quelle que soit l’espèce, il est impossible à un blanc d’obtenir d’un Nippon un témoignage établissant la vérité, aux dépens d’un de ses compatriotes au profit d’un « barbare ». Et ils concluent qu’au milieu d’une population animée d’un exclusivisme semblable, ils ne pourraient plus ni résider ni continuer leurs affaires, dès qu’ils seraient soumis aux codes et aux magistrats japonais. En réclamant l’abandon de la juridiction consulaire, disent-ils, le gouvernement japonais demande aux nôtres l’arme qui lui manque pour nous spolier fructueusement de nos ateliers, maisons de commerce, usines, etc. Car il sait fort bien que nous ne nous faisons aucune illusion et que, pour ne pas expérimenter, à notre grave détriment, le caractère rudimentaire de ses contrefaçons juridiques, après avoir été ruinés par ses contrefaçons industrielles et commerciales, nous liquiderons, ou vendrons, les uns après les autres, sans nous dissimuler que le plus tôt sera le mieux à tous égards.

La manière dont le tribunal de Hiroshima a jugé le vicomte Mioura Goro et ses complices n’est pas faite pour réfuter ces très graves objections qui sont, répétons-le, formulées à peu près unanimement par tous les blancs établis au Japon pour y exercer une industrie ou un commerce, contre la revision des traités, l’abandon de la juridiction consulaire et la soumission des résidents étrangers aux codes de lois et aux magistrats indigènes du pays du Soleil Levant.



Retour des jeunes Coréens élevés à Tokyo. — Les jeunes Coréens, pupilles du comte Inouye à Tokyo, parurent, eux aussi, fort peu rassurés par la protection de ces lois dont leurs maîtres essayaient de leur « suggérer » l’admiration.

Dès la nouvelle de l’assassinat de la Reine, ils demandèrent à retourner dans leur pays. Après l’acquittement de Hiroshima, ils s’évadèrent de la pension où on les avait littéralement internés. Ils demandèrent une audience à leur ambassadeur. Malgré les objurgations que celui-ci ne pouvait éviter de leur infliger, et très sévèrement, ils persistèrent à vouloir leur rapatriement. Et malgré toute son affection, le comte Inouye fut obligé de les laisser partir. Il n’est pas impossible qu’ils soient tous rentrés, sains et saufs, dans leurs familles.



Persistance des troubles en Corée. — Leur retour ne contribua pas à rétablir le calme dans la malheureuse Corée.

On put mesurer immédiatement quelle place tenait la Reine assassinée, et discerner son véritable rôle, caché, de son vivant, par les mille éléments contradictoires d’appréciation qui se dégagent d’une personnalité combative.

Le pays fut bouleversé par le déchaînement forcené de toutes les haines et de toutes les convoitises qu’elle réussissait presque toujours à amortir ou à équilibrer l’une par l’autre. Seule, elle concevait, même en admettant pour fondés ses cruautés et son aveugle favoritisme envers sa famille, la politique vraiment nationale de la Corée, et, seule, avait assez d’influence sur le Roi pour la lui faire adopter.

Dès qu’elle ne fut plus là, disputée entre le Taï-ouen-koun sourd à tous autres conseils que ceux de la fureur et de la vengeance, les Japonais et leurs ambitions entêtées, dont leurs partisans se faisaient sottement les instruments, l’habile action de la diplomatie russe qui essayait de tout faire tourner au profit de ses intérêts, l’incapable Li-Hsi resta comme une jonque drossée en tête par un courant de foudre et poussée en poupe par un coup de vent, hors d’état d’avancer où de tenter la moindre manœuvre.


Soulèvement anti-japonais. — À Séoul, dans les villes et les villages de province, les partis hostiles affichèrent des placards incendiaires, ou purent s’accuser l’un l’autre de l’avoir fait. Le Tonghakisme reparut plus violent que jamais. Des bandes de Kazokou (voleurs du feu, chauffeurs) parcouraient les campagnes en les pillant et les brûlant.

D’autres bandes attaquaient ouvertement les Japonais et un véritable soulèvement national s’affirme contre eux.

Intrigues et conspirations à Séoul. Complicité des Japonais. — Au Palais, les intrigues et les contre-intrigues s’embrouillèrent plus dangereusement que jamais.

Le ministre Pak-yong-ho, un mois à peine après, tenta de s’emparer de la personne du Roi. Le complot fut dénoncé à temps. Le Roi ordonna l’arrestation du coupable, mais les Japonais protégèrent sa maison, sous l’éternel prétexte d’empêcher la perturbation de l’ordre. — Ils avaient pourtant bien laissé faire, lors de l’assassinat de la Reine ? — Pak se déguisa en soldat coréen, sortit la nuit tombée et rejoignit un bateau tout préparé qui l’attendait à Hyong-san et l’emmena à Chémoulpo.

De là, il gagna le Japon, prit passage à bord d’un des paquebots du Canada et vint se réfugier à Ouinnipeg, sur la grande ligne Canadian Pacific, à mi-chemin entre Vancouver et New York.

Les Japonais ont un peu trop accentué la correction avec laquelle ils refusèrent asile au fugitif. Ils auraient pu le laisser arrêter à Séoul, où le roi de Corée, indépendant, avait quelque droit de faire saisir et juger un de ses sujets soupçonné de complot…

Quelques semaines plus tard, un ancien gouverneur de Phyöngyang, malgré le refus du vicomte Komoura de lui prêter assistance pour devenir ministre, tenta un coup de main sur le palais et fut pris.


LE ROI DE CORÉE À LA LÉGATION DE RUSSIE.
(APPARTEMENT PROVISOIRE DU ROI ET DES DAMES D’HONNEUR.)

Le roi de Corée cherche asile à la légation de Russie. — Ministres et cabinets s’élevèrent et tombèrent comme des châteaux de cartes. Enfin le malheureux Li-Hsi, ne se sentant plus en sûreté dans son Palais, menacé à la fois par les Japonais et par ses sujets, une belle nuit du mois de février 1896, sortit du Palais Neuf et vint demander asile et protection au ministre de Russie.

Cet acte mit fin à la phase qu’on pourrait appeler « nationale » de la question coréenne et ouvrit formellement la phase internationale de ce problème, équivalent, en Extrême-Orient, de celui que l’Égypte soumet aux Puissances dans l’Orient méditerranéen.